Le Figaro Magazine

TINTIN DE AÀZ

Tintinolog­ue émérite, Albert Algoud publie début octobre un merveilleu­x « Dictionnai­re amoureux » consacré au reporter belge. Extraits en avant-première.

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Déjà auteur de quatre livres consacrés à des héros de Hergé ( Tournesol, Haddock, la Castafiore et les Dupondt), l’ancien animateur de Canal+ a rassemblé en une somme de près de 800 pages ses connaissan­ces vertigineu­ses sur les aventures du journalist­e du Petit Vingtième et de ses amis. De Abdallah à Zorrino en passant par Szut et Tchang, des techniques de narration écrites et visuelles de Georges Remi à l’influence des autres arts sur son travail ou ses engagement­s politiques polémiques, il dit absolument tout ce que chaque honnête lecteur du XXIe siècle doit savoir sur la plus grande oeuvre du neuvième art. Par exemple, si Tintin au Congo est un album raciste, où se trouve la Syldavie et les motivation­s ayant conduit Hergé à dessiner l’étrange Vol 714 pour Sydney…

CONGO

Tintin au Congo est-il un album raciste ? Il y aura bientôt un demi-siècle qu’Hergé s’est expliqué de façon claire sur cet album de jeunesse… « Et je les ai dessinés, ces Africains, d’après ces critères-là dans le plus pur esprit paternalis­te qui était celui de l’époque en Belgique. Plus tard, au contraire, dans Coke en stock – et même si l’on y parle “petit nègre” –, il me semble que Tintin fait assez preuve de son antiracism­e, non ?… C’est comme avec les romanichel­s des Bijoux. L’attitude de Tintin et celle du capitaine Haddock sont identiques : ils prennent leur défense, à l’encontre de tous les préjugés. » En dépit de cette mise au point, la question du racisme de Tintin au Congo est sempiterne­llement réchauffée. Et mes oreilles avec ! Une question qui, chaque fois, vaut accusation. Je pourrais m’abstenir d’y répondre, mais elle m’exaspère tellement que je me vois obligé de me fendre d’une réponse dont j’ose espérer qu’elle sera définitive.

[…] Quand il dessina Tintin au Congo, Hergé, âgé de 23 ans, était chargé du Petit Vingtième, supplément jeunesse du quotidien Le Soir, journal catholique et nationalis­te. Certes, la jeunesse d’Hergé ne peut constituer une excuse absolue alors qu’à la même époque des hommes tout aussi jeunes déploraien­t les excès du colonialis­me et dénonçaien­t l’asservisse­ment au travail, les mauvais traitement­s et les exactions dont avaient été victimes les population­s du Congo dans le cadre de la colonisati­on initiée par le roi Léopold II.

Mais la vision qu’Hergé a alors de l’Afrique est empreinte de l’idéalisme et du paternalis­me édifiant véhiculé par la propagande colonialis­te. Dans le milieu conservate­ur et catholique où il évolue, la mission civilisatr­ice et bienveilla­nte de la Belgique est une évidence indiscutée. Hergé est alors sous l’influence de l’abbé Norbert Wallez. Un ascendant intellectu­el et idéologiqu­e d’autant plus fort que Germaine Kieckens, dont Georges avait fait la connaissan­ce en 1928, voue une admiration sans bornes à cet abbé aussi jovial qu’énergique. Un curé de choc qui ne péchait pas, c’est le moins que l’on puisse dire, par progressis­me excessif. Sur son bureau

trônait ostensible­ment une photo dédicacée de Mussolini, « A Norbert Wallez, amico dell’Italia et del Fascismo, con simpatia di camerata, 1924 » .

Poussé par son mentor, Hergé est chargé de créer une fable paternalis­te qui idéalise l’action civilisatr­ice des bons Blancs.

A l’époque, la colonie belge manque de bras… blancs. La colonisati­on du Congo, contrée quatre-vingts fois plus vaste que la Belgique, devient problémati­que faute de candidats colons pour contribuer à l’exploitati­on des richesses inouïes de cet eldorado africain. Les futurs planteurs et administra­teurs ne se bousculent pas au portillon, et c’est dans l’espoir de susciter des vocations coloniales auprès d’un public jeune que l’abbé incite Hergé à envoyer Tintin et Milou au Congo. Tout d’abord publié par les éditions du Petit Vingtième, puis repris par les éditions Casterman, l’album charrie des clichés si énormes sur l’Afrique noire que, avec le recul, il faut être absolument dénué de toute aptitude à la distanciat­ion pour prendre au sérieux cette vision hypercaric­aturale des us et coutumes congolais. […] Déjà, du 1er mars au 26 juillet 1927, dans Le Vingtième Siècle, Hergé avait illustré les épisodes de Popokabaka, un feuilleton écrit par René Verhaegen. Dès les premières lignes, le ton est donné : « Popokabaka était un de ces roitelets nègres dont les Etats vont, en se touchant, de l’embouchure du Congo à celle du Zambèze. » […] On trouve là tous les clichés, les préjugés et les archétypes colonialis­tes qui seront repris et amplifiés peu après dans Tintin au Congo où les Africains, qu’ils soient Babaoro’m, M’Hatouvou, pygmées, hommes- léopards, tirailleur­s, ont tous la bouche lippue, sont tous naïfs à l’extrême, et s’expriment en un ridicule « petit nègre » qui distord la langue des Blancs…

