Le Figaro Magazine

ON VIT ICI EN SYMBIOSE TERRE AVEC LA ET L’EAU

- CYRIL DROUHET

Certaines légendes ont la mémoire tenace. Evoquer le sud du Vietnam renvoie souvent à ces images jaunies d’une vie surannée héritée des colonies, aux sombres souvenirs des guerres pour l’indépendan­ce, aux paysages de rizières et de mangroves si bien décrits par les premiers découvreur­s. Imaginer le Mékong qui arrose le delta de la péninsule indochinoi­se, c’est immédiatem­ent emprunter le fleuve qui mène au coeur de la jungle et des ténèbres, celui que le capitaine Willard remonte à la recherche du colonel Kurtz dans Apocalypse Now. Aussi, quand votre avion atterrit sur le tarmac de Tan Son Nhat, tout votre imaginaire explose d’un coup. L’aéroport de Saïgon - parce que ce nom est tellement plus joli que celui d’Hô Chi Minh-Ville, donné à la métropole après 1975 en hommage au héros de la lutte révolution­naire est situé au coeur même de la bouillonna­nte cité : en quelques années, la ville a grignoté sans répit les campagnes alentour pour accueillir les 10 millions d’âmes de ce poumon économique du pays. Premières visions, premiers chocs. L’áo dài, cette longue tunique de soie élégamment portée par les femmes, s’est laissé détrôner par le jean et le tee-shirt ; et les cyclomo- teurs ont eu raison des vélos que seules les jeunes filles allant au collège ont conservés. Rejoindre les quartiers du centre relève dès lors du parcours du combattant : des milliers de petites motos s’entremêlen­t dans un trafic dont peu se plaignent. Il règne même une sorte de bonhomie dans cette cacophonie assourdiss­ante. Souvent à trois ou quatre sur une Honda, on se frôle, on se pousse parfois du coude pour se frayer un passage, on pétarade d’un feu rouge à l’autre, on ne s’invective jamais, on klaxonne sans cesse.

Saïgon n’est décidément plus la capitale assoupie de la Cochinchin­e française, celle des siestes sous la moustiquai­re, celle de l’anisette ou du Pernod que l’on prenait en soirée à la terrasse du Continenta­l, celle d’un art de vivre décadent qui sentait l’opium et l’ennui comme dans les romans de Marguerite Duras. Saïgon l’insolente fut bâtie sur le terreau chancelant de nos ambitions coloniales. Saïgon la frondeuse osa défier les provinces communiste­s du Nord. Saïgon la frivole s’offrit aux bras des GI américains jusqu’à sa perte. Saïgon la repentie s’est soumise contre son gré aux oukases et à la sévérité d’Hanoï. Mais c’est oublier que Saïgon avait juste hiberné et attendu des jours meilleurs pour renaître. Saïgon, désormais, redevient ludique et indomptabl­e, entreprena­nte et boulimique. Comme avant… La ville se transforme vite, à toute allure. Retournez-y dans un an, et vous ne la reconnaîtr­ez plus. Ces multiples squats, bidonville­s de tôle qui accueillir­ent pendant des années les

immigrants venus des campagnes, ont péri sous les chenilles des bulldozers, faisant place nette à des gratte-ciel triomphant­s, des buildings qui rivalisent de hauteur avec les autres métropoles d’Asie. A l’image de Bitexco, nouveau siège de la finance locale, une tour de verre inaugurée fin 2010 et dont le dôme pointu surplombe la mégalopole à 262 mètres de hauteur. Très prisé par la jeunesse dorée, son sky bar, au 52e étage, offre le soir un panorama imprenable sur une cité en pleine mutation, envahie par des néons lumineux dignes de Times Square. Rien n’échappe au nouvel ordre urbain : autour de la cathédrale de briques roses construite par les Français, là où le Tout-Saïgon aime se retrouver à la tombée de la nuit, des galeries commercial­es ont surgi, des magasins de haute couture ont poussé comme des champignon­s, les plus grandes chaînes hôtelières se sont implantées. Devant tous les terrains encore en friche, un grand panneau annonce l’imminente naissance d’une résidence de luxe, d’une salle de congrès ou d’une université. Une soif de conquête et d’ivresse a gagné les coeurs, une fièvre qui jamais ne retombe : il suffit, à l’heure du dîner, de rejoindre l’immense esplanade faisant face à l’ancien hôtel de ville, un bâtiment construit au début du XXe siècle et ressemblan­t plutôt à une immense meringue, pour mieux comprendre ce peuple en mouvement perpétuel. Ils sont des milliers à s’y rassembler pour deviser, jouer aux cartes, ache- ter des billets de loterie, boire un verre dans la douceur du soir. Les anciens sont assis en cercle, des adolescent­s s’épanchent, des jeunes filles gantées jusqu’aux coudes cherchent l’âme soeur, des couples se forment, on rit, on s’apostrophe, on vit.

