AU CAMBODGE, LES ANGES DE PHNOM PENH
Marie-France et Christian des Pallières, en vingt ans, ont sauvéé sauvé 110 000 gamiinss dee ll’’eenffeerr deess déécharrgeess eett deess biidonviilllleess,, aveec lleeurr assssociiattiion Pourr un ssourriirree d’’ eenffantt.. Lee 5 octtobrree prrochaiin,
Cette journée d’octobre 1995 le hante à jamais. Christian des Pallières, alors jeune retraité d’IBM, est venu à Phnom Penh pour aider une association humanitaire à remettre sur pied l’enseignement scolaire dans un pays exsangue. La capitale cambodgienne ne se relève toujours pas du terrible régime des Khmers rouges qui, entre 1975 et 1979, a exterminé près d’un tiers de sa population et détruit toutes les infrastructures administratives. Police, justice, éducation, tout est à reconstruire. Dans les rues poussiéreuses, il voit passer des gamins en guenilles, le visage crasseux, tirant des carrioles débordant d’objets de récupération, d’emballages en plastique, de fils de cuivre et de métaux ferreux. Ces petits chiffonniers de la misère l’intriguent. D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Il s’en inquiète, les suit jusqu’en périphérie de la ville et découvre, effaré, l’immense décharge à ciel ouvert de Stung Meanchey, un dépotoir s’étendant sur 7 hectares, une montagne d’immondices s’élevant jusqu’à 30 mètres de haut. « J’ai vu l’insoutenable, se souvient-il. C’était à hurler ! J’avais juste envie de crier, de m’effondrer, de pleurer. » Face à lui, des centaines d’enfants, parfois pieds nus, fouillent les immondices avec un crochet de fortune. Les plus jeunes ont à peine 5 ans. Le regard épuisé, s’enfonçant jusqu’aux mollets dans le sol instable d’une bouillie en décomposition, ils cherchent à dénicher le morceau de carton ou la pièce d’aluminium qu’ils pourront revendre. Au milieu des mouches qui s’agglutinent à leurs basques, dans une odeur âcre et pestilentielle, les malheureux s’activent au péril de leur vie, poursuivant les bennes à ordures pour être les premiers à ramasser les déchets déversés. Et la nuit, le ballet maudit continue, à l’aide d’une lampe frontale, jusqu’au bout de cette fatigue qui les oblige à s’entasser, le ventre vide, dans des cabanes de bric et de broc érigées à même l’endroit et recouvertes d’une bâche rafistolée. Sur cet enfer, on y naît, on y travaille pour un dollar par jour, et on y meurt. En silence, et dans l’indifférence totale.
« En posant mes yeux sur ce spectacle de désolation, il m’était impossible de reprendre une vie normale, lance Christian des Pallières. Il fallait agir, arrêter de se voiler la face. » Avec son épouse Marie-France, il rentre en France, vend tous ses biens à Meudon. Le couple alerte sa famille, ses amis, ses connaissances, raconte cet enfer qu’ils ont vu et que tous ignorent. Les premières sommes sont récoltées. L’association Pour un sourire d’enfant (PSE) voit le jour, c’est le début d’une aventure, avec pour unique objectif de sortir ces déshérités du chaos pour les mener sur le chemin de la vie…
Eté 2016. Pour un sourire d’enfant est devenu le plus grand complexe scolaire du Cambodge. Une ville dans la ville facilement reconnaissable à ses bâtiments de tuile rouge. Un internat, des salles de classe dispensant un enseignement depuis la primaire jusqu’au baccalauréat, des terrains de sport, un immense réfectoire où sont servis plus de 9 000 repas par jour, un foyer d’accueil, un dispensaire médical, des lieux dédiés à une vingtaine de formations professionnelles : ici, près de 7 000 élèves, filles et garçons de tous âges, jouent, étudient, se chamaillent, impeccables dans leur uniforme bleu et blanc. Christian et Marie-France habitent au coeur même du centre, dans une simple maison en bois traditionnelle. Une pièce à vivre qui leur sert aussi de bureau, avec une petite chambre et une salle d’eau attenante : un logement sommaire, sans trace matérielle aucune de leur vie
d’avant. A 82 ans, le débonnaire fondateur de PSE, malgré certaines difficultés à se déplacer, continue chaque matin d’accueillir, depuis le pas de sa porte, ceux qu’il a sauvés de l’horreur et qu’il considère comme ses enfants. Tous surnomment le couple « Papie et Mamie » , et s’arrêtent parfois pour les enlacer dans un geste d’affection.
