Le Figaro Magazine

En vue : Bernard Pivot

- • ÉLISABETH BARILLÉ

Il a longtemps régné sur nos vendredis soir. Pour « Apostrophe­s », l’émission la plus regrettée du PAF, il a été le confesseur des timides, le miroir des vaniteux, l’émissaire des inatteigna­bles. Sa passion fixe l’a propulsé à la tête d’un mensuel, puis aux tribunes des championna­ts du monde d’orthograph­e. Il a prudemment refusé le trône à ressorts du « 20 heures » , mais pas le frisson d’une dernière aventure culturelle.

Aujourd’hui, presque soixante ans après ses débuts au Figaro littéraire, et seize ans après la dernière de « Bouillon de culture », Bernard Pivot est un homme libre, enfin. Libre comme l’est la mémoire quand on prend le temps de cheminer en elle et qu’elle nous balade, impérieuse ou frivole, paresseuse ou grave, instillant, d’un souvenir à l’autre, la tentation du « tous comptes faits » . Ecrire, quand on avance en âge, c’est souvent se revisiter, non sans quelques arrangemen­ts avec soi-même. Voici donc La mémoire n’en fait qu’à sa tête, livre dans lequel il se raconte, un peu. Le pacte du tout dire ? Un jeu de dupes, à l’entendre.

Dix heures du matin dans un vaste salon moins encombré qu’on ne se l’imaginait ; des livres, bien sûr, choisis entre les milliers reçus, et agencés sans arrogance, comme la plus rassurante des tribus. Bernard Pivot, mèches blanches et veste tweed, n’en fait pas mystère : « Je suis un grand lecteur d’autobiogra­phies, mais de là à en écrire une, non. L’exercice m’a toujours paru un peu faux. La mémoire n’est pas chronologi­que, je la compare volontiers au dictionnai­re qui aligne des mots sans rapport les uns aux autres. Elle est tout aussi touffue et imprévisib­le. » Un parfum enfermé dans une chevelure, quelques notes au clavier, une gâterie fondante : autant de clés pour se souvenir. La petite madeleine du roi Lire ? Tantôt une page, tantôt une phrase, ou juste un mot… « Plus je vieillis, plus mes lectures sont ponctuées d’arrêts commandés par ma mémoire […] Elle n’est pas la partie la plus vaillante de ma petite personne […] elle aime bien cependant déclencher sur moi des ricochets semblables à ceux obtenus par ces petites pierres plates que je faisais rebondir sur la surface étale des étangs… » lit-on en prologue de ces « antimémoir­es » cousues avec autant de modestie que d’impertinen­ce – la formule magique d’Apostrophe­s – autour d’un impératif catégoriqu­e du journalism­e : ne jamais raser son lecteur. L’intéressé corrige le diagnostic : « L’ennui, c’est en moi-même d’abord que je le chasse, je n’aime écrire que sur des choses qui m’amusent, et puis j’ai le souffle trop court pour les gros pavés, je suis à mon meilleur dans le bref. »

Ni un sprinter ni un coureur de fond, dit-il encore de luimême, mais un promeneur, volontiers primesauti­er, qui refuse la tyrannie du genre unique, pour en pratiquer plusieurs, à sa guise. Oser l’art de la griffe (Mauriac et Druon), deviser en moraliste sur les avantages de la « gueule de l’emploi » (Emile Ajar) ou la photogénie, parfois encombrant­e, des écrivains (Le Clézio, Semprún), disserter avec le prince de Ligne sur l’impolitess­e des puissants, défendre « la grâce zéphyrienn­e » de l’accent circonflex­e avec ses collègues de l’Académie Goncourt, « des gourmets enjoués et blagueurs » , en tout point opposés aux « purs esprits » du quai Conti, enrôler la poétesse Louise Labé, Lyonnaise comme lui, pour une Apostrophe­s de rêve… Le « mesmotsria­liste » s’autorise tout, jusqu’aux vertiges des confession­s.

Libéré, il faut l’être en effet, et pas qu’un peu, pour miner d’aveux sa propre statue. On apprendra ainsi que Bernard Pivot a commencé son exceptionn­elle carrière littéraire comme négociant en vins, qu’il a écrit plus de lettres d’amour qu’il n’en a jamais reçues, qu’il a longtemps sucé son pouce et qu’il adore toujours mater les trésors que l’occasion lui offre, d’échancrure­s en décolletés. « A mon âge, l’autocensur­e n’est plus de mise. Cela dit, j’ai donné le manuscrit à lire à mes filles, histoire de m’assurer que je n’en faisais pas trop. » Le « Petit Rimbaud » comme le surnommait, au siècle dernier, Renée Massip, prix Interallié 1963, fêtera ses 82 ans en mai. Il ne pensait pas atteindre cet âge en si grande forme. Il n’a aucune idée de l’après, juste un espoir, en ultime facétie : « J’ai toujours eu de la chance dans la vie. Je ne la vois pas me faire faux bond au dernier moment. »

 ??  ?? Dans « La mémoire n’en fait qu’à sa tête » (Albin Michel, 228 p., 18 €), Bernard Pivot ouvre le coffre à souvenirs d’une vie scellée par la passion du livre. Plus libre que jamais à 82 ans, le roi Lire passe aux aveux. Avec humour et sans nostalgie.
Dans « La mémoire n’en fait qu’à sa tête » (Albin Michel, 228 p., 18 €), Bernard Pivot ouvre le coffre à souvenirs d’une vie scellée par la passion du livre. Plus libre que jamais à 82 ans, le roi Lire passe aux aveux. Avec humour et sans nostalgie.

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