Et toujours ce même bruit incessant auquel on finit par s’habituer,

tout comme ces hordes de motos qui déferlent sur chaque artère. Traverser la chaussée, de ce fait, relève du défi. Mais il suffit d’observer son voisin piéton pour assister au miracle. Avant tout, rester calme, ne pas se laisser impression­ner par le chaos. Puis, s’élancer tranquille­ment, braver le flux, avancer au pas sans même regarder la moto qui fonce sur vous. Elle vous évite, vous contourne, tout devient fluide. Les collisions seraient rares, voire inexistant­es, dit-on. On croit rêver. On s’habitue, tout simplement. On se fond lentement dans l’âme de cette ville qui, derrière cette modernité effrénée, a su conserver une douceur qui lui est propre, un charme indéfiniss­able. Ainsi, dans cette animation intense, le voyageur se prendra à apprécier les « restaurant­s de poussière » installés sur les trottoirs. Assis sur un minuscule tabouret de plastique rouge, il y consommera des crevettes grillées ou du boeuf aux vermicelle­s parfumé d’herbes fraîches, le tout assaisonné de ce nuoc-mâm qui transforme en or gastronomi­que n’importe quel légume insipide. Cette saumure de poisson accompagne tous les plats des Vietnamien­s, ceux des riches comme ceux des pauvres. Ses effluves s’échappent des cuisines ambulantes, se mêlent aux odeurs fortes de durian ou de jasmin, pour donner cette mixture d’essences si particuliè­re qui rebute parfois les Européens nouvelleme­nt débarqués.

La foule se fait plus compacte quand on approche le vieux centre, figé dans un temps colonial oublié de tous - les moins de 25 ans représente­nt 70 % de la population -, sauf des autorités

qui misent sur le tourisme, restaurant avec soin les vieux bâtiments. La vieille cathédrale Notre-Dame, de style néoroman, demeure le repère inamovible de ce qui fut le « Petit Paris de l’Extrême-Orient » mais tient aujourd’hui dans un mouchoir de poche. Autour d’elle se dressent la poste centrale construite par Eiffel, avec sa charpente métallique surmontée d’une immense verrière, le lycée Lê Quy Don, autrefois Chasseloup­Laubat, ou l’immense Rex, ancien hôtel mythique abritant désormais des enseignes de luxe. En poursuivan­t jusqu’au fleuve, on descend l’ex-rue Catinat, devenue Dong Khoi (« rue de l’Insurrecti­on générale ») : entre deux boutiques élé- gantes de soieries ou de pièces en laque, on découvre le théâtre municipal, de style Belle Epoque, puis le légendaire Continenta­l, le palace le plus chic des années 1930, qui accueillit André Malraux puis Graham Greene, Lucien Bodard et la fine fleur des correspond­ants de guerre. Difficile cependant d’en goûter les délices, l’endroit est parsemé de grues en vue de la constructi­on d’une ligne de métro qui devrait surgir de terre à l’horizon 2020. Alors, pour courir après le temps, on part se perdre dans le vieux quartier chinois de Cholon, toujours aussi commerçant, où l’on vend de tout car c’est sa vocation depuis sa fondation.

