GILLES KEPEL
terme fixiste alors que, notamment grâce à l’éducation, nous sommes en permanence renouvellement de nous-mêmes. Qu’un horizon en mouvement aboutisse à construire une identité heureuse, très bien, mais il faut d’abord considérer où sont les urgences. L’identité malheureuse, comme dit Finkielkraut, ou heureuse, comme lui répond Juppé, en tant que constat, n’est pas en soi la question centrale. L’urgence est de refonder la dimension dynamique de la nation dans laquelle chacun peut devenir ce à quoi il aspire. C’est cela qui est cassé en France. La société se fige dans des crispations identitaires pour se protéger, car elle est angoissée par son devenir. Le travail – à la fois comme emploi et épanouissement de soi - demeure la question essentielle.
Et Allah, dans tout cela ?
Il n’y a jamais eu en France de conversions au djihadisme dans des proportions aussi importantes que depuis la disparition de la figure paternelle, qui transmet et dit la loi. Qu’il ait disparu pour rentrer se remarier au bled, dans le cas des immigrés, ou du fait du vagabondage sexuel des sociétés postmodernes, pour beaucoup des enfants qui se convertissent, le père absent est remplacé par des groupes de pairs qui vont énoncer une loi beaucoup plus contraignante, celle de la charia, plaquée par les salafistes sur l’anomie de la société, dont elle replâtre les failles. Le débat que j’ai notamment avec Olivier Roy réside dans le fait que pour arriver à identifier ce phénomène, il faut savoir ce qui se passe dans les quartiers populaires − c’est l’objet de mes trente ans d’expérience de terrain −, mais aussi procéder à une analyse psychologique des failles, tout en sachant lire les textes en arabe qui proposent une mobilisation de substitution à celles-ci, un corset communautaire. Olivier Roy explique que ce sont finalement des nihilistes qui n’ont rien à voir avec la religion. Ils seraient en cela comparables aux Brigades rouges. A cette différence près que les Brigades rouges n’avaient pas le même registre. Il n’y avait pas d’allers-retours en Syrie. Il n’y avait pas 239 morts en un an sur des bases confessionnelles exacerbées. Cela demande donc de mêler des savoirs, de connaître le registre culturel de l’islam contemporain, de la sociologie populaire et de la psychologie. Autant de savoirs qui ont été laissés à l’abandon par les décideurs publics.
N’y a-t-il pas là un aveuglement volontaire ?
C’est de la dénégation voulue par les nouvelles autruches de la pensée. L’enjeu véritable pour les universitaires est de traiter de la réalité, et non de l’occulter en s’enlisant dans l’idéologie. Je ne décris pas la réalité telle que je voudrais qu’elle soit. Je ne blâme ni ne loue, je constate. statiques »,