ON CÉLÈBRE KRISHNA ET SON ÉPOUSE RADHA, LES AMANTS ÉTERNELS
En Inde, à chaque équinoxe de printemps, on sort les pistolets… chargés d’eau colorée. Pendant deux jours, le pays entre dans une transe collective à l’occasion de Holi : fête des couleurs, du printemps, du pardon, de la joie, de l’amour et de la victoire du bien sur le mal… Holi, c’est tout cela à la fois ! De Siliguri à Amritsar en passant par Jodhpur, une tempête multicolore s’abat sur le nord de l’Inde chaque année, à la mi-mars. La date exacte est déterminée par le panchang, le calendrier astrologique hindou qui fait autorité dans le pays en matière de fêtes religieuses, mais également de mariages, de récoltes ou de contrats d’affaires. Le jour dit, comme dans les plus folles chorégraphies de Bollywood, une marée humaine envahit les rues sur fond de chants et de danses traditionnels. Dans la ville de Vrindavan, entièrement repeinte en rouge pour l’occasion, une foule toute de blanc vêtue se lance dans une gigantesque bataille d’eau colorée à grand renfort de seringues, de ballons et de fusils à eau. Les poudres de pigments s’entremêlent dans les airs, formant un arc-en-ciel au-dessus de la ville transformée en théâtre vivant. Dans les temples, devant les échoppes, à l’arrière des rickshaws, aux fenêtres des immeubles défraîchis : partout, des scènes de liesse populaire hautes en couleur. A chaque coin de rue, des étals fleurissent. Des marchands ambulants vendent dans de grands sacs cette poudre teintée appelée gulal. Chaque pigment de couleur, obtenu à partir de plantes séchées et broyées, a une signification bien précise. Un peu de vert pour l’harmonie, d’orange pour l’optimisme, de bleu pour la vitalité, de rouge pour la joie et l’amour.
Des jets de peinture jaillissent à chaque pas de porte, se déversent depuis les toits des maisons et se répandent sur les visages hilares. Personne n’y échappe, pas même les vaches sacrées ! Dans l’euphorie générale, les spectateurs n’ont d’autre choix que d’endosser le rôle d’acteur – parfois bien malgré eux. « Bura na mano, Holi hai ! » , crie joyeusement un enfant à une jeune femme, visiblement échaudée après avoir reçu un plein seau de peinture sur la tête. « Ne vous fâchez pas, c’est Holi ! » , scande le gamin, ravi de cette excuse imparable… Le jour d’Holi, tout est permis. Ruisselant de peinture de la tête aux pieds, un groupe de femmes se poursuit en riant comme des gamines. Seules les mèches de cheveux blancs qui s’échappent de leur voile chatoyant trahissent leur âge. Elles sont des figures incontournables à Vrindavan, surnommée la « ville des veuves », où environ 2 000 d’entre elles ont trouvé refuge après avoir été rejetées par leurs familles à la mort de leur mari. Traditionnellement tenues à l’écart
des festivités religieuses, les veuves s’en donnent à coeur joie ce jour-là. « Nous dansons, chantons et plaisantons ensemble. La nourriture, en particulier les confiseries de Holi, me rappellent l’époque où mon mari était vivant », sourit avec gourmandise l’une d’entre elles, qui annonce 85 printemps.
Jeunes et moins jeunes, riches et pauvres, hommes et femmes :
lors de Holi, tout le monde s’arrose et s’amuse d’égal à égal, mû par un élan de fraternité qui abolit castes et frontières dans un pays habituellement fractionné. C’est le jour où l’on efface ses dettes, où l’on oublie ses rancoeurs et, même, où « les inférieurs ont le droit d’insulter tous ceux devant qui ils ont dû s’incliner pendant toute l’année » , selon l’écrivain indianiste Alain Daniélou. « C’est le temps de l’amour et du pardon ! » résume Nishu Dhankhar, 21ans, sa longue natte ébène dégoulinant de peinture rouge. « Contrairement aux apparences, quand tu balances une bassine à la figure de quelqu’un, c’est en fait une promesse d’honnêteté et de fraternité pour toute la vie ! », s’esclaffe cette étudiante originaire du Kerala, qui a traversé tout le pays pour assister aux festivités dans l’Uttar Pradesh.
