AVEC LES CONTREBAN DIERS DU TECK
SUN BUSINESS ILLÉGAL QUI FINANCE LA GUÉRILLA
arong relevé sur les hanches, une lourde tronçonneuse en équilibre sur l’épaule, la colonne d’hommes franchit rapidement le bras de rivière. En silence, elle s’enfonce dans la jungle, trace son chemin au pas de course à travers des sentiers boueux et se taille un passage à coups de machette dans l’épais dédale vert. Enfin, un campement sommaire apparaît : un coin de bâche tiré sur quelques paillasses, des bidons d’eau, un foyer éteint. Maigre comme une canne de bambou, Kyaw Lin Oo essuie d’un revers de manche son front perlé de sueur et fait vrombir son engin avec la fierté d’un enfant. Des mois de petites économies et de labeur à couper les larges troncs à la scie avant de pouvoir s’offrir cette merveille technologique « made in China » qui lui assure un revenu mensuel d’une centaine de dollars. Pas de quoi devenir riche, juste un peu moins pauvre.
L’oeil avisé du jeune bûcheron repère rapidement sa cible au milieu de la végétation foisonnante. Au bout de quelques minutes, le teck de 15 mètres s’effondre de toute sa hauteur dans un grincement sinistre, avant d’être débité à la scie. Accrochés à de lourdes chaînes, les rondins sont traînés par des éléphants à travers la forêt et entreposés à proximité du camp. Avant que ne commence la saison des pluies, des bulldozers viendront ratisser la terre pour creuser une route et permettre aux camions de transporter leur précieuse cargaison jusqu’à la frontière chinoise en empruntant la mythique route de la Birmanie, qui relie le nord-est de la Birmanie au Yunnan. Une autre partie est évacuée à Mandalay par les eaux troubles de la rivière Chindwin, un affluent de l’Irrawaddy, dissimulée sous de gigantesques radeaux craquants faits de bambous et de bidons. Un circuit compliqué qui peut prendre jusqu’à un mois. Mais qui reste rentable : la tonne de teck se négocie autour de 400 euros en Birmanie et se revend 10 000 euros de l’autre côté de la frontière, où aucune loi ne régule l’importation de bois exotiques. Une industrie fantôme estimée à plusieurs millions de dollars chaque année, selon le rapport de l’Agence d’investigation pour l’environnement (EIA), une ONG anglosaxonne.
La Birmanie recèle 60 % des réserves mondiales de ce bois
rare et robuste, très prisé des Chinois aisés mais également des Occidentaux pour la construction de meubles de jardin et de ponts de bateau. Profitant du climat de corruption généralisée, l’exploitation forestière a explosé sous la junte, autodissoute en 2011. Au point de faire perdre 20 % de ses arbres à l’une des plus importantes forêts tropicales d’Asie. Pour stopper l’hémorragie, le gouvernement birman interdit les exportations de bois brut depuis le 1er avril 2014, sans pour autant parvenir à déstabiliser les filières clandestines. Le long de la frontière chinoise, les tecks ont pratiquement disparu. Les exploitants doivent s’enfoncer de plus en plus loin dans la partie méridionale du territoire birman. Et plus particuliè-
rement dans la région de Sagaing, autour de la ville de Kalaymyo, devenue l’épicentre de ce juteux trafic.
