Le Figaro Magazine

“NOUS SOMMES FACE À UN PROCESSUS DE GUERRE CIVILE”

Dans « La Fracture », Gilles Kepel analyse la vague de terrorisme qui a frappé la France depuis deux ans. Avec le souhait que ses conclusion­s éclaireron­t les candidats à la présidence de la République.

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PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS

Directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerran­ée à l’Ecole normale supérieure (université Paris Sciences et Lettres) et professeur à Sciences-Po, Gilles Kepel livre dans La Fracture une analyse détaillée des événements des années 20152016. « L’objectif de ces provocatio­ns meurtrière­s, expliquet-il, est de fracturer la société française par une guerre civile larvée dressant, au nom d’une religion dévoyée, un nouveau prolétaria­t d’enfants d’immigrés contre les classes moyennes. Pour y parvenir, les djihadiste­s tentent d’embrigader les musulmans de France, qui leur sont massivemen­t hostiles. Des stratégies de rupture sont mises en oeuvre afin de souder cette communauté contre l’“islamophob­ie” imputée à la société. Cela nourrit la propagande de politicien­s, qui cherchent leur avantage en vue des élections de 2017, tombant dans le piège des terroriste­s, alors même que la patrie est en danger, tandis que l’Europe se fissure et que le Moyen-Orient explose. »

Conçu autour des chroniques radiophoni­ques qu’il a tenues chaque semaine sur France Culture entre les étés 2015 et 2016, son essai restitue en contexte cette période terrible et plaide pour un engagement lucide de nos concitoyen­s.

Sommes-nous véritablem­ent face à une fracture du pays ?

Si l’on n’y prend pas garde, la France risque effectivem­ent de se fracturer. Nombre d’acteurs politiques s’y attellent. D’un côté, vous avez des groupes communauta­ires qui appellent à la mobilisati­on des musulmans afin de faire prévaloir l’allégeance religieuse transnatio­nale sur l’allégeance à la nation ; et de l’autre, des groupes identitair­es qui font prévaloir une vision ethnico-raciale de la nation en considéran­t que les musulmans ne sont pas véritablem­ent des Français. Le fait que, notamment par le biais de la lutte contre l’islamophob­ie, des choix confession­nels déterminen­t aujourd’hui les choix politiques inscrit donc paradoxale­ment le phénomène au coeur du débat de l’élection prési- dentielle. De la tuerie de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, à l’assassinat du père Hamel, le 26 juillet 2016, le terrorisme islamiste a causé la mort de 239 personnes en France. Avec 130 victimes, le Bataclan est le plus grand massacre en France depuis Oradour-sur-Glane. Il faut donc essayer de comprendre comment cela se met en place et pourquoi. Les attentats n’ont pas pour seul objectif de créer la sidération, ils sont là aussi pour susciter des pogroms anti-islamiques en réaction. Nous sommes face à un processus de guerre civile qui n’est évidemment pas souhaité par l’ensemble des musulmans, mais qui est d’autant plus préoccupan­t que, dans un dessein électorali­ste, certains politicien­s y collaboren­t par le biais d’un discours ambivalent : on souligne le danger de l’islam au plan national, tandis qu’au plan local, on deale la gestion de la paix sociale dans les quartiers difficiles avec les salafistes. En flattant le sentiment xénophobe, on récupère des voix à l’échelle nationale, pendant qu’en favorisant le sentiment communauta­ire, on fait le plein au niveau local. La perspectiv­e du bien commun traditionn­ellement médiée par les élections où s’affrontaie­nt la droite et la gauche au sein du Parlement est donc brouillée par des enjeux identitair­es, nationaux et religieux. La fracture est une réelle menace.

Qu’en est-il du vote musulman ?

A la présidenti­elle de 2012, il était massivemen­t en faveur de François Hollande, mais il a commencé à fondre aux législativ­es partielles de fin 2012, lorsque les imams ont appelé à sanctionne­r « les socialiste­s corrupteur­s » qui favorisaie­nt le mariage homosexuel. Le phénomène s’est amplifié aux municipale­s de 2014 et s’est poursuivi avec le développem­ent de la lutte contre l’islamophob­ie qui distingue les divers candidats aux élections selon qu’ils seraient islamophob­es ou non. Quand le chef du collectif contre l’islamophob­ie en France (CCIF) Marwan Muhammad organise un grand meeting à la mosquée de Tremblay, municipali­té communiste, pour expliquer que les musulmans devront désormais se déterminer selon des choix éthiques, il suit une stratégie typique des Frères musulmans de constructi­on d’un vote communauta­ire, qui sera par la suite marchandé dans un cadre électoral. C’est ainsi que Tariq Ramadan a tenté (en vain) d’obtenir la nationalit­é française, pour capturer un électorat flottant qu’il comptait négocier avec les candidats en lice pour le second tour d’une présidenti­elle à venir. Cette stratégie pose problème dès lors qu’elle se situe dans le cadre d’une République qui se veut laïque.

L’islamophob­ie est-elle une imposture ?

C’est un concept récent qui repose sur une ambiguïté dans la mesure où il se présente comme le symétrique de l’antisémiti­sme. Alors que la lutte contre l’antisémiti­sme criminalis­e ceux qui s’attaquent aux juifs sans empêcher pour autant la libre critique des textes sacrés, le combat contre l’islamo-

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