UN RUBAN DE SABLE CLAIR RELIE LES ÎLES ENTRE ELLES
L’air est vif et une lumière sans faille éclaire les prairies émeraude et les falaises cramoisies de l’île du Havre aux Maisons, dans l’archipel des îles de la Madeleine, pur joyau d’un bout du monde.
Bondissant
de vague en vague, les Zodiac nous emportent vers l’Akademik Ioffe ancré au large. La passerelle est jetée le long de la coque. Nous embarquons pour une croisière « d’expédition » de dix jours vers les régions isolées de la baie laurentienne. Notre pérégrination maritime croisera les routes repérées par les Vikings dès le Xe siècle. Celles que les pêcheurs basques, bretons et normands fréquentaient déjà au XVIe. Celles aussi des explorateurs tel l’Anglo-Italien John Cabot qui aurait découvert Terre-Neuve en 1497. De Jacques Cartier, évidemment, qui prit possession du Canada en 1534, au nom de François Ier. De Champlain, fondateur de Québec en 1608, ou de Cook, qui dressa des cartes si précises de la baie du Saint-Laurent, qu’elles permirent aux Anglais de s’en emparer. Les regards se portent une dernière fois vers le rivage du Cap
Breton et la forteresse de Louisbourg. Edifiée par les Français en 1713, puis rayée de la carte par les Anglais en 1760, elle fut surnommée le « Gibraltar du Nouveau Monde ». Celle que l’on visite aujourd’hui, en compagnie de guides et de comédiens costumés, est une fidèle réplique de ce qui fut l’un des symboles forts de la Nouvelle-France. L’un des ports maritimes les mieux achalandés d’Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Dès ses premiers pas sur l’Akademik Ioffe, le croisiériste averti comprend que cette navigation ne sera pas comme les autres. Sportive, sûrement ! Zodiac, vélos, kayaks ou paddle boards s’entassent sur le pont. Mais les adeptes du farniente, eux, repasseront. Pas de transats, ni de piscine… Le navire est fonctionnel, son confort, basique, et son équipage, russe et discret. Bateau de recherches océanographiques, il a participé en 2014, avec One Ocean Expeditions, à la localisation de l’épave de la bombarde HMS Erebus de John Franklin, en quête du passage du Nord-Ouest. Elle était demeurée introuvable depuis 1845.
L’Ioffe glisse maintenant dans le silence sur un océan réputé redoutable mais qui, pour l’heure, se montre clément. Le cap est mis sur Sable Island. Si le nom n’évoque rien pour les Français, il est un mythe pour les Canadiens. Ses perfides bancs de sable ont semé la terreur chez bien des marins et son surnom de « cimetière de l’Atlantique » n’est pas usurpé : pas moins de 350 naufrages s’y sont produits depuis les premiers rapports officiels en 1853, faisant plus de 10 000 disparus. Isolée à plus de 175 kilomètres des côtes de la Nouvelle-Ecosse, noyée dans un épais brouillard 127 jours par an, l’île se fait mystérieuse. Long cordon dunaire étiré sur près de 43 kilomètres de long pour 1,3 kilomètre de large, Sable Island est un parc national depuis 2011. Trois cent cinquante espèces d’oiseaux, la plus grande colonie de phoques gris au monde (394 000 individus) étudiés et protégés par une poignée de chercheurs et quelques gardes le justifient. Mais ce qui fait fantasmer l’amateur de rareté, c’est surtout sa horde d’un demi-millier de chevaux vivant à l’état sauvage. Ils seraient, dit-on, les descendants des équidés confisqués par les Anglais aux Acadiens au milieu du XVIIIe siècle lors du Grand Dérangement…
Sous le regard inquisiteur de quelques phoques, la tête sortie hors de l’eau façon périscope, la flottille de Zodiac débarque ses passagers exaltés, ravis de faire partie des rares privilégiés qui ont l’opportunité de fouler du pied ces dunes et rivages de sable clair. « Gardez une distance d’au moins 20 mètres avec les chevaux sauvages ! » Plus facile à dire qu’à faire ! La crinière jusqu’au jarret, ils se montrent curieux, et s’approchent des visiteurs au comble de l’émotion.
De retour à bord, le navire reprend paisiblement sa route sur une mer d’huile, pique vers le Québec représenté par le chapelet des îles de la Madeleine qu’un ruban de sable fin relie entre elles. En arrière-plan de falaises rubicondes, des prairies vallonnées essaiment des fermes laitières, des villages de pêcheurs et de villégiatures aux façades acidulées et aux
noms français. Les Indiens micmacs ont certes fréquenté assidûment cet archipel éloigné, mais ce sont les Acadiens qui, dès le traité d’Utrecht en 1713, s’y installèrent, fuyant les Anglais. Leur drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge orné d’une étoile d’or, flotte toujours fièrement contre vents et marées. Quand à l’aube du cinquième jour, sous un soleil éclatant, l’Ioffe jette l’ancre à Percé, la croisière prend des airs de camp d’été. Kayak ou paddle board, vélo ou marche, chacun choisit sa manière d’aborder cet Etretat de la péninsule gaspésienne. Si les Espagnols et les Portugais ont trouvé l’or et l’argent en Amérique latine, les Français et les Anglais auront découvert dans cette Amérique du Nord, la morue qui valait son pesant de protéines. La région que nous découvrons en fut l’un des plus grands centres de traitement. Un musée lui est d’ailleurs consacré où l’on apprend tout sur ce cabillaud qui, une fois salé et séché, fit durant plus de cinq cents ans les beaux jours de la baie du Saint-Laurent. Une époque où « les morues étaient aussi grandes que des hommes », les pêches si miraculeuses que « l’on se contentait de jeter à l’eau de vulgaires paniers que l’on remontait pleins à ras bord ».