« Au début, nous ne savions pas par où commencer, raconte Christian des Pallières. Nous avons directement demandé aux enfants de Stung Meanchey ce qu’ils désiraient en priorité. Tous nous ont répondu : un repas par jour ! La plupart se nourrissaient à même la décharge, des restes des restes, dénichant des bouillies grouillantes de vers. Par manque de protéines, ils avaient la peau craquelée et des cheveux filasse qui avaient viré au roux. Nous nous sommes installés sur ce dépotoir et nous avons commencé à leur servir chaque matin un solide petit déjeuner : une assiette de riz avec du boeuf sauté et des légumes qu’ils avalaient en quelques minutes avant de retourner travailler. »
Ils n’étaient qu’une dizaine les premiers jours,
puis d’autres ont afflué, toujours plus nombreux. Très vite le couple construit une paillote pour les recevoir, mais se retrouve submergé, d’autant plus que les gamins, désormais, rêvent de pouvoir aller à l’école, comprenant que leur salut ne pourra passer que par l’instruction. « On a décidé de les sortir de ce tas d’ordures devenu mortel pour eux. A un kilomètre de là, nous avons acheté un terrain, suffisamment près pour qu’ils puissent s’y rendre à pied, suffisamment loin pour être à l’abri des odeurs et des fumées permanentes qui noircissaient l’atmosphère. »
Des travaux sont entrepris pour élever, sur pilotis, des salles de classe ; des professeurs sont embauchés, les 250 premiers élèves font leur rentrée un matin d’octobre 1997. Mais les parents font part de leur réticence : scolariser un enfant revient à retirer une source de revenus pour un foyer. Grâce au soutien du Programme alimentaire mondial, un habile système de compensation est trouvé, par une distribution de riz aux familles. Celles-ci peuvent ainsi se nourrir et les enfants se rendre à l’école. Aujourd’hui, ce principe continue d’être assuré et plus de 9 tonnes de riz sont octroyées chaque semaine par PSE.
« Quand l’association s’est mise en place, jamais nous n’aurions pu imaginer ce qu’il en adviendrait vingt ans plus tard » , s’étonne encore Christian des Pallières. Près de 750 salariés, tous cambodgiens, sont désormais employés à plein temps par l’association, et plus de 1 500 jeunes bénéficient chaque année d’une formation professionnelle qui les prépare aux métiers de l’hôtellerie, de la restauration, de l’artisanat, du management, et même du cinéma. « Je m’étais aperçu, poursuit-il, qu’un diplôme scolaire ne suffisait pas. De nombreux adolescents, désoeuvrés, ne trouvaient pas de travail, et repartaient se tuer à la décharge, quand certaines jeunes filles allaient se livrer à la prostitution pour quelques dollars faciles. C’était un échec pour eux, comme pour moi ! D’où l’idée de créer des filières de formations adaptées au monde du travail et reconnues par les employeurs. » Ils sont aujourd’hui plus de 3 000 à en avoir bénéficié, et certains exercent un métier qui dépasse leurs rêves les plus fous. A l’image de Kun Chantah qui dirige la concession Mercedes de Phnom Penh : « Sous les Khmers rouges, mes parents avaient été réduits à l’esclavage. Petit, ils m’ont envoyé dans la capitale et je fus hébergé à la pagode du quartier. Sans une éducation de qualité, sans qualification, je serais probablement en train de mendier dans les rues, au mieux chauffeur de tuk-tuk pour touristes. PSE m’a donné cette instruction vitale et m’a permis de devenir l’homme que je suis. » Des réussites comme celle-ci, Christian et Marie-France des Pallières ne se lassent pas de les évoquer. Elles sont le
ferment de leur combat, mais ils savent que la solide organisation qu’ils ont bâtie, année après année, reste fragile. Elle dépend uniquement des 8 000 donateurs privés, souvent français, qui parrainent les enfants. « C’est comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes, tiennent-ils à préciser. Notre action ne tient qu’à leur générosité. Si la chaîne s’interrompt, tous ces gamins que vous voyez autour de vous se retrouveront à nouveau sur le bord de la route, dans l’impasse et sans espoir. » Leurs propos sont brutalement interrompus par l’irruption de Leakhena, le visage figé par le désarroi. La jeune femme dirige l’équipe sociale. C’est elle qui a la charge, lourde et ingrate, de recevoir les familles indigentes, de trier les plus pauvres parmi les plus pauvres, de choisir ceux qui pourront obtenir l’aide de PSE. Au centre d’accueil, une femme est en larmes. Tout comme sa fille et son fils, tous deux pensionnaires au centre. Battue par un mari perpétuellement ivre, craignant pour la santé de ses enfants, elle avait préféré les confier à PSE. Quelques semaines plus tard, elle est revenue sur sa décision. Elle ne se résout pas à cette séparation et veut les récupérer. Les retrouvailles sont déchirantes, Leakhena désarmée. « Redonner ces petits à leur mère, c’est les renvoyer vers la brutalité et l’indigence, s’alarme-t-elle. Des situations de maltraitance comme celles-ci sont légion dans la plupart des familles cambodgiennes. Vous n’imaginez pas les ravages que l’idéologie des Khmers rouges continue d’engendrer. »
