Le Figaro Magazine

UNE ALLÈGRE DÉSINVOLTU­RE

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Certains écrivains sont plus fragiles que d’autres. Nous pouvons enfin lire les textes qui ont assassiné l’un des plus fins stylistes du siècle précédent : quinze nouvelles inédites et trois synopsis de films réunis sous un titre macabre, I’d Die for You, qui est devenu ensuite une chanson de Prince (avec le même résultat : méfions-nous de ce genre de promesses, elles sont toujours tenues). Ce trésor a été découvert par une universita­ire à la bibliothèq­ue de Princeton en 2015. Ces travaux alimentair­es, datant de la seconde moitié des années 1930, furent refusés par différents journaux pour excès de pessimisme. Il y est question de pauvreté, d’alcoolisme, de folie, d’hôpitaux, d’éditeurs sans goût, d’actrices écervelées. L’Amérique y apparaît moins glamour qu’avant la crise de 1929 : la fête est finie, les flappers sont flapies. Et si Fitzgerald s’était suicidé en déménagean­t à Hollywood ? Il ne s’est jamais remis de l’accueil décevant de Gatsby (1925), ni de l’échec commercial de Tendre est la nuit (1934). On sent dans ces histoires un chagrin et même une révolte anarchiste. L’idole des Années folles n’a pas supporté la mendicité. Il est mort en 1940 pour ne pas devenir communiste et se faire virer des Etats-Unis comme Charlie Chaplin. Disons-le tout net : certaines de ces nouvelles sentent la poussière. Elles ne sont pas toutes du niveau d’Un diamant gros comme le Ritz ou de Babylon revisited. Mais F. Scott Fitzge- rald, même aigri, reste infiniment plus touchant que n’importe quel scribouill­ard contempora­in au sommet de son art. Un grand écrivain reste grand, y compris quand il bâcle. Fitzgerald est incapable de médiocrité. Il dilapide son génie dans ce livre comme un prince russe balance les verres de vodka par-dessus sa redingote : « Ne me prends pas dans tes bras, reste là où je peux te voir » ; « Pour l’instant, je fais partie de ces gens détestable­s qui ont tout pour être heureux » ; « Je vais monter dans un bus sur la 5e Avenue, et je verrai bien où ça me mènera » ; « Elle avait dix-huit ans, cette peau veloutée dont les peintres italiens de la Décadence ont doté leurs angelots… ». Nous, lecteurs fanatiques, ramassons ces pépites avec émerveille­ment et remercions un tel artiste d’avoir gâché son talent avec une aussi allègre désinvoltu­re. Avis aux éditeurs : quand publierez-vous les 22 nouvelles inédites de J. D. Salinger parues dans les mêmes magazines que Fitzgerald durant les années 40 ? Il y a beaucoup de similitude­s : le ton déboussolé, les dialogues imprévisib­les, l’humour, la tragédie, la grâce.

Je me tuerais pour vous, de Francis Scott Fitzgerald, Grasset, 477 p., 23 €. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, l’excellent traducteur de Derniers feux sur Sunset de Stewart O’Nan (L’Olivier), fastueuse reconstitu­tion des dernières années de la vie de Fitzgerald.

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