Le Figaro Magazine

MARCEL GAUCHET

“NOUS TRAVERSONS UNE CRISE PROFONDE DE L’HÉGÉMONIE NÉOLIBÉRAL­E”

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horizon la transforma­tion de la société au nom de la justice. Au fond, sous mille noms, dans des configurat­ions sociales très différente­s, ces trois familles ont existé à tous les moments de notre histoire depuis le XIXe siècle. Cela signifie que nos systèmes politiques simplifien­t cette tripartiti­on en la faisant entrer dans le schéma binaire de l’opposition droite/gauche. La droite est toujours plus ou moins une alliance des conservate­urs avec une partie des libéraux, de même que la gauche associe une autre partie des libéraux avec les socialiste­s. En France, l’expérience typique de cette fusion de deux droites en réalité très différente­s dans leur inspiratio­n de fond a été le gaullisme. Le général de Gaulle était un conservate­ur dans ses réflexes fondamenta­ux, mais qui par patriotism­e, à la différence d’un vieux conservati­sme français qui ne comprenait rien au rôle de l’économie, a réalisé l’alliance avec les libéraux pour moderniser la France. Pour lui, la libéralisa­tion économique était l’instrument de l’intérêt supérieur du pays. Depuis l’époque du général de Gaulle, la globalisat­ion est venue bouleverse­r cet équilibre précaire et transforme­r l’idée même du libéralism­e. A partir des années 80, un libéralism­e d’un genre nouveau est devenu le centre de gravité de l’espace politique. Il a transformé la droite et la gauche. La gauche a abandonné le projet collectivi­ste, même modéré, pour se convertir en parti des droits individuel­s appuyés sur l’Etat providence. La droite a laissé tomber les références à l’autorité de l’Etat et à l’intérêt national pour épouser la cause de l’ouverture des échanges et des bienfaits de la concurrenc­e. Dans cette conjonctur­e, le conservati­sme a été marginalis­é, ringardisé, fascisé. Mais tout a une fin. Il est chaque jour un peu plus clair que l’Histoire est en train de changer de direction. Nous sommes entrés dans une phase de crise de l’hégémonie néolibéral­e qui a présidé depuis quarante ans à l’orientatio­n de nos sociétés. C’est dans ce contexte-là qu’il faut situer les tremblemen­ts de terre politiques auxquels nous assistons un peu partout : le Brexit au Royaume-Uni qui annonce le retour des nations ou la victoire de Trump aux Etats-Unis dont le slogan n’est autre que « Rendre l’Amérique grande de nouveau », et enfin l’échec du référendum de Matteo Renzi qui montre la volonté de résistance des Italiens à la normalisat­ion européenne. La globalisat­ion à l’extérieur et le règne illimité des libertés individuel­les à l’intérieur mettent en péril la cohésion des sociétés. Cette inquiétude change les perspectiv­es politiques. Les Français connaissen­t le même phénomène d’épuisement que les Britanniqu­es ou les Américains. La victoire de François Fillon témoigne d’un retour aux fondamenta­ux actualisés du conservati­sme, masqué par un libéralism­e dont il faut bien comprendre le sens. Le conservati­sme a été le grand oublié, à droite et à gauche, de la phase néolibéral­e que nous venons de traverser. Les courants conservate­urs que l’on voit resurgir traduisent un besoin de protection des sociétés vis-à-vis de l’extérieur et un besoin d’ordre à l’intérieur. François Fillon a su capter ces courants et nous ramène à l’équation gaullienne dont il est issu. Il retrouve le souci d’articuler un certain conservati­sme national – maîtrise du territoire, des frontières, des flux migratoire­s – et libertés individuel­les. Par ailleurs, comme celui du général de Gaulle jadis, l’objectif du libéralism­e économique de Fillon est avant tout d’assurer le redresseme­nt du pays. Objectif non pas libéral mais typiquemen­t conservate­ur. Fillon retrouve à sa façon dans un contexte aussi différent que possible les accents gaulliens de 1958.

Peut-on vraiment être à la fois conservate­ur et libéral aujourd’hui ?

Le mot « conservate­ur » est devenu presque tabou car il évoque « l’immobilism­e » et dans une société de mouvement, l’immobilism­e est l’ennemi par excellence. Le véritable sens du conservati­sme en politique est de donner la priorité aux conditions de survie et de bon fonctionne­ment de la communauté nationale. Le monde étant ce qu’il est, le jeu avec le libéralism­e est obligatoir­e pour satisfaire cet impératif, mais il est difficile. La politique, c’est l’art des compromis. La difficulté pour François Fillon sera de lier deux logiques qui ne vont pas nécessaire­ment ensemble. Comment trouver un compromis entre la protection nationale et l’ouverture globale sur le plan économique ? Comment trouver un compromis entre l’autorité de l’Etat, le besoin de sécurité et les libertés individuel­les ? Comment conjuguer la stabilité des formes sociales dans lesquelles s’inscrit la vie des personnes, comme la famille, l’école, la commune, et l’esprit libertaire du temps qui est devenu une nouvelle religion ? La difficulté de la tâche qui attend François Fillon, s’il doit gagner l’élection présidenti­elle, est énorme. N’oublions pas combien elle fut grande en son temps pour le général de Gaulle lui-même, puisqu’elle a fini par buter sur l’explosion de Mai 68 et l’échec au référendum de 1969.

En pratique, gérer cette articulati­on d’une libéralisa­tion de l’économie et d’une réaffirmat­ion du cadre national-étatique n’est pas une mince affaire. Les sacrifices individuel­s ne peuvent être consentis qu’au nom d’un intérêt collectif posé comme supérieur. Dans notre monde hyper-individual­iste, est-il encore possible de rendre vivante dans l’esprit des acteurs et des électeurs cette dimension de l’intérêt national ? C’est au fond le grand défi de François Fillon.

L’Europe est en effet la pierre d’achoppemen­t sur laquelle François Fillon risque de buter, s’il gagne la présidenti­elle

En 1958, lorsque le général de Gaulle entame la modernisat­ion de la France, il commence par une dévaluatio­n importante du franc. Dans le cadre de la monnaie unique, cela n’est plus possible…

L’Europe est en effet la pierre d’achoppemen­t sur laquelle François Fillon risque de buter, s’il gagne la présidenti­elle. C’est la partie sur laquelle son discours est le plus faible. Il fait comme si l’on pouvait faire ce qu’il veut faire dans un cadre qui, à beaucoup d’égards, le prive des marges de manoeuvre dont il aurait besoin. Cela annonce des déceptions cruelles. La France s’est ligotée avec l’euro dans l’espoir d’un avantage politique qui n’est pas au rendezvous. Cette erreur historique de nos « élites » est l’une des raisons de la grande crise politique française qui s’exprime à travers la montée en puissance du FN.

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