JACQUES JULLIARD “À GAUCHE, LA CULTURE DE GOUVERNEMENT EST EN TRAIN DE DISPARAÎTRE”
Le grand historien de la gauche analyse la campagne présidentielle sur fond d’effondrement de la social-démocratie en Europe. Il revient sur le quinquennat de François Hollande, la stratégie perdante de Benoît Hamon et le phénomène Macron, « candidat des
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
Macron, Mélenchon, Hamon, Hollande : au seuil du premier tour de la présidentielle, Jacques Julliard dessine le paysage d’une gauche dévastée. Pour l’historien et théoricien, la social-démocratie traverse une crise profonde car l’alliance du progrès et de la justice, de la bourgeoisie et du peuple, sur laquelle elle est fondée, s’est brisée sur fond de « mondialisation heureuse » et de montée en puissance de l’islamisme. Une nouvelle alliance contre nature entre les métropoles et les banlieues, les bobos et les minorités, voit le jour tandis que la majorité des ouvriers, employés, artisans et petits commerçants se tournent vers le Front national. Pour Julliard, qui veut croire à une social-démocratie rénovée, la gauche sans le peuple n’a pas de sens. Si elle ne veut pas disparaître, elle doit renouer socialement, mais aussi culturellement, avec les classes populaires.
Ala veille du premier tour de la présidentielle, la gauche est explosée façon puzzle. Comment en est-on arrivé là ? D’abord, un constat global. Ni la gauche ni la droite n’ont jamais représenté 51 % des voix en France. Il y a toujours eu des voix centristes. Cependant, je me souviens de Mitterrand disant : « La gauche, c’est environ 43 % des voix. » Depuis quelques années, la gauche ne pesait plus qu’environ 35 % des voix. Elle est désormais menacée de descendre en dessous de 30 % des suffrages. Les voix promises à Mélenchon et Hamon ainsi qu’aux petits candidats trotskistes ne représentent pas plus. La gauche classique est ainsi tombée de 43 % à moins de 30 %.
Il y a deux phénomènes qui expliquent ce basculement. D’abord, ce que j’appelle le paradoxe de la social-démocratie. Il s’agit d’un phénomène français, mais aussi européen et mondial. La social-démocratie au sens large du terme, qui a longtemps dominé l’Europe, est aujourd’hui presque partout en recul notamment en Espagne, où elle est menacée de tronçonnement comme en France ou en Angleterre où, sous la forme de la « corbynisation », elle est promise à rester dans l’opposition. Dans le monde, le grand parti brésilien de Lula ou le Parti démocrate aux Etats-Unis sont aussi en difficulté.
Or, paradoxalement, la demande de social-démocratie n’a jamais été aussi forte. Partout – en Chine, en Inde ou au Brésil, mais aussi en Europe –, les classes populaires réclament une protection sociale associée à un minimum de liberté. Ceux qui disent que la social-démocratie appartient au passé se trompent. D’ailleurs, même la droite, dans la plupart des pays, est obligée de tenir compte de cette exigence plus moderne qu’on ne le croit. En France, précisément, nous assistons au même phénomène de crise de la social-démocratie. Ceux qui disent que tout est de la faute de François Hollande se trompent. Dans d’autres pays, des présidents différents sont arrivés au même résultat.
François Hollande, que vous avez soutenu, a néanmoins une part de responsabilité…
François Hollande a perdu le contrôle du parti, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps à un chef socialiste au pouvoir. En cours de mandat, il a vu les frondeurs le quitter et, lors de la primaire, devenir majoritaires au sein du Parti socialiste. Du point de vue institutionnel, c’est une défaite incroyable. Il avait été secrétaire du PS pendant des années et passait pour un homme d’appareil capable de manoeuvrer. En réalité, il a fait preuve de trop de faiblesse au début de son mandat, laissant les opposants au sein de son parti s’affirmer jusqu’au point où il a perdu le pouvoir de les faire rentrer au bercail ou de les sanctionner sérieusement.
