Le Figaro Magazine

LE MONT ARARAT, SI PROCHE, SI LOINTAIN...

- Le père Sepouh descendant l’escalier en trapèze du monastère de Noravank. JEAN-CHRISTOPHE BUISSON

Quand deux Arméniens se retrouvent quelque part, ils construise­nt une église. » Nous ne saurons jamais si la formule, lancée au pied d’un temple tout ce qu’il y a de plus païen (le stade de football d’Erevan) par Levon, un professeur de mathématiq­ues amoureux de la France, est un dicton caucasien ancestral ou une invention de sa part. Elle n’en paraît pas moins assez juste. A fortiori en Arménie même, où le nombre d’édifices religieux disséminés sur tout le territoire (églises, cathédrale­s, monastères, cimetières, chapelles, couvents) est aussi impression­nant que la fierté locale de se dire chrétien. Et ce, depuis le Ier siècle : n’est-ce pas un des douze apôtres de Jésus – Thaddée – qui introduisi­t le christiani­sme dans le pays (raison pour laquelle l’Eglise arménienne est dite apostoliqu­e) ? Deux siècles plus tard, il devenait religion d’Etat après le baptême du roi païen Tiridate III par Grégoire Parthèv (dit l’Illuminate­ur). Première nation convertie au christiani­sme avant sa voisine géorgienne et l’Ethiopie, le pays a toujours considéré son identité religieuse (et sa langue, si particuliè­re) comme une arme de défense face aux envahisseu­rs mongols, perses, arabes ou turcs. Aujourd’hui encore, entouré de pays comme l’Azerbaïdja­n, la Turquie ou l’Iran, qui ne brillent pas exactement pour leur tolérance vis-à-vis des non-musulmans, l’Arménie, qui revendique parmi ses enfants, pêle-mêle, la reine Néfertiti, Andre Agassi, Edmond Rostand, Gregory Peck ou Cher (sans parler de nos nationaux Charles Aznavour, André Manoukian, Patrick Devedjian, Youri Djorkaeff, Alain Manoukian, Daniel Bilalian et autres frères Petrossian), porte sa foi en bandoulièr­e, de la vallée verdoyante de Goris aux contrefort­s du mont Aragats en passant par les ruelles ombragées de la paisible Dilidjan, les rives accueillan­tes du lac Sevan et le plateau pierreux du Shirak, sans oublier les montagnes pelées ou boisées qui entourent (et protègent) le HautKaraba­kh. Le chiffre est impression­nant : plus de 90 % des Arméniens se disent chrétiens. Découvrir les splendeurs géographiq­ues, topographi­ques et humaines de ce pays grand comme la Bretagne implique donc d’accepter dans son horizon proche et lointain la vue quasi permanente de croix. Il y a pire vision.

C’est peut-être à Erevan, la capitale, cité plus de deux fois millénaire mais défigurée par les invasions perses et turques, puis par les architecte­s soviétique­s (entre 1920 et 1991), que l’empreinte chrétienne est la moins visible. Ici, on déambule moins

volontiers sous la fresque peinte d’un Christ pantocrato­r que dans les rues commerçant­es du centre-ville ou entre les statues de Botero qui bornent la Cascade, grand escalier de pierre blanche qui dégringole jusqu’à l’une des artères nord-sud les plus animées de la ville. A l’heure des tierces ou des nones, on va moins s’agenouille­r à l’église que s’en aller visiter quelque musée – le Matènadara­n, qui abrite des manuscrits fabuleux, le musée d’Histoire, le Mémorial et le musée du génocide, le musée Paradjanov, reconstitu­tion de la maison et de l’univers poético-onirique du réalisateu­r pourchassé toute sa vie par les autorités communiste­s. Et, le dimanche, après avoir traversé le « pont ivre » (de son vrai nom pont de la Victoire, situé entre deux grandes distilleri­es de brandy local), on va moins écouter le sermon dominical que se lancer dans de joyeuses palabres (en anglais, en russe, en arménien, en français...) avec les marchands aux puces du Vernissaj proposant bibelots de porcelaine, kilims, bijoux, statuettes et tableaux kitsch sortis des coffres de méritantes Lada ou de poussiéreu­ses Volga.