Durant quatre années, les hommes de Pol Pot s’employèrent à supprimer toute l’élite intellectuelle du pays, les médecins, les professeurs d’université, les instituteurs. Au nom de l’édification d’une nouvelle société, on fit table rase du passé, la cellule familiale fut dissoute, et la jeune génération subit un effroyable lavage de cerveau pour servir les intérêts de l’Angkar, le nouveau gouvernement révolutionnaire. Aujourd’hui encore, le royaume cambodgien cicatrise à peine les plaies de cette apocalypse : le système médical est balbutiant, 35 % des enfants n’ont toujours pas accès à l’école et, dans les foyers les plus pauvres, la maltraitance envers les enfants s’est transmise de génération en génération, comme par habitude. « Je ne me permettrai pas de juger les parents qui ont reçu cette violence en héritage, prévient Leakhena. Toutes nos valeurs ont été broyées par Pol Pot. » Elle sait de quoi elle parle, et revient sans colère sur son passé : « J’avais 6 ou 7 ans, je vivais au bord d’un égout, je me nourrissais comme un chien. Papie et Mamie sont descendus du ciel, comme des anges, et m’ont pris sous leurs ailes. Ils avaient un amour sans frontières. Je ne les quittais plus, j’ai appris le français en les écoutant puis je leur ai servi d’interprète auprès des autres enfants. A force de patience et d’affection, ils ont réussi à me rassurer. J’ai cessé d’être une sauvageonne, et j’ai commencé à sourire. J’ai le devoir désormais de transmettre ce qu’ils m’ont donné. » Leakhena, adoptée par le couple, porte désormais leur nom, et s’emploie à perpétuer leur action.
Direction les quartiers ouest de Phnom Penh. La décharge de Stung Meanchey est fermée depuis 2011. Elle n’est plus qu’un vaste terrain vague insalubre au milieu d’une ville en pleine expansion. Des familles continuent pourtant de s’y entasser tout autour, dans des abris improvisés. Pour Leakhena, il s’agit d’évaluer les besoins de ceux qui ont confié leurs petits à PSE. Yon Lon et son mari Chantha habitent l’une de ces cabanes, avec leurs huit enfants. La petite pièce du haut sert de chambre, mais la vie se passe en bas, sous la maison, dans un cloaque immonde où se mélangent eaux usées, déchets et excréments. C’est là qu’on cuisine, c’est là qu’on prend les repas, c’est là qu’on travaille… pour 4 dollars par jour ! La mère supplie que sa fille de 16 ans, Sam Makara, déjà élève au centre, soit prise comme pensionnaire : parce que sa santé est fragile, parce que le trajet pour l’école est trop long, parce que, surtout, elle veut l’arracher à cette misère… « Pour l’équipe sociale, le plus terrible consiste à ne pas flancher face à ces demandes, s’émeut Leakhena. On aimerait exaucer leurs voeux sur-le-champ, mais nous savons que notre capacité d’accueil est limitée. Nous ne pouvons retenir que les dossiers les plus prioritaires, d’une urgence vitale. »
Sur le chemin du retour, nous faisons halte à la paillote de Prek Toal, gérée par PSE.
Il en existe cinq comme celle-ci, disséminées dans les quartiers les plus indigents de la capitale. Elle sert de garderie pour les plus jeunes qui peuvent y prendre une douche et recevoir un repas pendant que les parents errent dans les rues à la recherche de petits boulots. Une gamine s’approche, prend la main de Leakhena et la pose sur sa tête pour un moment de douceur, comme pour lui signifier qu’elle a besoin de sa protection. « La pauvreté s’est infiltrée dans tous les recoins de Phnom Penh, s’insurge la jeune femme, et il nous faut arpenter quotidiennement chaque artère. » Derrière le centre commercial flambant neuf de Sovanna, devenu l’attraction de la classe moyenne, elle
désigne une petite ruelle qui s’échappe le long d’un égout : « Plus de 200 familles se sont réfugiées ici et dorment sous des bâches qui ne résistent pas aux pluies torrentielles pendant la mousson. C’est un véritable coupe-gorge où sévissent la prostitution et le trafic de drogue. Par chance, nous avons réussi à récupérer une quarantaine d’enfants… »
Quel brutal rappel à l’ordre !