Dans cette province rurale du nord de l’Inde, on célèbre ce rituel ancien en l’honneur des « amants éternels », Krishna - figure centrale de l’hindouisme et réincarnation du dieu Vishnu - et son épouse Radha, dans le respect d’une tradition
LE JOUR D’HOLI, TOUT EST PERMIS ET L’ESPRIT DES CASTES ABOLI
millénaire. Les célébrations s’étalent sur dix jours et ont lieu chaque jour dans un village différent : à Mathura et à Barsana, où les dieux sont nés, à Nangdaon, où Krishna a passé son enfance, à Vrindavan, où ils ont vécu… Des villages de l’Inde reculée, dont les seules richesses sont les temples magnifiques. Dans celui de Radha Rani, les milliers de fidèles qui se pressent dans l’enceinte sont arrosés de peinture à grands coups de lances-incendie. La plupart sont de petits paysans venus célébrer le travail accompli lors de la dernière moisson d’hiver et faire des offrandes pour favoriser les récoltes à venir. Avec leur barbe et leurs cheveux longs multicolores, certains ont des airs de Christ de carnaval. La foule offre un défilé surréaliste de visages aux nez jaune, aux bouches bleutées, aux chevelures roses et hirsutes, comme autant de créatures échappées de la mythologie hindoue.
La légende raconte que Krishna, qui avait la peau bleue, jalousait le teint clair de la belle Radha. Sur les conseils de sa mère, le dieu envieux aurait appliqué de la couleur sur le visage de sa bien-aimée pour gommer toute différence entre eux. Contre toute attente, Radha aurait adoré ce geste audacieux et lui aurait envoyé en retour de la peinture à la figure. Rapidement, leurs amis se seraient mêlés à leurs jeux, et ainsi serait née la fête de la couleur. Un peu partout dans la ville, des chorégraphies font revivre les scènes fondatrices d’un lointain passé. Abrités sous des boucliers, des hommes subissent stoïquement les coups de bâton administrés par des femmes drapées dans leurs saris colorés. Les rangées de bracelets accrochés à leurs poignets teintent comme des cymbales, rythmant ce remake de l’opposition ancestrale entre les hommes du village de Nandgaon et les femmes du village de Barsana. Aujourd’hui encore, les unions sont interdites entre les deux villages. Le dernier jour des célébrations, dans le temple de Dauji, situé à une trentaine de kilomètres de Mathura, l’ambiance monte d’un cran : les hommes sont non seulement frappés, mais également déshabillés par les femmes. La scène a de quoi surprendre, au sein d’une société pudique et patriarcale à la fois.
Mais ces démonstrations de « girl power » ne doivent pas masquer la face plus sombre de la fête des couleurs. Chaque année, des bandes de jeunes garçons alcoolisés profitent du joyeux tumulte pour se livrer à des attouchements. Dans un contexte national marqué par la recrudescence des viols et des violences sexuelles, beaucoup de jeunes Indiennes ne se risquent plus dehors à la nuit tombée. La journaliste Sukhmani Waraich se souvient avoir adoré Holi lorsqu’elle était enfant. « Mais aujourd’hui, c’est devenu un festival à craindre » , écrivait-elle dans un article rédigé à l’occasion des célébrations de l’an dernier, au cours desquelles trente personnes ont trouvé la mort dans l’état de l’Uttar Pradesh. Loin des faits divers, l’esprit bon enfant de Holi s’exporte depuis quelques années hors des frontières de l’Asie. Très prisée sur les campus américains, où on l’aime rock comme aux grands jours de Woodstock, la fête des couleurs a rapidement éclaboussé l’Europe où l’on propose des « expériences holiesques » sous forme de rave party ou de pique-nique… Des célébrations qui n’ont plus grand-chose à voir avec la tradition hindoue, mais qui se répandent un peu partout comme une traînée de poudre… colorée. ■
DES FESTIVITÉS AUTANT IRRÉVÉRENCIEUSES QUE DÉLIRANTES