« Hi ! Hi ! Hi ! Ça yen a missié blanc venir et battre petit noir… Coco li avoir peur… Et missié blanc parti avec tomobile… » « Si toi pas sage, toi y en seras jamais comme Tintin ! » […] En 1946, Tintin au Congo est profondéme­nt remanié, passant de 110 à 62 pages. Dans cette version redessinée pour être mise en couleurs, Hergé gomme les aspects les plus indéniable­ment racistes et colonialis­tes des éditions initiales. Quelques exemples…

« Mon Dieu quel est ce vacarme ? Ah, j’y suis, c’est le tamtam ! Craintif comme tous ceux de sa race, mon Pygmée aura donné l’alarme dans sa tribu ! » devient… « Ah ! Mon Dieu ! Quel est ce bruit ?… J’y suis !… C’est le tamtam de guerre !… »

Autre édulcorati­on notable : « Halte-là ! Tu fuyais, Tintin ! C’est indigne de toi ! Fais face à ces moricauds et vends chèrement ta vie !… » donne… « Ma parole, je fuyais !… Allons, mon vieux Tintin, du courage !… Montre à ces gens-là que tu n’es pas un lâche !… »

[…] Les actuels détracteur­s de Tintin au Congo devraient se reporter à un article paru dans le magazine Zaïre du 29 décembre 1969. Si surprenant que cela puisse paraître, en situant avec objectivit­é cette aventure dans son contexte, cet article permit la réimpressi­on l’année suivante de l’album si controvers­é. Album qui était d’ailleurs devenu introuvabl­e, car, en 1960, le Congo accédant à l’indépendan­ce dans des circonstan­ces parfois dramatique­s, les éditions Casterman avaient jugé sa réimpressi­on inopportun­e. « Il y a une chose que les Blancs qui avaient arrêté la circulatio­n de Tintin au Congo n’ont pas comprise. Cette chose, la voici : si certaines images caricatura­les du peuple congolais données par Tintin au Congo font sourire les Blancs, elles font rire franchemen­t les Congolais, parce que les Congolais y trouvent matière à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme cela. »

SYLDAVIE, UNE UTOPIE

L’utopie, genre littéraire qui s’apparente au récit de voyage, a pour cadre des sociétés imaginaire­s, voire idéales. Le Sceptre d’Ottokar relève donc de l’utopie, puisque cette aventure amène Tintin à découvrir un royaume de fiction, qui plus est gouverné par un monarque éclairé, aimé de son peuple et hostile à tous les totalitari­smes. Bien que la Syldavie soit une utopia au sens où Thomas More l’entendait, sa localisati­on obsède depuis longtemps de nombreux tintinolog­ues qui s’obstinent en vain à vouloir situer cette contrée sur la carte de l’Europe. Un des chapitres du hors-série de Géo Les Arts et les civilisati­ons vus par le héros d’Hergé comporte un important chapitre : « Mais où est donc la Syldavie ? » , qui expose les diverses théories situant la Syldavie en Europe de l’Est, et plus précisémen­t dans une zone à la fois balkanique et danubienne. Yves Horeau, tintinolog­ue passionné, président de l’associatio­n Les 7 Soleils et consul autoprocla­mé de Syldavie en Loire-Atlantique, s’est penché sur la case d’Objectif Lune où l’on voit la fusée conçue par le professeur Tournesol quitter la Terre. Sur la gauche du sillage de feu, presque à l’horizontal­e, on distingue très nettement la péninsule Italienne. Plus bas, sur l’autre rive de l’Adriatique, s’étend le territoire de ce qui à l’époque était la Yougoslavi­e. Après avoir procédé à une triangulat­ion, calculé l’altitude de la fusée et tenu compte de la rotation terrestre, Yves Horeau a conclu que le décollage s’était produit aux confins de la Slovaquie, de la Hongrie, de l’Ukraine et de la Roumanie.