Dans cette césure de la social-démocratie, il y a eu aussi le poids des militants contre le poids des électeurs. C’est la partie la plus militante du PS qui a fait le succès de Hamon, comme d’ailleurs à droite la partie la plus militante des Républicains a fait le succès de Fillon face à Juppé. Ce qui s’est passé durant cette primaire qui a tout déterminé, c’est bien une revanche des militants sur l’électeur moyen. Tout cela marque au moins provisoirement la fin de la culture de gouvernement à l’intérieur de la gauche. Si on se réfère aux historiens du socialisme, il y a toujours eu une réticence du socialisme français à l’idée même de gouverner. L’action convergente de plusieurs hommes différents avait →
→ provisoirement établi une culture de gouvernement à l’intérieur de la gauche. C’est l’oeuvre essentielle de Mitterrand, mais aussi de Rocard ou de Jospin et même de Hollande. Tous pensaient que la gauche devait s’opposer à la droite pour établir une alternance. Le dispositif actuel, avec quatre candidats à la gauche de Hollande et aucun sur le terrain de la social-démocratie, signifie la fin de cette volonté. Pour la première fois depuis longtemps, la social-démocratie n’est pas représentée dans une élection présidentielle. C’est bien la perte par Hollande de l’appareil qui explique ce dispositif baroque qui fait qu’une partie de cet électorat va se tourner pour la première fois depuis longtemps vers un candidat centriste comme Macron.
Macron n’est-il pas social-démocrate, justement ?
Emmanuel Macron n’est pas de gauche et il ne s’en cache pas. Le candidat d’En marche ! peut avoir certaines idées de gauche. Cependant, il ne s’inscrit pas dans la tradition de la gauche institutionnelle et partitaire. Son projet souffre d’un manque très fort d’ancrage dans les classes populaires, qui ne sont guère représentées sociologiquement dans son électorat. Il est le candidat des bobos, des intellectuels et des banquiers, pas celui des ouvriers, des employés, des commerçants, des artisans. Politiquement, sa démarche s’apparente beaucoup à ce que Léon Blum avait appelé « la troisième force »
en 1947, au début de la IVe République, quand deux mouvements contestaient déjà le « système » : le RPF du général de Gaulle et le Parti communiste. L’arc gouvernemental était rétréci aux partis qui n’étaient ni gaullistes ni communistes. Il y avait là quelque chose de commun avec la situation actuelle.
Or la troisième force a deux inconvénients. D’abord, ellenepermetpasl’alternance,saufàdonnerlamajorité à un parti extrémiste. S’il y avait une troisième force du type En Marche !, l’alliance avec la gauche radicale ou avec le FN serait aussi impensable aujourd’hui que sous la IVe République avec les gaullistes ou les communistes. Or, la nature même de la démocratie, c’est l’alternance. Lorsqu’on est mécontent d’une majorité, on la change. Cela permet de fonctionner sans coup de force ni crise de régime. L’autre inconvénient, qui est de nature sociologique, c’est que la troisième force consiste en réalité à couper les deux bouts de l’omelette en excluant de l’arc gouvernemental tous les éléments populaires qui se reconnaissent dans le discours du FN ou de la gauche radicale. C’est un danger mortel pour la démocratie, car la fonction gouvernementale se réduit aux classes possédantes et à la bourgeoisie intellectuelle intégrée. Cela ne permet pas de résoudre le problème dont on sent bien qu’il domine la campagne actuelle et qui est à la source du malaise, c’est-à-dire le divorce entre les élites et les classes populaires.
Comment expliquez-vous ce divorce ? Au-delà du cas français, celui-ci est-il lié à la mondialisation ?
Historiquement, la gauche est fondée sur l’alliance entre l’idée de progrès et l’idée de justice. Tout au long du XIXe siècle et d’une grande partie du XXe siècle, c’est ainsi qu’elle s’est définie : le progrès technique, de la science et de l’industrie, devait aller de pair avec l’amélioration de la condition des classes populaires. C’est la grande idée socialiste de SaintSimon : l’alliance des ingénieurs et des ouvriers. Longtemps, la gauche a vécu sur cette idée que le progrès allait forcément dans le sens de la justice, conformément à la philosophie de l’histoire. Il y avait une sorte d’optimisme formidable dont Marx était représentatif et qui consistait à dire que le progrès était inscrit dans les astres. Cette idée du progrès est aujourd’hui remise en cause, car les classes dominées des pays dominants ont cessé de croire à un progrès qui ne les favorise plus. De sorte que l’alliance a éclaté. Une partie de la gauche fait le choix prioritaire du progrès et une autre, celui de la justice. Il y a ceux qui disent que le progrès, depuis peu, ne va plus dans le sens que prédisait Marx et ceux qui, comme Hollande, expliquent que le progrès est de toute façon préalable aussi bien chronologiquement que logiquement. Pour eux, il faut d’abord produire des richesses pour pouvoir ensuite les redistribuer tandis que, pour les premiers, il faut instaurer immédiatement la priorité à la justice, fût-ce au mépris des équilibres économiques. Au fond, les sociaux-démocrates de droite se situent à l’échelle du gouvernement d’une nation entière, les sociaux-démocrates de gauche veulent d’abord faire profiter leur clientèle de leur passage au pouvoir. Cela rejoint la question que vous me posez. Si elle ne représente pas forcément un progrès au sens philosophique du terme, la mondialisation incarne le mouvement actuel de l’histoire. Or, pour la première fois, cemouvementnebénéficiepasauxclassespopulaires, du moins dans les pays riches. Il est donc venu briser l’alliance traditionnelle entre le progrès et la justice. Pour les classes populaires, la mondialisation n’est pas synonyme de progrès et de justice, mais de fermeture d’usines, de chômage de masse et d’insécurité physique et culturelle. Dès lors, de la social-démocratie ne reste plus qu’une gauche bourgeoise clientéliste sans la justice ni le peuple. Comme l’a bien montré le géographe Christophe Guilluy, à l’alliance traditionnelle entre le progrès et la justice, entre la petite bourgeoisie et les classes populaires, est venue se substituer une nouvelle alliance entre les grandes métropoles et la banlieue, entre les bobos et les « immigrés ».