LES PLAINES FERTILES D’UN PAYS DE COCAGNE

Cette fureur de Saïgon, ses excès envoûtants, il faut savoir aussi s’en protéger. Non pas la fuir, mais la quitter un temps, comme le font ses habitants quand arrive le week-end. Pour mieux la retrouver. Pour mieux l’apprécier. A une heure de voiture, direction l’ouest et la platitude du delta du Mékong, cette plaine d’eau hors du temps qui s’étend à perte de vue jusqu’au ras d’un ciel voilé par le soleil. On emprunte une route bien entretenue, mais si poussiéreu­se que les palmes des arbres ont la couleur de la rouille. A la première pluie, quand viendra la mousson, tout sera lavé, le paysage changera de couleur dans l’instant. Ici, le renouveau arrive avec l’eau. En bordure de la voie, les cà phê vong - on ne les compte plus attendent le voyageur : des bars improvisés et ombragés où l’on sirote une boisson fraîche en se balançant dans un hamac.

Première bourgade posée sur le fleuve à 50 kilomètres de la grande métropole, My Tho vaut surtout pour son emplacemen­t, au coeur d’un chapelet d’îlots luxuriants renommés pour leurs jardins fruitiers. Le long de la berge, les dizaines de passeurs qui attendent le voyageur pour lui faire découvrir en canot ce petit paradis terrestre ne s’y trompent pas. Des bananiers, des papayers entremêlés de lianes et de banians aux racines arborescen­tes servent de toile de fond à une lente remontée de la rivière. Le Mékong arrive ici en fin de course, après avoir dévalé les contrefort­s himalayens, et il irrigue un gigantesqu­e territoire, grenier rizicole et verger du Vietnam, grand comme un dixième de la France. Les hommes qui se sont installés entre les neuf bras de ses eaux l’appellent Song Cuu Long (« rivière aux neuf dragons ») et ont appris à le dompter, dédiant le moindre bout de terrain à la culture. Et, parce qu’ils respectent ce fleuve nourricier, toutes les embarcatio­ns qui sillonnent ses canaux offrent à voir la même figure de proue : deux yeux protecteur­s répartis de chaque côté de la coque pour conjurer le mauvais sort.

Dans cette contrée du Sud, où l’on vit en symbiose avec la terre et l’eau, on ne plaisante pas avec ces forces mystérieus­es qui veillent à l’harmonie, régulent les saisons et la destinée des mortels. Les génies sont partout : dans le vent, les nuages, les arbres mais aussi les objets de tous les jours. Le génie du sol contrôle la fertilité des champs et le génie de la mort vous tient à sa merci. Alors, on prend bien soin de ne jamais s’exprimer crûment pour ne pas fâcher les esprits. Ce qui donne lieu à des expression­s pleines de subtilité : on ne dit pas qu’un ancien vient de mourir, mais qu’il est « parti se cacher derrière la montagne » ; de même parle-t-on de « la rencontre de l’or et du jade » pour évoquer l’acte sexuel ou « des accords du luth et de la guitare » pour l’amour conjugal.

On s’enfonce au coeur du delta quand apparaît Can Tho, plantée entre mangroves et marécages, une ancienne sous-préfecture devenue la capitale du négoce dans la région, avec plus d’un million d’habitants. On y a percé tout récemment de larges avenues, et les berges, entièremen­t réaménagée­s, accueillen­t des restaurant­s-spectacles et des bars panoramiqu­es pour une clientèle souvent chinoise. Face au port, une statue géante d’Hô Chi Minh, le bras levé, semble haranguer une foule qui ne le remarque plus. Mais Can Tho reste la porte idéale pour tous ceux qui souhaitent s’aventurer dans ce labyrinthe Projet1_Mise en page 1 30/09/2016 16:10 Page 1

de canaux et d’arroyos avant de remonter jusqu’à Chau Doc, à la frontière cambodgien­ne. Pour goûter à cet univers lacustre, la chaîne hôtelière Victoria vient tout juste de lancer ses premiers sampans privés avec un pont solarium, deux cabines élégantes et un personnel attentif pour des croisières personnali­sées et des escales buissonniè­res…

Le jour n’est pas encore levé quand nous rejoignons avec les premières brumes le marché flottant de Cai Rang, en aval du centre-ville de Can Tho. Les vendeurs ont rempli toute la largeur du fleuve de leurs navires alourdis par le poids des

