SUR LES CHEMINS DE MOZART
Rencontre avec le prodigieux pianiste turc qui paye somptueusement sa dette au compositeur autrichien.
C’est une sorte d’Amadeus turc que Fazil Say, pianiste de 46 ans, venu de la société la plus raffinée d’Ankara, et les mots dont on aime à parer l’insaisissable figure de Mozart tracent aussi son portrait : sombre et léger, gracieux et tempétueux, libre penseur et attaché aux grandes valeurs humaines et spirituelles, cordial et sauvage, et surtout, totalement tissé de notes – chez lui, elles disent tellement plus que les mots. Il vient encore d’éclairer cette fraternité avec un superbe coffret consacré chez Warner Classics aux 18 sonates de Mozart, gravées en trois étapes au Mozarteum de Salzbourg, et groupées non par ordre chronologique, mais par tonalité, façon de dire que c’est la musique qui donne le la ! Tout y surprend, y enchante, y trouble. On passe de Mozart délicat au feu follet, de Mozart malicieux au nostalgique, avec une intelligence des silences, une variété de plans sonores infinis. Comment comprendre cette pénétration intime, ce naturel avec lequel le pianiste fait chanter ces pages si connues, certaines rabâchées ? « Parce que dès l’enfance, et toute ma vie, j’ai poussé la porte secrète pour trouver Mozart, dont on ne comprend même pas comment il a pu composer autant en si peu de temps. La plume ne pouvait suivre sa rapidité d’esprit. » Les doigts de Fazil, eux, la suivent, comme ils éclairent la démarche puissante et douloureuse de Beethoven, la complexité architecturale de Bach et ses émotions secrètes – le trio de musiciens qu’il sert le mieux.
La magie dure depuis plus d’une vingtaine d’années, alors qu’un merveilleux vieux producteur hongrois, André Böröcz, l’avait invité sous les étoiles du Festival de Menton. Timide, mal à l’aise, il devenait phénix dès qu’il se rivait au piano. Aujourd’hui, le phénomène n’a rien perdu de sa fraîcheur ni de sa violence. Une présence étrange, chaleureuse, qui enveloppe le spectateur et ne le lâche plus par la tension jubilatoire qui sourd de ses interprétations, et son incroyable façon de
À ÉCOUTER :
Coffret Mozart, Complete Piano Sonatas, Warner Classics, 6 CD.
CONCERTS :
jouer avec les notes : chacune lancée comme le ferait un jongleur, et recueillie en écho, rattrapée dans l’air par une main gauche qui la dessine amoureusement au-dessus des cordes. C’était en octobre 2016, au Victoria Hall de Genève, avec le Kammerorchester Basel, et le public local, pourtant réputé réservé, ne se tenait plus de joie. Elle irradiait les visages, tandis que le pianiste finissait sur une fabuleuse envolée des variations Ah ! vous dirais-je maman ! Tous sortaient allégés, tant les deux heures passées avaient élargi leur perception du monde.
C’était il y a plus longtemps, à Aspendos, splendide théâtre romain proche d’Antalya, au coeur de l’exquise Pamphylie dont les Antonins et les Sévères firent leurs délices. Il y dirigeait le Festival international de piano, et jouait, seul, Beethoven, Chopin… Puis ce fut Black Earth, ode composée par lui sur la populaire chanson kara toprak, du barde turc Asik Veysel : la foule se mit alors à bourdonner, à vrombir doucement dans la nuit, comme une antique procession psalmodiant des mots jaillis du fond de la terre anatolienne. Et Fazil jouait pour ses frères…
Car ce virtuose de haute volée est aussi un compositeur de riche inspiration, dont l’oeuvre, chambriste ou symphonique, peut s’inspirer de Camus, de Hesse ou de Dostoïevski, mais puise souvent à ses sources patrimoniales. Il en témoignera en janvier à Paris, où il partagera la scène avec Mathieu Amalric, chargé de dire des poèmes de Nazim Hikmet, qu’il illustrera du clavier. Ce sera le lendemain d’un concert plus classique, consacré à Chopin, à des pièces de sa composition, et à Mozart, bien sûr, qui, une fois encore naîtra de ses doigts avec une entière nouveauté. Mais ce serait erreur que de dire que Fazil Say fait des effets. Il est un effet à lui tout seul, un choc salutaire !
Pour l’heure, il couve sa fille de 16 ans, dit son amour pour Istanbul, qu’il aime tant retrouver entre deux tournées mondiales, parce que « là sont mes amis. J’y compose un concerto pour violoncelle, et aussi un type d’oeuvre nouveau pour moi, mon premier opéra, sur une antique légende anatolienne, mais qui sonnera comme une lecture du monde d’aujourd’hui. Je souhaite aussi créer un festival près d’Izmir, à Alaçati, pour l’amour de la côte égéenne ». Mais cet artiste secret et généreux n’aime rien tant que s’enfoncer dans l’anonymat pour s’en aller se déchaîner dans l’improvisation du jazz, qu’il adore. Nul ne joue Gershwin comme lui, et comme l’aurait sans doute joué Mozart ! Boule de vie.