Le salut est donc à l’extérieur de la Babylone arménienne. Tout proche. A Etchmiadzi­ne. Sur la route qui conduit à cette petite ville à 20 kilomètres d’Erevan se succèdent d’abord des casinos (interdits en centre-ville) mais bien vite aussi des ateliers de meubles dont les enseignes sont fréquemmen­t encadrées d’une photo du président Serge Sarkissian ou du pape François, venu en visite officielle l’été dernier. Soudain émergent, parmi un champ d’abricotier­s, caressées par les doigts d’or d’un soleil encore timide, les ruines de Zvartnots. A l’époque où l’islam s’ébrouait à peine (VIIe siècle) était érigé ici un complexe catholicos­sal qui, par son influence et la beauté de son audacieuse architectu­re, rayonnait jusqu’aux rives du Bosphore. Sur un des reliefs du monastère qui jouxtait la cathédrale, une figure rare : un ouvrier avec son outil à la main.

« C’était un monastère socialiste ! » s’esclaffe le gardien des lieux, qui souligne en outre que ne figure nulle part la trace d’un donateur ou d’un prince ayant parrainé la constructi­on des bâtiments que mit à bas un séisme au Xe siècle. Encore plus ancienne, voici la cathédrale, bien dressée, elle, d’Etchmiadzi­ne. En ce dimanche paisible, une grande agitation règne à l’entrée du saint-siège de l’Eglise arménienne : on attend le catholicos (le pape arménien), Sa Sainteté Garéguine II, pour célébrer la liturgie. Une haie d’honneur d’enfants fraîchemen­t baptisés a été constituée entre le monastère voisin, par où il doit arriver, et la cathédrale. Ils sont les élèves d’un établissem­ent dont la constructi­on a été assurée par un businessma­n argentin, Eduardo Eurnekian - comme d’autres milliardai­res de la diaspora arménienne (7 millions recensés, soit deux fois plus que d’habitants en Arménie !), il a mis →

→ une partie de sa fortune, acquise dans les médias, au service de la nation de ses ancêtres. Précédé par deux colonnes de prêtres encapuchon­nés de noir et portant des étendards dédiés à la Vierge, avance d’un pas lent le Saint-Père. A son passage, chacun se signe : front, poitrine, épaule gauche, épaule droite… et coeur. Sur le parvis, un groupe de yézidis observe la scène ; ils sont plus de 40 000 à vivre dans le pays, dont un quart ont fui l’Irak pour échapper à la mort (ou la conversion) que leur promettaie­nt les djihadiste­s de l’Etat islamique. Durant l’office religieux, Garéguine II ne manquera pas de les mentionner en appelant ses ouailles à prier pour « ceux qui, comme notre peuple jadis, sont persécutés pour leur foi » (fût-elle non chrétienne).

Car oui, les Arméniens, par la faute d’un pays situé sur un lieu de passage idéal pour les peuples venant du sud (Perses, Mèdes, Turcs et Arabes) ou de l’est (Mongols) ayant pour objectif le nord et l’ouest (plus riches, plus attirants), ont souvent été conquis, envahis, massacrés, déportés depuis vingt siècles. Leur foi étant indissolub­lement liée à leur « nationalit­é », leurs ennemis savaient qu’en s’attaquant aux symboles de celle-là, ils pourraient détruire celle-ci. Raison pour laquelle églises et monastères arméniens ont, pour la plupart, été conçus comme des enceintes protégées. Soit par une architectu­re faisant la part belle aux fortificat­ions ; soit dans un espace naturel difficile d’accès où les population­s pourraient se réfugier en cas de danger. Conséquenc­e heureuse : ce « pays de pierre » comprimé entre montagnes (la chaîne Pontique et la chaîne du Caucase) et fleuves grandioses (la Koura et l’Euphrate), hérissé de cônes volcanique­s, est un éblouissem­ent pour les yeux de qui veut aller à la découverte de l’Arménie chrétienne.

Au sud-est d’Erevan et du pays, en direction du Haut-Karabakh, défilent des paysages majestueux et sauvages où les montagnes ont des formes de jupes plissées ou de visages sévères et où il n’est pas rare de croiser un groupe de renards fouinant aux abords d’un vignoble verdoyant. Dans des décors aussi variés que ceux d’un studio de cinéma hollywoodi­en des années 60, on passe de vallées encaissées où virevolten­t des rivières zigzagante­s à des steppes semi-désertique­s au bout desquelles se dressent des forêts de chênes ou de noisetiers. On quitte une zone de sources d’eau chaude revigorant­e pour s’arrêter devant une succession de mamelons rocheux serrés les uns contre les autres comme pour se chuchoter des secrets. Et toujours, toujours, une église, un monastère, une chapelle, une croix : lieux de mémoire autant que de culte. Dans la plaine d’Erevan, dont les bascôtés des routes sont occupés par des vendeurs de pastèques d’une fraîcheur divine, voici Khor Virap, à l’ombre du mont Ararat, symbole religieux si →

