SINE NOBILITATE
Moins spectaculairement génial que son contemporain P. G. Wodehouse, E. F. Benson était néanmoins le maître lorsqu’il s’agissait de moquer les moeurs de la bourgeoisie qu’il connaissait bien. On peut dire qu’il venait d’une famille d’excentriques : en ce début de XXe siècle, tous les membres de sa famille, à l’exception de son père, archevêque de Canterbury, sont homosexuels : sa mère, ses soeurs, ses frères, et lui-même. Devenu écrivain, il se spécialise dans les romans policiers et les histoires de fantômes, mais c’est en 1920, avec le cycle dit de Lucia, qu’il connaît la gloire et devient l’auteur favori de la reine mère, mais aussi de Nancy Mitford, Noël Coward, ou Evelyn Waugh (puis, quelques années plus tard, de Paul McCartney). Emmeline Lucas règne sur son village de la campagne anglaise. C’est une précieuse ridicule qui entend faire découvrir le monde merveilleux de l’art à ses voisins. Elle se fait appeler Lucia, discute dans un italien rudimentaire avec son mari Peppino (Philip), baptise les chambres de sa demeure du nom de pièces de Shakespeare et joue uniquement le premier mouvement de la Sonate au clair de lune, car les deux suivants (plus difficiles) « évoquent plus le matin ou l’après-midi ». Plus tard, Benson inventa miss Mapp, un glaçon avec du jus de citron dans les veines, avare, acariâtre, et espionnant ses voisins de la même manière. Les deux personnages furent tellement populaires qu’il les fit se rencontrer dans trois romans prévus en France à l’automne prochain. On patientera en dévorant ce réjouissant tome inaugural contenant les deux premiers livres de Lucia, le premier de miss Mapp et une nouvelle inédite : c’est Bouvard et Pécuchet dans un Downton Abbey petit-bourgeois.
d’E. F. Benson, Payot, 957 p., 20 €. Traduit de l’anglais par Yves-Marie Deshays et Patrick Micel.