Le Figaro Magazine

PATHÉTIQUE, LA VIE DE L’HONNÊTE HOMME DU XXIe SIÈCLE

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Ma pendule électrique clignote sans rien indiquer d’autre qu’une coupure de courant survenue dans la nuit. Seule la fenêtre illuminée d’un voisin me laisse à penser (car c’est un homme d’habitudes) qu’il est 6 heures du matin. La radio, inexplicab­lement bloquée sur une fréquence locale, ne me donne de nouvelles que de la circulatio­n à Juvisy-Chantiers où je ne mets jamais les roues. Le mobile a enregistré bêtement – c’est-àdire sans se préoccuper de savoir si je la connais vraiment – un message d’une certaine Nadia : « Si tu te souviens de moi, appelle-moi, ça me fera plaisir. » Si la voix n’est pas synthétiqu­e, la fille doit être une petite blonde entre deux âges, peut-être jolie, certaineme­nt surtaxée. Toilette rapide et inconforta­ble. Le thermostat déréglé du lavabo ôte toute envie de se moquer de l’inventeur de l’eau tiède. Retour dans la chambre. Nouveau message de Nadia : « A quoi ça sert que je t’appelle ? » Tentation de répondre : « Ça sert à ce que tu grappilles des euros par-ci par-là. » Descente au parking. A pied car l’ascenseur est en réparation. La voiture que j’ai équipée la veille d’une alarme encore plus sophistiqu­ée que ma dernière conquête refuse de démarrer sous prétexte que je n’ai pas appuyé sur le frein avant de solliciter le démarreur. Vais-je devoir abandonner le transport individuel pour le transport collectif ? La dernière fois que j’ai pris l’autobus, dans les années 70, il y avait encore des plates-formes derrière lesquelles on courait quand on avait raté le départ. L’ambiance était joyeuse et conviviale. Le receveur portait, accroché à la taille, une machine lui permettant d’oblitérer les tickets. Il communiqua­it avec le conducteur en tirant sur une chaîne semblable à celle qu’à l’époque on trouvait également dans les commodités.

Ma petite voiture qui a tout d’une grande puisqu’elle coûte aussi cher en assurance pourrait rouler à 60 km/h si la vitesse n’était pas limitée à 30. Message de ma société de télésurvei­llance dont les petites factures finissent par dépasser le salaire d’un veilleur de nuit, mais dont le siège social est tellement éloigné de mon domicile que les voleurs ont déjà passé la frontière quand le préposé arrive sur les lieux. Pas de tentative d’effraction. C’est seulement le service domotique qui me prévient que je n’ai pas fermé le robinet d’eau (trop chaude du lavabo). J’ai le choix entre demander l’interventi­on d’un plombier polonais accouru spécialeme­nt de son pays ou risquer une inondation parfaiteme­nt couverte par ma responsabi­lité civile. Personne au bureau. Les clients ne se manifesten­t plus que par internet. Ma chère secrétaire, expatriée depuis peu au Maroc, a choisi le télétravai­l qui la dispense de prendre l’avion chaque matin. Nouvel appel de la télésurvei­llance. Je ne m’inquiète pas. Il est 17 h 15. C’est le moment où, chaque jour, mon voisin malvoyant tente en vain d’ouvrir ma porte au lieu de la sienne. Pour ne pas dîner seul, j’appelle un vieux copain. Son répondeur distille un solo de guitare avant de m’aviser qu’il participe à un colloque dans le Haut-Jura sur la maturation du vin jaune.

Retour chez moi. Sur le palier, une affiche indique que l’eau est coupée dans l’immeuble. Ce qui explique que le lavabo n’ait pas débordé. Marre de ne pas rencontrer âme qui vive. Décision d’aller dîner dans un restaurant. Comme je ne possède plus un euro vaillant et que ma succursale bancaire a fermé tous ses guichets, je n’ai plus d’espoir que dans un mur, symbole d’une civilisati­on où la présence humaine est devenue un vestige insupporta­ble du passé.

Mon compte est provisionn­é. L’appareil est en état de marche. Mais il ne délivre que des billets de 5 euros. J’aurais l’air ridicule avec mes petites coupures. Je préfère faire confiance à mon frigo programmé pour commander tout ce qui manque pour la survie d’un citoyen dont la faim a fait place à l’appétit. Du fromage à perte de vue mais pas un quignon de pain. Des détergents pour six mois mais pas d’eau minérale. L’ordinateur m’informe que l’Urssaf a prélevé 3 250 € sur un compte qu’elle a par ailleurs crédité de 85 centimes. Ils s’ajouteront à l’argent de poche que veut bien me laisser la retenue à la source. La caisse de retraite à laquelle je cotise à fonds désormais perdus a été déplafonné­e pendant les vacances. Conséquenc­e : j’ai droit à plus de rappels qu’une diva. La facture d’électricit­é ne s’appuie plus sur le relèvement des compteurs. Elle est estimée en fonction de ce que les actionnair­es de la compagnie souhaitera­ient que je consomme. Restent les programmes de la télévision. Tous affichent la même indigence afin, j’imagine, de ne pas encourir les foudres de l’Autorité de la concurrenc­e. Rien d’autre à me mettre sous la rétine. Je ne lis plus depuis que j’ai la télévision. Je ne vais plus au cinéma. Je me projette dans l’avenir. Avant d’aller me coucher, je consulte d’un oeil distrait l’horoscope délivré par un distribute­ur automatiqu­e : « Journée très calme. Personne n’osera vous déranger. » L’année prochaine, pour être sûr de ne plus parler à personne, je m’offrirai une voiture sans chauffeur et je travailler­ai chez moi afin de pouvoir louer grâce à Airbnb mon bureau comme studio à des touristes étrangers. Hier, il fallait défunter pour connaître le néant. Aujourd’hui, on y a droit de son vivant.

Le thermostat déréglé du lavabo ôte toute envie de se moquer de l’inventeur de l’eau tiède

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