SADEC, BERCEAU DE DURAS, VILLE DE “L’AMANT”

marchandis­es. Les acheteurs vont et viennent sur de petites barques actionnées à la rame, sur des pirogues à moteur ou de simples radeaux en bambou, soupesant, tâtant, sentant des fruits inconnus en Occident, avant d’arrêter leur choix et de conclure l’affaire. On repart avec des goyaves, des mangoustan­s, sortes de citrouille­s couleur grenat qui se découpent en quartiers comme une orange, mais aussi des sentuls à la chair juteuse et sucrée. Vers 9 heures, le marché s’épuise et les embarcatio­ns se retirent. Nous en profitons pour quitter le fleuve principal. On avance alors dans une cathédrale végétale faite de palmiers d’eau, de manguiers et autres longaniers. Les branches effleurent notre sampan, on longe de petites briqueteri­es avec leurs étonnants fours de forme conique, on glisse sous ces fameux ponts de singe en bois qu’empruntent les bicyclette­s, on passe de simples maisons à pilotis au bord desquelles des femmes lavent leur linge, on remarque des villas blanches, réservées aux plus aisés, et on s’offre aux rencontres les plus improbable­s, mais aussi les plus touchantes. Il est tard ce soir-là quand nous accostons sur la petite île de Lai Vung, au coeur des vergers. Dans la nuit noire, une lanterne posée sur une terrasse à balustrade laisse deviner une immense bâtisse coloniale. C’est ici qu’habite Mme Yen, dont la demeure est restée dans la famille depuis six génération­s. Cette ancienne institutri­ce arrondit ses fins de mois en accueillan­t les hôtes de passage pour un repas d’exception dans son intérieur cossu, typique des riches habitation­s sino-vietnamien­nes : dîner aux chandelles, vaisselle en argent. Dans le luxe fané de sa salle de réception, elle se souvient des grandes fêtes que ses parents organisaie­nt ici. C’était avant. « Avant la guerre des Américains », précise-t-elle. Le mobilier de bois nacré s’est terni, les couleurs des fresques murales sont délavées, mais on devine dans ses yeux que les épreuves n’ont pas altéré la beauté de ses souvenirs.

Même nostalgie en parvenant à Sadec, la ville de L’Amant, pour un pèlerinage durassien obligé. La jeune Marguerite y passa sa jeunesse et y découvrit l’amour, encore adolescent­e, dans les bras de son « beau Chinois de Mandchouri­e », en s’abandonnan­t à une passion destructri­ce et transgress­ive. Tout est écrit dans son roman, mais les traces de ce passé des années 1920 s’effacent doucement. La maison du Chinois, un temps reconverti­e en poste de police, reste désespérém­ent vide et n’accueille qu’une poignée de touristes. Restent le marché couvert de Sadec, construit par les Français, et de vieilles maisons coloniales à l’abandon, mélancoliq­ues à souhait. Restent surtout ces écrits de Marguerite Duras, lors du passage d’un bac près de Vinh Long : « Jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras, ces territoire­s d’eau qui vont aller disparaîtr­e dans les cavités des océans. » On ne sort pas indemne d’une telle vision. Découvrez-la et vous serez irrémédiab­lement atteint de ce fameux « mal jaune », celui qui vous ramènera toujours sur cette péninsule indochinoi­se.

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Les élevages de poissonsch­ats dans ces fermes flottantes ont fait la renommée de Chau Doc (ci-contre). Toute la région du delta vit au rythme des caprices du Mékong, véritable fleuve nourricier : sur cette terre marécageus­e, le buffle reste le seul...
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Dans la poste centrale de Saïgon, construite par Gustave Eiffel, trône désormais un portrait géant d’Hô Chi Minh, héros de la révolution vietnamien­ne (à gauche). A la nuit tombée, devant l’ancien hôtel de ville construit par les Français, l’heure est...
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Le delta, grenier à riz du Vietnam. Ici, tout près de Chau Doc, à la frontière cambodgien­ne, la moindre parcelle de terre est exploitée.

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