Ko Kyaw Thet Win, le directeur du Réseau des jeunes de Chindwin, affirme que des centaines de scieries clandestines ont fait leur apparition ces dix dernières années, cachées dans les replis de la forêt de Sagaing. Avec ses petits moyens et 120 bénévoles, l’association tente d’endiguer ce pillage mais elle se retrouve confrontée à une véritable mafia aux méthodes expéditives : « Nous recevons des menaces de mort tous les jours ! Nous avons eu des informateurs renversés par une voiture, ou qui se sont fait tirer dessus dans la forêt », témoigne l’activiste, visiblement secoué. En décembre dernier, un journaliste local qui enquêtait sur les filières clandestines du teck dans la région a été assassiné. Par peur de représailles, Ko Kyaw Thet Win transmet toutes les informations collectées sur le terrain – emplacement des camps, itinéraire des camions, identité des courtiers – directement au ministère de l’Environnement basé à Naypyidaw, la lointaine capitale, afin de contourner la corruption qui règne au niveau local. Au bureau du Département de protection des forêts de Kalaymyo – une cabane blanche ouverte aux quatre vents qui ne respire pas l’aisance – la question est un secret de Polichinelle qui suscite un silence embarrassé. Après vérification dans un registre poussiéreux, un employé explique qu’ils ne sont que 35 fonctionnaires pour surveiller… 257 790 hectares de forêt ! L’an dernier, 10 fonctionnaires de ce bureau ont été licenciés pour avoir couvert des trafiquants de teck. Comme U Kyo, qui reconnaît sans ambages avoir souvent fermé les yeux en échange de pots-de-vin lui permettant de doubler son salaire de 150 dollars mensuels. « Tout le monde le fait. De toute façon, soit on accepte l’argent, soit on nous élimine », résume l’ancien fonctionnaire, qui décrit la forêt comme un vaste far west gangrené par des groupes armés qui s’affrontent pour les meilleurs emplacements.
Cette ruée sauvage vers les précieux troncs laisse derrière elle des bandes de jungle scalpées, remplacées par une terre brûlée jonchée de branches mortes. Et pèse lourdement sur les habitants de la région de Sagaing. Le village de Twe Kim Zan, situé à 2 kilomètres de la forêt, a dû être relocalisé et entièrement reconstruit en septembre 2015 à cause des inondations liées à la déforestation. Les paysans ont perdu leurs champs, et donc leur moyen de subsistance. Depuis trois mois, le Programme alimentaire mondial a arrêté de leur fournir de l’aide alimentaire. « Notre situation est assez désespérée », résume sobrement Tong Khan Kap. En costume sous un néon blafard, le chef énumère les plaies quotidiennes liées au trafic de teck : terres desséchées, glissements de terrain, champs détruits par les éléphants utilisés pour le transport du bois… Pour survivre, beaucoup se sont à leur tour lancés dans la seule activité rentable dans la région, qui emploierait aujourd’hui près de 30 % des habitants de Kalaymyo, d’après le Réseau des jeunes de Chindwin. Les candidats au pillage ne manquent pas, prisonniers d’une →
→ logique à court terme qui les pousse à détruire leur unique moyen de subsistance.
« Avant, partout où l’on regardait, il y avait des arbres. Maintenant, par endroits, on dirait un désert », constate U Than Lai, 52 ans. L’homme ne se donne pas la peine d’avoir l’air ennuyé : la déforestation n’est pour lui qu’une simple donnée avec laquelle il a appris à composer, déménageant à mesure que la forêt se meurt et que son activité prospère. En mai 2016, avec sa femme et leurs quatre enfants, ils ont quitté leur ancien village situé à trois heures de marche de là, traversé la rivière et se sont installés au plus près des tecks. Dans un minuscule hameau de sept paillotes en bambou qui abritent chacune la famille d’un cornac. Des mahouts, comme on les appelle en Asie, qui se sont spécialisés dans la contrebande de bois rares. U Than Lai raconte avoir délaissé ses rizières en 2009, après avoir constaté une intrigante métamorphose chez son voisin :
« Il était tellement bien habillé que j’ai fini par lui demander d’où venait cet argent. Il m’a avoué qu’il avait acheté un éléphant et s’était lancé dans l’exploitation de teck. » U Than Lai n’y connaît rien mais décide de tenter sa chance. Sans mise de départ, il loue au mois les services d’un éléphant auprès d’un organisme gouvernemental, visiblement peu regardant sur l’utilisation de ses protégés en captivité. En quelques semaines, l’ancien fermier s’improvise mahout et apprend, comme il le dit en souriant, à
« parler l’éléphant ». Un langage qui consiste, en l’occurrence, à enfermer et torturer l’animal pour le rendre obéissant. Chaque jour, U Than Lai se félicite de cette avantageuse reconver-
UN BOIS RARE QUI SÉDUIT AUTANT LES CHINOIS QUE LES OCCIDENTAUX
sion qui lui rapporte jusqu’à 4 000 euros les bons mois. Grâce à son éléphant et aux trois bûcherons qui travaillent sous ses ordres, il parvient à livrer chaque semaine 10 tonnes de teck à des courtiers de Kalaymyo. Habituellement discret sur ce business illégal passible d’une peine d’emprisonnement, l’un d’entre eux accepte d’en dévoiler les rouages sous couvert d’anonymat. « Tati », polo propret et sourire affable, se présente comme un ancien employé d’une grande entreprise nationale de bois qui s’est lancé dans la contrebande quand le gouvernement a interdit l’exportation de teck, il y a deux ans. L’homme explique acheter la tonne 180 000 kyats (123 euros) en forêt et la revendre 230 000 kyats (157 euros) à un second courtier, basé à Mandalay, qui se charge ensuite d’acheminer la marchandise jusqu’à la frontière chinoise. « Tati » confie devoir arroser au passage toute une chaîne d’intermédiaires, pas moins d’une cinquantaine, pour le tronçon de 360 kilomètres de route qui relie Kalaymyo à Mandalay.
« Au premier regard, on pourrait penser qu’il s’agit d’un trafic frontalier chaotique et complexe. Mais, en réalité, il s’agit d’une chaîne très structurée où chacun joue un rôle bien défini », analyse Faith Doherty, chercheuse pour l’Agence d’investigation pour l’environnement. Un véritable « chaos organisé », selon le titre du rapport publié en 2015 par l’association, qui bénéficie à toutes les forces en présence : fonctionnaires et militaires birmans, hommes d’affaires chinois, mais également groupes rebelles armés. Car le teck est au coeur de l’un des plus longs conflits civils de l’histoire, qui oppose depuis plusieurs décennies le gouvernement central au peuple kachin, l’une des 135 ethnies officiellement reconnues en Birmanie. Retranchés dans les montagnes à l’extrême nord du pays, les 10 000 soldats de l’Armée pour l’indépendance kachin (KIA) se battent depuis le début des années 60, avec des pauses, pour l’autodétermination.
Dans cette étroite bande de terre collée à la frontière chinoise baptisée « Kachin Land », certains avant-postes se trouvent à moins de un kilomètre de l’armée birmane. Si proche que les guérilleros ont appris à reconnaître leurs ennemis de toujours, dont le visage se découpe avec netteté dans l’oeilleton de leurs jumelles. Dans cette guerre d’usure, les escarmouches tuent moins souvent que l’ennui.
Laiza, la petite capitale rebelle, a longtemps été un de ces tripots interlopes qui peuplent le Triangle d’or. Aujourd’hui, c’est une bourgade endormie de 5 000 âmes qui héberge une académie militaire et un golf neuf trous où les gradés de la KIA viennent taper la balle entre deux manoeuvres. Les vallées alentour sont tapissées de bananeraies appartenant à des compagnies chinoises où les paysans birmans se cassent les reins pour un salaire de misère. Les perspectives de →
→ développement sont rares dans ce bout du monde auquel on n’accède que par la Chine. L’économie tourne essentiellement autour de l’exploitation des ressources naturelles et des taxes imposées par la rébellion sur le trafic transfrontalier. Longtemps, le jade a assuré une partie importante des revenus de la guérilla. Suite à un accord de cessez-le-feu signé en 1994, l’armée birmane a repris le contrôle des principales mines, et les Kachins se sont rabattus sur le teck. Mais la KIA assure que, depuis un an, sur ordre de son comité de direction, plus aucune grume ne transiterait par son territoire.
« Nous sommes une armée “propre” », affirme le brigadier Zau Tawng, l’un des porte-parole de la rébellion qui reçoit dans un ancien hôtel transformé en quartier général, des éclats d’obus alignés à l’entrée de sa « chambre-bureau » : « Nous n’enrôlons plus d’enfants soldats, nous respectons les régulations en vigueur pour les mines terrestres et nous avons cessé d’abriter la contrebande de bois rares » énumère le brigadier comme autant de gages de bonne volonté à destination de la communauté internationale. Isolée diplomatiquement, moins nombreuse et moins bien armée que la Tatmadaw (l’armée birmane), la KIA veille sur son image à l’étranger comme la meilleure des assurances-vie. A l’en croire, le teck ne passerait plus que par les postes de contrôle tenus par l’armée birmane, qui empocherait désormais l’intégralité des droits de passage. Un gros manque à gagner, reconnaît le porteparole auquel la guérilla aurait consenti, moins pour préserver sa réputation que pour se plier aux ordres du puissant voisin chinois.
Dans une base militaire de Mai Ja Yang, au sud du « Kachin Land », un haut gradé confie les véritables motifs de ce coûteux renoncement : « L’état-major a reçu, l’an dernier, la visite
DANS CET ENTREPÔT, 7 000 TONNES DE TECK PRÊTES POUR L’EXPORTATION
d’une délégation chinoise qui a menacé de bloquer l’aide humanitaire aux déplacés kachins si nous ne stoppions pas les camions de teck. » Un chantage qui serait, selon lui, le résultat de tractations secrètes entre Pékin et Naypyidaw, déterminé à asphyxier la guérilla pour négocier un cessez-le-feu en position de force. Ce qui est sûr, c’est que la Chine pèse de tout son poids dans cette guerre des confins, préservant au passage ses intérêts économiques. Depuis 1996, suite à une série de glissements de terrain meurtriers liés à la déforestation, le pays a interdit l’exploitation de teck à l’intérieur de ses frontières. Pour alimenter le marché national et répondre à la demande en bois rare qui ne cesse de s’envoler, les grandes entreprises chinoises se sont donc tournées vers la Birmanie, absorbant plus de 90 % de sa production illégale selon l’AIE, qui accuse la Chine d’« exporter la déforestation ». Le ministre de l’Environnement birman a publiquement déclaré qu’un camion chargé de teck passait la frontière toutes les sept minutes ! Soit par des postes-frontières officiels, avec la complicité des douaniers ; soit par l’un des innombrables chemins de contrebande concentrés autour de la ville frontalière de Ruili, saturée de grues et de buildings. Là, entre un poste de police et un parc d’attractions, on tombe sur un entrepôt abritant 7 000 tonnes de teck selon le gardien du site, qui explique qu’une partie est envoyée vers Kunming, Mangshi ou Pékin. Une autre est revendue à des usines locales et transformée en meubles ou en statues qui se vendent jusqu’à 40 000 yuans (5 300 euros) pièce. A la démesure des lubies des nouveaux riches chinois : des moines gras et riants, des chevaux écumants, des buffles de 4 mètres qui s’étalent dans les échoppes du marché de Ruili, cimetière kitsch de la forêt birmane. Si la Chine est le premier responsable du pillage des forêts tropicales, l’Europe n’est pas irréprochable.
La loi sur le contrôle de l’importation des bois exotiques votée en 2014 n’est pas vraiment appliquée. « En théorie, les importateurs ont l’obligation de vérifier la source de leurs produits, mais ils ne le font pas ! Il y a beaucoup de zones de gris dans la filière du teck birman, ce qui en arrange plus d’un », dénonce un exploitant européen installé en Birmanie qui affirme pour sa part ne travailler qu’avec des clients qui « exigent une traçabilité des matières premières jusqu’à la forêt ». Agacé par la concurrence déloyale que représente le teck de contrebande, dont la grume se négocie en moyenne 30 % moins cher, il accuse notamment, statistiques d’importation à l’appui, l’un des leaders de la construction navale d’être « peu regardant » sur l’origine de son bois. En France, c’est le ministère de l’Ecologie qui est chargé de vérifier la légalité des importations de bois sur le territoire national. Mais, d’après l’ONG Greenpeace, aucun contrôle n’aurait été mené depuis 2013. Pendant ce temps-là, étouffée entre négligence coupable et collusion d’intérêts, la forêt birmane se meurt à petit feu.
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