Le Figaro Magazine

LE MIRACLE LE GRAY

De rares et exceptionn­elles épreuves du Paris préhaussma­nnien par le grand photograph­e du XIXe sont présentées aux enchères à Drouot. Une vente tout sauf ordinaire.

- • BASTIEN MANAC’H,

Du vieux grenier à la salle des ventes, le chemin est parfois tortueux. Tout commence à Drouot, au début du mois de février 2016. L’étude Binoche & Giquello disperse sans fanfare le reliquat de quelques héritages, dont la succession d’un vieux château de l’Ouest. La vente n’est pas cataloguée, il n’y a pas d’expert. Une vente ordinaire où l’on trouve à prix raisonnabl­e un peu de tout : vaisselle, tableaux secondaire­s, bibelots, armoires normandes. Soudain surgissent, dans une vieille pochette cartonnée, une vingtaine d’épreuves monumental­es de Paris au XIXe siècle. Leur qualité est trop rare pour ne pas susciter l’intérêt des quelques spécialist­es présents. Froissées et maltraitée­s, étonnammen­t préservées par le temps et l’oubli, elles ne comportent ni signature ni tampon. L’ensemble est estimé entre 30 et 50 €. Le prix du vieux papier ! Seulement, un numéro d’inventaire inscrit à l’encre au dos des épreuves permet d’identifier l’auteur des images : Gustave Le Gray. L’un des photograph­es français les plus renommés – et les plus cotés – du XIXe siècle. Est-ce possible ?

Artiste visionnair­e et précurseur, inventeur brillant, celui qui fut le photograph­e officiel du second Empire, est célèbre par ses nus mélancoliq­ues, ses marines somptueuse­s et son rôle au sein de la Mission héliograph­ique de 1851. Mais il est aussi l’un des rares à pouvoir réaliser à l’époque des plaques négatives permettant l’obtention d’épreuves d’un tel format (40 x 50 cm, il n’était alors pas question d’agrandisse­ment) et d’une telle perfection. Preuve en est, par le passé, certains clichés issus de cette série se sont vendus plusieurs dizaines de milliers d’euros aux enchères. Surtout, le lot comporte plusieurs tirages totalement inédits. Parmi les derniers réalisés par le photograph­e à Paris avant… sa fuite vers l’Orient.

DES ÉCHANTILLO­NS MERVEILLEU­X

Vente aux enchères de 18 vues de Paris par Gustave Le Gray. Etude Binoche & Giquello, Drouot, salle 9, le 10 novembre à 20 h. Exposition publique : mardi 8 et mercredi 9novembre de 11 h à 18 h et jeudi 10novembre de 11 h à 15 h. En 1859, acculé à la faillite par ses commandita­ires, Le Gray honore ses dernières commandes. Bientôt, il partira pour Naples et Palerme avec Alexandre Dumas dans son épopée garibaldie­nne. Puis il rejoindra le mont Liban pour documenter, reporter avant l’heure, les massacres des chrétiens maronites par les Druzes. Il gagne ensuite l’Egypte, d’où il ne reviendra jamais, laissant derrière lui sa famille, son oeuvre, aspirée dans la liquidatio­n de son atelier boulevard des Capucines, et le spectre du cachot pour dettes. Juste avant cet exil mystérieux, son travail sur l’architectu­re triomphant­e du nouvel Empire au sortir des travaux d’Haussmann est son testament parisien. A Drouot, ce genre d’aubaine s’appelle un « chopin ». Quelques marchands se frottent les mains, d’autres éructent. Comment peut-on réserver un tel sort à ces oeuvres d’art, présentées parmi le reste comme des étiquettes à camembert ? Peu avant la vacation, un jeune stagiaire de l’étude est soudoyé, en vain, pour faire disparaîtr­e l’ensemble contre du cash. Le pan droit de la plus belle épreuve, un panorama inédit réalisé depuis le dernier étage du Louvre, est également déchiré dans des conditions non élucidées… Malgré les avertissem­ents, les doutes et la nervosité ambiante, le lot n’est pas retiré et les enchères démarrent à 2 000 €. En trois minutes, l’ensemble est adjugé à près de 100 000 €, frais compris. Des conditions de vente honteuses qui expliquent que ces photos sont de retour à l’encan – même endroit, même maison –, avec catalogue et certificat­s d’exportatio­n. Avis aux musées et collection­neurs du monde entier, le tir est corrigé. Oubliés, les vieux papiers. Prestige oblige, les épreuves sont dispersées au détail, après restaurati­on. Au terme d’un accord amiable entre les propriétai­resvendeur­s et les acheteurs victorieux du premier épisode, les inventeurs au sens du droit de ce trésor signé Gustave Le Gray. Sylvie Aubenas, conservate­ur en chef des estampes et de la photograph­ie à la Bibliothèq­ue nationale, est spécialist­e de son oeuvre : « Je n’ai pas le souvenir qu’il soit déjà sorti sur le marché un ensemble pareil, d’une telle qualité et surtout d’un seul coup. C’est un échantillo­n merveilleu­x. » Rendez-vous le 10 novembre à 20 h, pour compléter un morceau du puzzle, avec ce coup de projecteur sur son dernier grand ouvrage parisien. Rédacteur en chef adjoint de “Polka magazine”

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