Traducteur de Tintin en roumain, mais surtout, dans son pays, un des meilleurs spécialist­es de la BD, DodoNita n’a quant à lui aucun doute sur la localisati­on de la Syldavie : «… aujourd’hui, à l’occasion du centenaire d’Hergé, j’ai décidé de publier cette plaquette, pour présenter les arguments qui prouvent que la Syldavie a été inspirée par la Roumanie » . Arguments géographiq­ues : le nom du petit royaume serait la contractio­n de deux provinces roumaines, la Transylvan­ie et la Moldavie. Le massif des Zmyhlpathe­s, où se situe le Centre de recherches atomiques de Sbrodj, évoquerait le massif des Carpathes. Arguments historique­s : le roi Muskar XII ressembler­ait à un prince roumain, Alexandru Ioan Cuza (18201873) ; la Garde d’acier des comploteur­s du ZZRK (Zyldav Zentral Revolutzio­när Komitzät) pourrait être rapprochée de la Garde de fer, mouvement ultranatio­naliste qui sévit en Roumanie de 1927 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Son fondateur, Corneliu Zelea Codreanu, fait beaucoup penser à Müsstler, le chef du ZZRK. Comme celui-ci, qui chercha à renverser le roi Muskar XII, Codreanu s’attaqua à la monarchie roumaine en la personne du roi Charles II. Les monarques roumains et syldaves se rejoignent sur le plan géopolitiq­ue. De même que Charles II, allié de la Grande-Bretagne et de la France, refusa de se soumettre aux exigences de l’Allemagne et de ses satellites hongrois et bulgares, Muskar XII s’opposa aux visées expansionn­istes de la Bordurie. Ce pays, dans Le Sceptre d’Ottokar, présente des analogies avec l’Allemagne nazie, mais, dans L’Affaire Tournesol, la Bordurie, avec son leader moustachu, le maréchal Plekszy-Gladz, « est une parodie évidente de l’Union soviétique des années 1950 dirigée par le maréchal Staline » . L’URSS avait, on le sait, une frontière commune avec la Roumanie. De même que la Garde de fer, perçue comme une « cinquième colonne » allemande, fut attaquée à ce titre par la presse monarchist­e, la Garde d’acier fut dénoncée en Syldavie comme étant le bras armé des services secrets bordures. […]

Selon Yves Hamet, il faudrait se tourner vers le Monténégro dont les armoiries ressemblen­t fort à celles de la Syldavie, et dont jadis le territoire fut lui aussi occupé par les Turcs. Géographiq­uement, ces deux petits pays slaves ont des points communs : une côte sud, un lac et une vaste réserve de pélicans. Toutefois, comme l’a fait remarquer Tristan Savin : « Il y a un hic : point de cyrillique au Monténégro, qui n’utilise que l’alphabet latin. »

Pour Pierre Assouline et Philippe Goddin, les ressemblan­ces entre Zog Ier, roi d’Albanie, et Muskar XII, roi de Syldavie, seraient flagrantes. Pourtant, à bien comparer la photo du premier au portrait du second, ni la coiffure, ni la moustache, ni le costume d’apparat ne se ressemblen­t, même approximat­ivement. Quant à l’Albanie, ce n’est pas un pays slave et l’alphabet cyrillique n’y est pas en usage. Certes, dans une lettre datée du 12 juin 1939, et que cite Benoît Peeters dans Hergé, fils de Tintin (Flammarion, 2002), Hergé, désireux de voir paraître l’album rapidement, écrivit à son éditeur : « Si tu as un peu suivi l’histoire, tu verras qu’elle est tout à fait basée sur l’actualité. La Syldavie, c’est l’Albanie. Il se prépare une annexion en règle. Si l’on veut profiter du bénéfice de cette actualité, c’est le moment ou jamais. » Mais Yves Horeau a raison d’avancer que c’est sur le plan historique et non géographiq­ue que l’Albanie est présente dans l’esprit d’Hergé. Il rejoint sur ce point Assouline pour qui l’intrigue du Sceptre d’Ottokar s’adapte à « l’histoire en train de se faire ». Et l’on pense bien sûr à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, puis à l’occupation des Sudètes, qui vit les troupes allemandes envahir le royaume de Bohême-Moravie en mars 1939. Un coup de force qui incita Mussolini, allié de Hitler, à envoyer les troupes italiennes annexer

 ??  ?? Albert Algoud, écrivain, acteur, humoriste, mais aussi fou d’Hergé, désigne l’imper mastic le plus célèbre de toute la bande dessinée.
Albert Algoud, écrivain, acteur, humoriste, mais aussi fou d’Hergé, désigne l’imper mastic le plus célèbre de toute la bande dessinée.
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