En regardant ces élèves en uniforme évoluer sereinement parmi les allées du centre de PSE, on finirait par ne plus penser qu’ils sont tous issus des bas-fonds de la société. « Nous avons oublié en France ces règles essentielles qui devraient s’appliquer à tous les enfants du monde, précise Christian des Pallières : manger à sa faim, faire des études, se loger, être protégé. » Pour ce chrétien convaincu, « le travail essentiel consiste à reconstruire leurs coeurs et leurs esprits, à les éloigner de la violence de leur milieu ». Et ce, au prix d’une discipline de fer qui rythme invariablement chaque journée passée au centre. Dès 6 h 30 du matin, à l’ouverture des portes, les milliers d’élèves ont déjà revêtu cette tenue obligatoire qui efface leur appartenance sociale. Un repas leur est servi, celui qu’ils n’ont pas pu prendre dans leur masure. Puis, il faut se plier aux travaux d’intérêt général, faire la vaisselle, balayer les salles de classe et les parties communes, avant de se rendre à la douche obligatoire, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. A 8 h 15, tous se rassemblent dans une cour immense, selon leur taille et leur niveau scolaire, au garde-à-vous, pour entonner l’hymne national cambodgien tandis qu’un volontaire hisse les couleurs du pays. Dans le silence, avec solennité. Les cours peuvent commencer, jusqu’au milieu de l’après-midi quand tous se devront de participer à des exercices sportifs. « Sans ces règles de vie qui canalisent leur énergie, on ne pourrait rien tirer de tous ces gosses brisés à la naissance, précise Christian. Pour chacun d’entre eux, leur vie est un roman. » Il évoque le destin de Neetha, chef de gang à 12 ans, qui dirigeait d’une main de fer une bande de voyous criminels. Elle est devenue directrice d’une agence d’intérim. Celui de Sokunthear, que son père battait, l’obligeant à ramener un dollar chaque soir sous peine de dormir à même les ordures : « Elle avait à peine 8 ans, et je l’aperçois un jour, empêtrée, engluée comme un oiseau dans une mare immonde sur la décharge. Elle était en train de se noyer de faiblesse. Je l’ai achetée à son père sans quoi elle n’aurait pu survivre. » Elle a aujourd’hui rejoint l’équipe sociale. Et puis, il y a Sreylak, une jeune femme délicate, ravissante. « A 5 ans, elle travaillait sur Stung Meanchey et regardait les avions passer au-dessus d’elle, unique moment d’évasion. Quand sa mère est morte d’épuisement, elle avait 9 ans, mais un énorme potentiel, une volonté exceptionnelle. Nous l’avons prise au pensionnat, elle a appris à lire et écrire, passé son bac à 17 ans, et nous avons pu l’envoyer à Singapour pour parfaire ses études. Elle est aujourd’hui hôtesse de l’air à Cambodia Angkor Air, la compagnie nationale. »
Marie-France et Christian des Pallières pourraient trouver le temps de savourer leur victoire, eux qui ont reçu la citoyenneté cambodgienne des mains de la reine mère Monineath et obtenu le prix des droits de l’homme en 2000. Mais leur combat ne sera jamais fini. Ils nous emmènent vers la nouvelle décharge, à une dizaine de kilomètres du centre. Ironie du sort, elle se situe à deux pas du charnier khmer rouge de Choeung Ek, transformé en mémorial. On y retrouve les mêmes odeurs, la même boue infecte, les mêmes ordures dans lesquelles on s’enfonce, les mêmes personnes qui s’abritent de la chaleur torride sous un bout de tissu. « Et ces mêmes enfants, constate tristement Christian. Combien sont-ils ? Rien n’est terminé, tout recommence, comme il y a vingt ans. » Mais l’homme est fatigué, son corps le trahit. « Je suis né dans un château, en Normandie, et je vais mourir près d’une décharge, ironise-t-il. Mais je peux partir tranquille désormais. Avec Leakhena, notre succession est assurée. J’ai le bonheur d’avoir accompli ma vie, d’avoir tout donné. Pour un sourire d’enfant… »