Plus loin, à tribord, l’île Bonaventure réserve d’autres surprises. Aux commandes du Zodiac qui nous y mène, le naturaliste et ornithologue Jacques Sirois s’enflamme : « C’est le must see location, le clou de la croisière ! Nous allons observer la plus grande colonie de fous de Bassan d’Amérique du Nord ! » Cinquante et un mille couples, blancs comme neige, les yeux bleus comme un ciel clair, et leurs oisillons échevelés. Aucune gêne apparente pour ces fous du plongeon à plus de 100 km/h, qui paradent et s’accouplent, couvent et braillent. En lignes et à espaces réguliers, ils tracent au sol comme un immense échiquier déformé qui n’est pas sans évoquer les dessins de Maurits Cornelis Escher.
Au sixième jour, nous longeons les côtes du Labrador raboteuses et rabotées par les anciens glaciers. Posé sur les hauteurs, un cairn de 5 ou 6 mètres de haut rappelle que Cook est passé par là. Il en fit ériger plusieurs dans la baie pour les besoins de la navigation triangulaire.
La première de nos escales au coeur du Parc national du Gros
Morne, sera Terre-Neuve, classé au patrimoine mondial de l’Unesco pour sa géologie exceptionnelle. Aller à Tablelands, vaste désert minéral, gorgé de nickel, de cobalt et de fer, c’est un peu comme voyager dans le temps jusqu’aux origines du monde. Ce panorama vallonné couleur safran fut chamboulé par la tectonique des plaques qui, par un heureux hasard, fit remonter ce manteau terrestre à la surface. Un phénomène rarissime, visible seulement en quelques points du globe. Un terrain particulier choisi pour ses spécificités par les chercheurs de la Nasa qui y étudient les possibilités de la vie sur Mars…
Sur la côte, les fjords profonds couverts d’épineux, de plantations de thé du Labrador odorant et de myrtilliers, se succèdent. Les villages côtiers se préparent à l’hiver. A Trout River, on fend une bûche, on boit une gorgée de bière, et l’on re-
LE DRAPEAU TRICOLORE, PLANTÉ PAR LES ACADIENS EN 1713, FLOTTE ENCORE
met ça ! Une bicoque avec fenêtres et rideaux sert d’étable pour une vache et son petit. Helen Howe, elle, tricote des moufles et des chaussettes multicolores pour les céder au mieux, à un touriste de passage…
Durant cette semaine de navigation, nous aurons courtisé des régions reculées présentes dans l’imaginaire canadien. Comme lorsque dans ce petit matin bruineux et frais au ciel pesant, nous abordons le village de Francois. Sans cédille (mais se prononce « Fréneçoué ») et sans rue. Cachée derrière l’entrée étriquée de son fjord, dont on aurait presque touché le flanc des falaises depuis le pont avant du bateau, cette petite communauté terre-neuvienne de 74 âmes est figée dans sa torpeur. La première route est à quatre heures de ferry. Dans ce bout du monde aux maisons colorées, aux confins du triste et du beau, une voix perce le silence : « Hey Georges, arrête de causer, le traversier (ferry) est là ! »
UNE ANCIENNE PLAQUE TOURNANTE DU TRAFIC D’ALCOOL
C’est chahutés par une belle houle que l’on atteint le matin sui
vant, Saint-Pierre-et-Miquelon… et Langlade qu’on a tendance à négliger. Battu par les vents, cet archipel lointain d’à peine 50 kilomètres de long - îlots et écueils inclus -, autrefois réputé pour son commerce de la morue, fut aussi une importante plaque tournante du trafic d’alcool durant la prohibition américaine. La grande majorité des Nord-Américains à bord, y compris les Québécois, ignorait l’existence de cette dernière enclave française sur leur territoire.
« Ah oui, il ne sera vraiment pas possible de payer nos croissants en dollars, vraiment ? » Qu’importe cette ignorance, et n’en déplaise à Voltaire qui portait si peu d’intérêt aux belles terres canadiennes, ces « quelques arpents de neige » accrochés à leurs certitudes, vestiges opiniâtres des anciennes et vastes possessions de la Nouvelle-France, ont fêté leur bicentenaire en 2016… Mais déjà, les Zodiac fendent les flots vers l’îlot du Grand Colombier, au large de Saint-Pierre. Heureux, au chaud, à l’abri des embruns dans nos équipements étanches, jumelles à portée de main - le tout fourni par One Ocean Expeditions -, nous nous sentons comme chargés d’une dernière mission fondamentale : l’observation de colonies de pingouins tordas, de guillemots à miroir et de macareux moines !
En fin d’après-midi, un brouillard à couper au couteau envahit en une fraction de seconde la zone d’évitage de la rade du port de Saint-Pierre. Ses parages ont vu s’échouer pas moins de 700 navires en deux cents ans ! Le dernier date de 2008, il s’agissait d’un caboteur roulier, le Cap Blanc. Autant dire qu’à la passerelle, Gennadiy Poskonnyi, notre discret capitaine russe à moustaches, ne se dessoude pas de ses jumelles braquées sur l’horizon. Lentement, l’Akademik Ioffe entame un demi-tour pour rejoindre le large et notre destination finale. La passe W1du Nord-Est se laisse apprivoiser tandis que SaintPierre et ses bâtiments colorés s’évanouissent dans les limbes. ■