GILLES KEPEL
“NOUS SOMMES FACE À UN PROCESSUS DE GUERRE CIVILE”
phobie fait de toute réflexion critique sur l’islam un interdit absolu. L’ambiguïté entretenue par le CCIF et certaines associations antiracistes qui tendent à confondre antisémitisme et islamophobie est donc une imposture. La lutte contre l’islamophobie consiste à faire en sorte que la vision la plus rigoriste de l’islam ne puisse plus être mise à distance, y compris par les musulmans eux-mêmes, lesquels, le cas échéant, se font traiter d’apostats. Certains abcès de fixation ont été créés de toutes pièces comme, par exemple, le burkini. Avec cette affaire, l’islamogauchisme incarné par le CCIF a fait passer la France du statut de victime du terrorisme avec 239 morts à celui de nation goulag dont le laïcisme serait devenu le stalinisme. Le burkini, qui a occupé tout notre été, a servi à occulter les attentats. En psychanalyse, on appelle cela la forclusion : on fait comme si un événement traumatique n’avait jamais existé. Nombre de jeunes musulmans sont exaspérés de devoir justifier qu’ils ne sont pas des terroristes. Ils ne l’ont jamais été et n’ont nulle envie de l’être. Se réfugier dans la lutte contre l’islamophobie permet donc de retourner l’accusation contre la société, qui vous soupçonne et de vous construire une identité victimaire. Là encore, on observe un phénomène qui contribue à la fracturation de la société, laquelle se traduira de plus en plus fortement dans la logique électorale.
Quelles sont les raisons objectives de l’embrasement provoqué par le burkini ?
L’affaire survient sur les plages de la Côte d’Azur quinze jours après que Mohamed Lahouaiej Bouhlel, au nom d’une religion dévoyée, a écrasé à
Nice avec un camion 86 personnes, dont 30 musulmans. Les gens sont au bord de la mer. La plage est une sorte de rite néopaïen hédoniste balnéaire, où la société est à nu. Soudain, arrivent au milieu de ces corps largement dénudés faisant société des femmes intégralement vêtues de noir, dont la présence même dit « vous êtes impudiques », et qui est assimilée à la même religion que celle de l’auteur de l’acte terroriste à Nice. D’où le sentiment de crispation. Le tribunal administratif de Nice a donc validé les arrêtés municipaux interdisant le burkini. Ce que le Conseil d’Etat, qui a pris plus de distance, a par la suite cassé. Mais on aurait tort de considérer que les angoisses de la société des baigneurs sur la plage, qui se sentent mis en cause par l’arrivée de la femme voilée, devraient être considérées simplement comme du racisme. Il y a un ensemble de significations beaucoup plus complexes. Dans un tel contexte, cela ne peut être qu’explosif.
Lors de leur débat télévisé, comment analysez-vous la gêne des candidats à la primaire de la droite à propos de l’assimilation ?
Longtemps considérée comme allant de soi, particulièrement lorsque l’immigration était européenne, l’assimilation signifie que l’on devient le même : on se fond dans une semblable identité, tandis que l’intégration marque le fait que l’on s’agrège : on est partie prenante d’un ensemble articulé sans être nécessairement tous semblables. L’assimilation a été attaquée d’abord par les mouvements de re- vendications juives qui ont considéré que le projet même relevait de l’antisémitisme dès lors qu’il aboutissait à annihiler culturellement le judaïsme, tout comme le nazisme l’avait fait disparaître physiquement.
La lutte contre l’assimilation chez une partie de la jeunesse d’origine musulmane s’inscrit donc dans la foulée de ce qui s’est passé au sein du judaïsme dix ans auparavant. Avec pour objectif leur intégration dans la société française par le biais des élections, nombre de jeunes musulmans se sont inscrits sur les listes électorales à partir de 2005. La gauche a cru que le vote musulman était un acquis lors de l’élection de Hollande, or depuis elle l’a perdu. Aucun politicien ne pouvant directement s’en prévaloir, cela explique l’activisme du CCIF et de Tariq Ramadan pour capter ce réservoir électoral potentiel. Parler d’assimilation aujourd’hui signifie s’aliéner une partie de l’électorat, d’où l’extrême prudence des candidats face à cette formule, qu’ils estiment trop clivante…
Quelles propositions des candidats de la droite et du centre ont-elles attiré votre attention ?
On a vu comment la trivialisation et l’exacerbation du débat sur des thèmes identitaires ont finalement dévalorisé le politique au sens noble. On avait là un ancien président de la République, deux anciens Premiers ministres, des ministres et un élu contraints de répondre à une rafale de questions en une minute. Mon fils, qui est en quatrième au collège, a cru au début que c’était un jeu télévisé. Je n’ai pu véritablement le démentir. Les politiques ne procédant pas à un réel diagnostic, le débat a fui en avant dans la fragmentation des électorats sans poser les grandes questions qui taraudent et menacent la société française. A commencer par l’éducation : faire en sorte que la jeunesse puisse avoir un emploi.
C’est par l’emploi que les individus se réalisent et peuvent contribuer à la nation. A l’époque du marxisme triomphant, le prolétariat se plaignait d’être exploité. Aujourd’hui, le néoprolétariat n’est plus exploité, mais en marge de la société, si bien qu’il se lance dans l’économie informelle, dont le trafic de drogue est l’élément le plus important. L’autre voie est de se rétracter sur des identités néocommunautaires propres à la rupture salafiste, laquelle peut aboutir, en fonction des influences, au passage à l’acte djihadiste.
L’affaire du burkini a servi à occulter les attentats
Que pensez-vous de la déradicalisation ?
C’est vouloir traiter les problèmes avec du sparadrap et de l’aspirine. Quand on a eu des pandémies, on a investi dans la recherche. Or, sur le plan universitaire, je constate l’effondrement des études arabes et islamiques. Jamais la situation n’a été aussi catastrophique qu’en cette fin de quinquennat. Les moyens n’étant plus là pour analyser ce qui se passe au coeur même du pays, je crains − et j’en serais désolé − que la campagne présidentielle et les législatives de juin 2017 n’aboutissent qu’à des incantations, des objurgations, et non à une prise en considération sérieuse et profonde des problèmes qui se posent à notre société.
« l’identité heureuse »
Comment appréhendez-vous par Alain Juppé ? développée
J’en prends acte, tout en observant que l’identité est un