ON PAIERAIT D’UN ENNUI MORTEL LE BONHEUR D’ÊTRE IMMORTEL
Je rêve d’un cinéma dont les héros n’illustreraient pas systématiquement le mal de vivre puisque les scénaristes, sur ordre des producteurs, n’offriraient plus à leurs personnages que des bonheurs sans problème. Heureux dans le liquide amniotique ; heureux chez leurs parents ; heureux avec leurs professeurs ; heureux avec leurs voisins ; heureux avec une femme dont ils ne divorceraient plus ; heureux avec leurs propres enfants et toute leur descendance ; heureux avec leurs collègues de bureau, les protagonistes bénéficieraient d’emplois stables et bien rémunérés, d’inscriptions régulières au tableau d’avancement, d’une primo-accession à la propriété dès l’âge de 18 ans et d’une excellente santé jusqu’à un âge avancé sans qu’aucune maladie ne les renseigne sur la cause de leur inéluctable trépas. L’ennui c’est que, sans coucheries, sans fâcheries, sans difficultés financières, sans pistolets brandis à tout bout de champ, il n’y aurait plus matière à longs-métrages.
Je rêve d’une enfance paisible et sans soucis avec autant de professeurs que d’élèves et la possibilité, avant d’entrer en apprentissage dans un garage ou une boulangerie, d’obtenir, contre l’achat d’un timbre fiscal à 25 euros, une agrégation de philosophie. L’ennui, c’est que la disparition des cancres ôterait tout intérêt à un savoir déjà disponible depuis le berceau sous forme de tablettes. Je rêve d’une société macronisée où tous les jeunes sachant compter – sinon lire et écrire – deviendraient milliardaires après un stage chez les Rothschild. L’ennui, c’est qu’il n’y aura sans doute plus assez de Rothschild.
Je rêve d’une vie professionnelle sans rivalité, sans agressivité, sans malhonnêteté, durant laquelle la peau de banane cesserait de constituer la moquette des bureaux directoriaux et où l’ascenseur social ne refuserait aucun passager. Ainsi, dans le monde du travail, ne distinguerait-on le patron de l’ouvrier que par un badge. L’ennui, c’est qu’il n’y aurait plus de grèves ni de manifestations ni de prud’hommes et que, grâce à la prolifération des robots et à la démission des syndicats, les salariés seraient confinés dans les salles de sieste. Je rêve de vies privées aussi sereines et paisibles que seraient leur douce représentation sur les écrans. Il n’y aurait plus de ruptures, plus d’infidélités, plus de crimes passionnels. Non seulement l’homme vivrait jusqu’à la fin avec la même épouse mais celle-ci ferait cadeau, à chacun de ses anniversaires, d’ « une auxiliaire sexuelle non cohabitante ». L’ennui, c’est que la disparition des scènes de ménage aboutirait à un mutisme conjugal généralisé.
Je rêve d’une société où l’homme ne serait plus un loup pour l’homme mais seulement pour les jeunes filles qui prétendent l’avoir vu. Le sang ne coulerait plus. Nabilla émargerait chez Opinel. La déradicalisation des malfrats serait confiée à la Banque de France dans un atelier spécial où les tâcherons de la planche à billets recevraient la totalité de leur production en guise de salaire. L’ennui, c’est que les médias devraient se passer de faits divers et les honnêtes gens des turpitudes qui font leur joie.
Je rêve de casinos où les joueurs gagneraient enfin leur vie au lieu de perdre leur âme, où les bandits manchots ne dévaliseraient plus les petits retraités le jour où ils ont touché leur pension, où la Française des jeux redistribuerait la totalité des mises encaissées pour le loto, où les courses de chevaux seraient plus efficacement pronostiquées en raison du remplacement des jockeys par les chroniqueurs hippiques. L’ennui, c’est que tous les exploitants auxquels la ruine des joueurs assurait la prospérité feraient faillite et que personne n’accepterait de prendre leur succession. Je rêve de l’éradication complète des guerres et des conflits, tous les désaccords internationaux seraient réglés par des épreuves de Pokémon. La paix permanente et des conditions de vie confortables persuaderaient les candidats migrants de rester chez eux. L’ennui, c’est que les marchands d’armes – et particulièrement la France, qui occupe la deuxième place mondiale dans ce domaine – devraient se reconvertir comme maîtres de forges pour grilles de sudoku.
Je rêve d’une démocratie sans politique où tous les candidats auraient une chance d’accéder à la magistrature suprême, le départage étant assuré grâce à la méthode dite Am, stram, gram permettant de se choisir un chef ressemblant davantage à la piétaille. L’ennui c’est que faute de bla-bla électoraliste, les médias devraient supprimer leur plus importante rubrique tandis que l’audiovisuel se priverait de toutes les émissions n’exigeant le versement d’aucun cachet.
Je rêve d’une immortalité garantie à la naissance grâce à une série de vaccins protégeant contre les maladies et à un système de dons obligatoires d’organes autorisant les « échanges standard » complets. L’ennui, c’est qu’on ne pourrait plus enterrer ses ennemis, épouser une veuve et échapper – grâce à la perpétuité du néant – à tous les ennuis.
« Pour tous, un stage chez les Rothschild. Mais y aura-t-il assez de Rothschild ? »