La gauche radicale et le FN se disputent désormais les classes populaires…
Si une petite partie du monde ouvrier continue de se reconnaître dans la gauche radicale, celle-ci s’adresse avant tout à une petite bourgeoisie qui comprend d’anciens frondeurs, des vétérans du communisme, des Nuit debout, des « économistes atterrés », des féministes de la treizième heure, des intermittents du spectacle, des écolos libertaires et j’en passe. Tout cela au détriment de « la France périphérique » de Guilluy, c’est-à-dire des ouvriers, des employés, des artisans, des petits commerçants, qui se tournent désormais vers Le Pen. En termes de classes, cela traduit un paradoxe étonnant : les classes populaires sont désormais davantage à droite tandis que les classes bourgeoises, en particulier la bourgeoisie intellectuelle, sont plutôt à gauche. Ce →
L’islam est le passager clandestin de cette campagne. Entre ceux qui votent FN et ceux qui votent Mélenchon ou Hamon, il y a essentiellement un clivage sur cette question
→ paradoxe s’explique en particulier par un élément dont on parle peu dans la campagne qui est l’attitude de cette gauche à l’égard du terrorisme, de l’islam et, plus largement, des questions d’immigration et de communautarisme. L’islam est le passager clandestin de cette campagne. Entre ceux qui votent Front national et ceux qui votent Mélenchon ou Hamon, il y a essentiellement un clivage sur cette question. Sur les autres, qu’il s’agisse de l’Europe ou des questions économiques, il n’y a pas beaucoup de différences entre Marine Le Pen et Mélenchon.
Le succès de Mélenchon semble dépasser le cadre traditionnel de l’extrême gauche…
Il le doit davantage à sa personnalité qu’à son programme. Il est peu probable que les gens aient été séduits par la VIe République ou la fuite en avant dans les dépenses publiques. Mais, brusquement, les spectacles télévisés ont fait apparaître la supériorité médiatique de Mélenchon sur Hamon et sur la plupart des candidats. C’est un homme cultivé et un excellent tribun, ce qui lui a permis de faire mouche. Il y a chez Mélenchon un côté Chávez, mais aussi un homme qui déjeune à l’occasion chez Jean d’Ormesson : une face révolutionnaire un peu grimaçante et une face policée, patriotique, enracinée dans la culture française, capable de faire sa part au beau langage, à la littérature, à l’histoire de France. C’est cette ambivalence de Mélenchon qui explique sa montée en puissance dans les sondages. Est-ce que cela se traduira complètement dans les urnes, vous me permettrez de laisser la question ouverte.
Où vous situez-vous dans ce paysage dévasté ?
Je reste favorable à la social-démocratie en tant qu’institution capable de gouverner. Au fond, ce qui est en train d’être mis provisoirement entre parenthèses, c’est la capacité de la gauche de gouverner. Ce n’est pas parce que des économistes cautionnent les programmes de Mélenchon ou de Hamon que ce sont pour autant des programmes de gouvernement. A supposer qu’à la faveur des surprises de cette élection, Mélenchon soit élu, il est peu probable que les Français lui donnent une majorité. Je regrette que, provisoirement, la gauche de gouvernement ne soit plus dans le jeu, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne va pas réapparaître à l’occasion des législatives qui suivent. Quel va être l’allure du Parlement ? Dans cette recomposition politique, je fais l’hypothèse d’une chambre pentagonale avec la droite radicale de Le Pen, une droite modérée autour du leader des Républicains, la constitution du mouvement En Marche ! de Macron en une sorte de parti centriste, une gauche social-démocrate qui, d’une manière ou d’une autre, se reconstituera, et une extrême gauche qui va se constituer à l’exemple de Die Linke en Allemagne ou de Podemos en Espagne. Il n’est pas sûr que cette structure sera définitive.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO