Le Figaro Magazine

UN ESPACE UNIQUE OÙ TOUT GRAVITE AUTOUR DE LA MUSIQUE

- VINCENT JOLLY

Au SXSW, des start-up du monde entier viennent présenter leurs inventions. Ici, les Français d’Augmented Acoustics testent le.ur appareil permettant à un spectateur de modifier à sa guise et en direct les différents niveaux sonores d’un concert via son casque audio.

Sur 6th Street, artère principale d’Austin baignée de lumière par le soleil couchant, les clubs de musique au nom transpiran­t le Texas s’alignent à perte de vue : Maggie Mae’s, The Dizzy Rooster, Chuggin’ Monkey, Buffalo Billiards. Les fenêtres et les portes des établissem­ents aux façades et enseignes surannées restent ouvertes, laissant échapper les entraînant­es mélodies de dizaines de groupes. Un agréable bourdonnem­ent permanent dont profite la foule qui déambule, bière et pizza à la main, de bar en bar. Dans cette masse compacte, on trouve de tout : des hippies au Stetson vissé sur une queue-de-cheval, des hipsters soigneusem­ent débraillés, des hommes d’affaires aux manches retroussée­s, veste sur l’épaule, des parents avec leur poussette, des adolescent­s en goguette… On entre pour remplir son verre, on s’arrête le temps d’un morceau ou deux, puis on repart. Sur les toits, les plus paresseux profitent des dernières lueurs de la journée et se demandent à quelle fête ou quel concert ils iront dans la soirée. Plus tôt dans la journée, cette même foule se pressait inlassable­ment dans les files d’attente d’avant-premières au vieux cinéma Paramount, parmi les auditeurs de la conférence du physicien Neil deGrasse Tyson ou de l’ancien vice-président Joe Biden, et dans les allées du Convention Center de la ville où fourmillai­ent des dizaines de start-up venues présenter leurs nouvelles inventions. D’autres encore profitaien­t de la piscine naturelle de Barton Springs. Une journée comme les autres à Austin pendant le South by Southwest - SXSW pour les intimes –, qui a lieu chaque année en mars.

Ce festival, qui fêtait l’année dernière ses 30 printemps et où convergent aujourd’hui les mondes de la musique, du cinéma et des nouvelles technologi­es, est resté pendant très longtemps sous le radar des grands médias et de leurs projecteur­s. Notamment en Europe. Sa création, à la fin des années 1980, épouse un mouvement amorcé un soir d’août 1972 lorsque Willie Nelson, fraîchemen­t émigré de Nashville, s’empare de la scène de l’Armadillo World Headquarte­rs devant une foule où se mélangeaie­nt, peut-être pour la première fois, hippies et rednecks. Dans le sillage de Willie Nelson suivront →

UN TREMPLIN POUR LA CULTURE UNDERGROUN­D

→ d’autres grands noms de la musique qui souhaitaie­nt rompre avec le statu quo artistique en place et se détacher des restrictio­ns commercial­es imposées par les grands labels. Ce sont eux qui ont fait d’Austin ce qu’elle est aujourd’hui, et dont le souvenir est évoqué avec une révérence mâtinée d’émotion par les habitants « historique­s » de la ville. Ce melting-pot d’influences musicales venues d’Etats aux univers culturels très distincts (Tennessee, Nouveau-Mexique ou Californie) a donné à Austin un ADN radicaleme­nt différent du reste du Texas : celui de la musique live et du libéralism­e progressis­te et démocrate. Si les banlieues sont plus conservatr­ices, à Austin on n’a pas voté Donald Trump (27 %, contre 65 % pour Hillary Clinton). L’expression consacrée, c’est qu’Austin est « une oasis de bleu dans un désert rouge ». Dans cette ville traversée par le Colorado et lovée au milieu de collines verdoyante­s d’où jaillissen­t des sources naturelles, ces musiciens, producteur­s, paroliers et autres artistes ont trouvé jadis un petit coin de paradis où faire prospérer leur vision. Dès la fin des années 1970, la réputation d’Austin se répand aux Etats-Unis mais aussi dans certains milieux en Europe. « Les gens venaient de partout pour jouer, pour écouter les autres jouer et partager leur passion et, évidemment, pour essayer de trouver un label, raconte Brad, un musicien et ancien petit producteur local. Au départ, le South by Southwest s’est lancé dans cette idée : un festival de musique live pour permettre à des groupes d’émerger dans l’esprit et l’identité de la ville. »

Dès sa première année, le SXSW s’impose commeunren­dezvous immanquabl­e du monde de la musique. « Sept cents personnes sont venues dès la première édition », raconte Louis Black, l’un des fondateurs du festival également à l’initiative de la création de The Austin Chronicle, une revue hebdomadai­re lancée en 1981. « Au départ, on était tous des fans de musique mais aussi de cinéma. C’est d’ailleurs pour rendre hommage à Hitchcock et son North by Northwest (La Mort aux trousses, ndlr) qu’on a trouvé le nom. Notre unique but, c’était de créer un endroit pour partager nos passions. D’où l’arrivée très rapide du volet cinéma du festival. On n’a jamais imaginé une seule seconde l’importance que cela prendrait trente ans plus tard. »

Black nous reçoit dans sa maison, sur les murs de laquelle des affiches originales de grands classiques italiens sont accrochées à côté de celles de slashers américains. Dans une vitrine, discret mais impossible à rater, le script du film Kill Bill de Quentin Tarantino à l’attention d’Uma Thurman, que l’actrice lui a dédicacé. « La réputation de South by Southwest a rapidement grandi grâce à la musique, mais aussi grâce au succès de réalisateu­rs qui adorent Austin, comme Richard Linklater. » Le même Linklater qui, avec ses deux premiers longs-métrages, Slacker et Dazed and Confused (où apparaît pour la première fois l’acteur texan oscarisé Matthew McConaughe­y), participer­a à peindre cette image d’Epinal d’une ville à l’esprit libre et décontract­é – laidback, comme le répètent inlassable­ment ses habitants. La cité texane, comme son festival phare, s’est donc agrandie. D’une petite manifestat­ion qui se déroulait au Radisson, le seul grand hôtel du coin, le South by Southwest s’est transformé en une gigantesqu­e réunion de talents investissa­nt pendant plus de deux semaines tout le centre de cette ville de 2 millions d’habitants, et boostant l’économie à hauteur de plus de 300 millions de dollars chaque année selon les organisate­urs. Les gratteciel – pour la plupart des hôtels ayant pour but d’accueillir les près de 60 00 nuitées réservées pour la durée du festival – ont jailli un peu partout. Chaque édition, rien que pour le volet musique du SXSW, c’est plus de 2 000 concerts sur une centaine de scènes ; pour les nouvelles technologi­es, presque 500 start-up installées pour quatre jours devant lesquelles défilent près de 30 000 personnes. Conséquenc­e : le SXSW s’est transformé en vitrine de tout ce qui se fait de plus tendance, de plus branché. Jusqu’en 2014 où, entre autres événements, Samsung a offert en concert deux poids lourds du rap américain : Jay-Z et Kanye West. Quelques jours plus tôt, cette même année, Lady Gaga se donnait en spectacle sur une scène sponsorisé­e par la marque de chips Doritos – et, accessoire­ment, se faisait vomir dessus par une femme dans une performanc­e.

Une évolution que de nombreux habitants d’Austin et des

festivalie­rs fidèles du South by Southwest, regrettent. En témoigne le motto de la ville que certains arborent sur un teeshirt : « Keep Austin Weird » – littéralem­ent, « Gardons Austin bizarre ». Des nostalgiqu­es d’une époque selon eux révolue qui s’offusquent, notamment, du parrainage de clubs mythiques tels que Antone’s par une grande institutio­n bancaire. Un lieu où ont défilé certains des plus grands noms du blues, de B.B. King à Jimmy Reed jusqu’à Muddy Waters mais qui, pendant le SXSW, accueille d’autres noms : ceux de la musique jugée commercial­e et convenue. Un changement parmi d’autres qui participe à une certaine altération de l’identité austinienn­e ; il était pourtant inévitable. Car, en s’agrandissa­nt de la sorte et en attirant toujours plus de marques, de sponsors et d’argent, le SXSW a transformé le visage de la ville. Aujourd’hui, on trouve à Austin des bureaux de Google, Apple, Amazon, IBM, Intel, Dell, Cisco et de nombreuses entreprise­s des nouvelles technologi­es. Des marques qui ont amené avec elles leurs salariés. Comme à San Francisco qui, par sa proximité avec ces mêmes sociétés de la Silicon Valley, a été victime d’une violente gentrifica­tion – jusqu’à en faire la ville la plus chère des Etats-Unis, loin devant New York et Los Angeles. « Cela n’arrivera pas, assure Louis Black. Depuis dix ans, j’entends la même chose : que j’ai perverti l’esprit du festival et de la ville en acceptant de faire venir plus d’argent… Sauf que la musique reste la pierre angulaire d’Austin, tout comme l’art en général. Toutes ces marques et tous ces sponsors viennent nourrir les artistes, des entreprene­urs, des →

→ gens avec une passion et une vision. Si c’était à refaire, je ne changerais rien. A San Francisco, la technologi­e a grignoté tout le reste. Ici, elle soutient les autres domaines. Je respecte le passé de ma ville, oui, mais je veux aussi célébrer le présent et soutenir le futur. »

Une théorie optimiste, mais qui semble se confirmer. Cette année, après le fameux pic de 2014, les habitués du SXSW remarquaie­nt une baisse no table de participat­ion des sponsors. « Les autres fois, c’était vraiment dingue, raconte sur place un journalist­e américain qui a connu la manifestat­ion dans les années 1990. Il y a eu une période de cinq ans où le South by avait des soirées qui auraient fait pâlir votre Festival de Cannes. C’était le summum de la hype ! » Cette bulle de hype se résorbe donc. Et après le déluge commercial, que reste-t-il ? « La musique ! »

nous assure aussi Brad, qui nous invite à le rejoindre au C-Boy’s Heart & Soul, un club sur South Congress Avenue. Tandis que, de l’autre côté du fleuve, les festivalie­rs s’agglutinen­t autour des dernières soirées privées sponsorisé­es du festival, nous filons vers le sud de la ville, là où les buildings n’ont pas encore envahi ces quartiers résidentie­ls jalonnés d’arbres gigantesqu­es. Dans les rues reliant les deux grandes avenues, Congress et Lamar, d’antiques petites maisons du sud des Etats-Unis devant lesquelles sont garés d’énormes pick-up Dodge ou Ford jouxtent des constructi­ons fraîchemen­t rénovées, modernes et design. Le club n’a l’air de rien. A l’intérieur, quelques couples dansent devant une petite scène baignée d’une lumière orangée. Au bar, des clients boivent un bourbon et profitent en silence de l’envoûtante mélodie. « Il y a vingt ans, c’était un bordel ici, une vraie maison à crack, raconte Brad.Mais aujourd’hui, c’est un des meilleurs clubs de la ville. »Sur l’estrade : Olivier Giraud et son groupe de swing jazz, 8 ½ Souvenirs. Ce Parisien est arrivé pour la première fois à Austin à la fin des années 1980, pendant les vacances d’été. « J’étais venu voir des amis déjà installés ici, raconte-t-il entre deux morceaux. Quand je suis revenu en France, je n’avais qu’une seule idée : repartir et m’installer ici. » A ses côtés, la chanteuse du groupe, Kathy Kiser Benayoun. Mariée à Claude Benayoun, un autre Français installé à Austin et travaillan­t dans la restaurati­on, elle ajoute : « Oui, la ville a changé avec le SXSW, et elle ne ressemble plus à ce qu’on a connu il y a vingt ans. Mais l’esprit et l’énergie sont toujours là. Cette ville est unique. Pour vivre, mais aussi pour grandir. Nos enfants ont vu plus de concerts que tout le monde ! La culture est omniprésen­te ici. » La réputation des musiciens d’Austin peut être résumée en une anecdote que raconte Louis Black : « Depuis trente ans, les plus grands groupes de musique sont venus jouer ici, donc les plus grands guitariste­s. Et presque tous étaient d’accord pour dire : “On a beau être parmi les meilleurs du monde, ici, il y a toujours un risque pour que le barman du coin soit un meilleur musicien que nous.” »

Austin est connue pour donner naissance à des musiciens

hors pair. Charlie Sexton est l’un d’entre eux. Il y est arrivé dès l’âge de 4 ans, en 1972 (la même année que le fameux concert de Willie Nelson) et a été élevé par sa jeune mère au rythme des concerts de l’Armadillo et des autres clubs. Dès l’âge de 16 ans, il connaît un certain succès et joue aux côtés des plus grands comme Keith Richards et Bob Dylan – avec lequel il joue depuis près de vingt ans. Ce soir-là, Sexton nous donne rendez-vous à Sam’s Town Point. « Si vous voulez voir le vrai esprit d’Austin, c’est là-bas qu’il faut aller », insiste Brad. La salle est à une quinzaine de kilomètres au sud d’Austin, à la limite de la ville. L’accès se fait par une petite route où sont garées, sur plusieurs dizaines de mètres, des voitures n’ayant pas pu accéder au petit parking déjà bondé. En marchant le long de la route encombrée de véhicules à l’arrêt et plongée dans la pénombre, le murmure d’une musique porté par un vent d’ouest se fait entendre. Au détour d’un arbre, seule perdue au milieu du bayou, surgit une maison comme on en voit par centaines dans la région. Pas de néons, pas d’enseigne, aucune indication. « Cet endroit est une institutio­n depuis trente ans », nous explique en nous accueillan­t le propriétai­re, Ramsay Midwood, autre musicien émérite d’Austin qui a racheté le lieu pour le rénover et aider l’ancienne tenancière. « La ville, le SXSW et les autres festivals peuvent changer autant qu’ils veulent mais ici, cela restera comme avant. C’est notre oasis à nous. C’est d’ailleurs pour cela qu’on est loin du centre-ville. »

Sam’s Town Point incarne la résilience face aux changement­s qu’évoquait Louis Black. Ici, pas de sponsors. Le grand jardin où les clients viennent prendre l’air est illuminé par quelques guirlandes. A l’intérieur, la scène est au même niveau que le large dance floor. Charlie Sexton s’y tient, face au public, guitare à la main, aux côtés de son amie, la chanteuse Shannon McNally (le même Charlie Sexton qui partageait cette semaine la scène du Zénith avec Bob Dylan à Paris). Sa représenta­tion au Sam’s Town Point sera courte, le guitariste doit filer à un autre concert – organisé par le South by Southwest, celui-là. « Cet endroit est incroyable, assure l’artiste. Dès qu’on entre, on se croirait revenu trente ans en arrière : il y a la même énergie, la même ambiance. Difficile de dire exactement pourquoi, il y a quelque chose d’authentiqu­e, de brut… Quelque chose de pur. » La magie d’Austin. ■

AUSTIN ÉPOUSE LES NOUVELLES TENDANCES MAIS GARDE SON ÂME

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Avec son vivier de clubs mythiques, Austin constitue une oasis pour les musiciens de tous les Etats-Unis, qui viennent parfois de loin pour jouer sur ces petites mais prestigieu­ses scènes.
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La cité texane possède toujours cette alchimie particuliè­re, née d’un improbable mélange entre les cultures redneck et hippie.

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