LA POLITIQUE AU COEUR
JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT OU
Un président devrait écrire comme ça ! » C’est la première pensée qui vient à la lecture du dernier essai de Jean-Pierre Chevènement, tant on y trouve la rigueur intellectuelle et morale qui manque au président bavard (comme à ceux qui veulent lui succéder). L’ancien ministre de l’Intérieur écrit à la pointe fine, n’avance aucun argument qui ne soit étayé, n’aime rien tant que la nuance, la mise en perspective pour donner à son propos une consistance rare : celle qu’offrent le travail, la réflexion, la rumination. S’il évoque l’Allemagne, c’est en répondant à Peter Sloterdijk, la Russie à Samuel Huntington, la laïcité à Pierre Manent. L’ouvrage s’intitule Un défi de civilisation. Il est à la fois un portrait lucide de la France contemporaine, une dénonciation impitoyable de la globalisation, un éloge du politique. A la tête de la Fondation pour l’islam de France, Jean-Pierre Chevènement refuse en effet de cibler l’islam ou même l’islamisme comme la principale menace pour notre temps. Il ne ferme pas les yeux devant les attentats monstrueux qui ont ensanglanté la France, entend les revendications identitaires de plus en plus agressives mais veut croire que cette hydre à deux têtes n’est qu’une conséquence du délitement de notre Etat-nation et de ce qui lui était consubstantiel : l’art politique français. En économie, depuis le choix européen de François Mitterrand, nous nous sommes contentés d’accommoder les restes ; en diplomatie, malgré le sursaut gaullien de Jacques Chirac en 2003, nous avons prêté la main à la stratégie du chaos menée par les Américains au Moyen-Orient ; à l’intérieur, nous avons sacrifié l’école aux pédagogues, l’armée aux nécessités budgétaires, la République aux communautés. Le constat est terrible. L’Europe n’est qu’un « machin » aux mains des EtatsUnis. Les banques envisagent « la spoliation des épargnants » – les comptes ne sont garantis qu’à hauteur de 100 000 euros. L’explosion sauvage de l’euro nous menace. La démographie nous impose une maîtrise fine et sévère de l’immigration faute de quoi elle n’aura le choix qu’entre « la fermeture et la submersion ». La gauche préfère à l’héritage des « hussards noirs » les classements de l’OCDE et le génie des tablettes numériques. Chevènement voit tout mais ne cède jamais à la panique. La raison domine la passion et, à le lire, le génie politique peut nous permettre de surmonter les crises les plus violentes. Sa France est celle de la mystique républicaine (qu’il faudrait opposer aux clochers de Philippe de Villiers), son phare, la Révolution française (on regrettera, sur ce point, le caractère trop elliptique de la critique de François Furet), son modèle, la verticalité du pouvoir restaurée par le général de Gaulle. Cette fresque savante, profonde, inquiète, captivante n’a qu’un défaut : elle manque cruellement de couleurs. Le bleu, le blanc et le rouge flottent par endroits mais jamais ne résonnent les chansons d’enfance, les poèmes adolescents, les bottes de d’Artagnan ou les foucades de Danton. La Liberté guidant le peuple de Delacroix fait une rapide incursion, mais Gavroche n’a pas droit de cité. Le « certain arrangement des choses » par lequel Antoine de Saint-Exupéry définit la civilisation – c’est-à-dire le déjeuner provençal sous la treille autant qu’un oratorio de Haendel – n’a pas sa part. On cherche les allées de platanes, le chevet de l’église romane, La Fontaine chez Fouquet, « la victoire en chantant », la Légion étrangère à Camerone, la brume du Grand Meaulnes, Les Croix de bois… Ces lieux, ces héros et ces mythes qui façonnent l’âme et l’esprit. Nos pères sont morts pour des réalités charnelles plus que pour des principes, des idées. Ce que certains appellent « culture » (et pourtant celle de l’auteur est immense), d’autres « identité » est effleurée. La politique seule hante notre auteur. La politique comme une mécanique de précision. L’ouvrage s’achève sur la nécessité d’un récit national mais se concentre sur les pages sombres de l’occupation et de la colonisation. La France est une nation éminemment politique scande, avec raison, Jean-Pierre Chevènement tout au long de son essai. Un homme si fin ne peut ignorer qu’elle est aussi – et l’un ne va pas sans l’autre – une nation éminemment poétique.
Le génie politique peut nous permettre de surmonter les crises
Fayard, 464 p., 20 €.