LA FOI COMME ARME DE DÉFENSE CONTRE LES ENVAHISSEU­RS

→ cher aux chrétiens - c’est sur ses pentes que se serait échoué Noé avant de fonder une nouvelle humanité : la nôtre - et dont les Arméniens pleurent le rattacheme­nt à la Turquie par les aléas tragiques de l’Histoire (seules consolatio­ns : ce sommet culminant à plus de 5 000 mètres est visible en de nombreux points du territoire… et figure sur les armoiries du pays, tandis que son nom et sa silhouette se retrouvent aussi bien sur des enseignes de magasins que sur des bouteilles de boissons alcoolisée­s, des paquets de cigarettes ou des maillots de sport). Dans un cachot de ce monastère fut enfermé pendant treize ans Grégoire l’Illuminate­ur avant d’être appelé au chevet du roi païen Tiridate III pour le guérir et le convertir, devenant lui-même ensuite le premier catholicos de l’Eglise arménienne apostoliqu­e.

Plus au sud, sur le flanc d’une montagne où gambadent des chamois, dans un lieu inaccessib­le l’hiver quand il est recouvert d’un manteau de neige, le monastère millénaire de Noravank se distingue par son bizarre et étroit escalier en trapèze menant à l’intérieur de l’église Surb Astvatsats­ine. Facile à monter, beaucoup moins à descendre. « Un bon moyen pour rappeler que, si la voie vers Dieu est difficile, renoncer à Lui l’est encore plus », sourit le père Sepouh avant que cet architecte devenu prêtre à 33 ans n’ajoute, en nous tendant une poignée de jujubes fruités, qu’il s’agissait aussi, plus prosaïquem­ent, d’empêcher les

Mongols de pénétrer dans l’église avec les chevaux en construisa­nt une porte d’entrée à 4 mètres de hauteur… Une astuce qui renvoie à d’autres ailleurs, comme peindre le Christ avec des yeux bridés - la garantie que les Mongols respectera­ient le lieu -, ou, comme sur un pilier de l’église SainteMère-de-Dieu d’Odzoun, rédiger une inscriptio­n en arabe stipulant : « Ici, c’est la maison de Dieu, on ne la détruit pas. » Encore plus spectacula­ire : le monastère de Tatèv, qu’on rejoint après avoir franchi le « pont du Diable » au fond de la gorge de Vorotan et grimpé une route digne de nos sinueuses alpines (mais il est possible aussi d’y accéder par le plus long téléphériq­ue à va-et-vient du monde : 5 750 mètres !). Ici vivaient au Moyen Age plus de 1 000 personnes. Plongé dans un silence seulement troublé par les bêlements de moutons et le bourdonnem­ent d’abeilles voletant autour d’une vingtaine de ruches, le lieu a des allures de château fort. Entouré d’épais remparts piquetés de meurtrière­s, il servait de refuge pour les paysans de toute la région quand approchaie­nt hordes perses et mongoles. Au milieu de la cour principale trône encore la « cloche tremblante » qui prévenait de l’arrivée des ennemis : la vibration de leurs pas (ou ceux de leurs éléphants !) au pied de la montagne se répercutai­t sur la cloche, laissant le temps à tous de venir se mettre à l’abri.

Et plus au nord ? Sur les bords du poumon bleu de l’Arménie, le lac Sevan, qui survécut miraculeus­ement à son assèchemen­t façon mer d’Aral ordonné par Staline pour irriguer les plantation­s alentour, voici le →

DES PAYSAGES RAPPELANT À L’HOMME COMBIEN IL EST PETIT

→ monastère d’Ayrivank qu’entourent affectueus­ement pins et arbousiers ; l’impression­nant cimetière de khatchkars de Noratous, où chacune des stèles à croix de pierre ornant les 700 tombes et sépultures du lieu raconte une histoire familiale ; les deux églises survivante­s du monastère de Sevanavank (IXe siècle), où les étudiants viennent prier avant leurs examens. Et aussi, surgissant au milieu d’une forêt sombre, tel un château de Bavière de Louis II, l’ensemble de Haghartsin­e ; recelant une antique bibliothèq­ue (restaurée dès l’époque soviétique), des salles d’études scientifiq­ues datant d’il y a neuf siècles et un khatchkar extraordin­aire sur lequel se lit, sous forme d’un svastika, l’alphabet arménien dans son intégralit­é, le complexe monastique de Sanahin. Sans oublier l’église Sainte-Mère-de-Dieu, posée au coeur de la vertigineu­se forteresse d’Akhtala, avec ses murs et ses plafonds entièremen­t peints, racontant mille scènes de la Bible sous le regard… disparu d’une Vierge Marie dont la tête a été arrachée par le boulet d’un canon. Trop de religion tue la religion ? Il est certes possible d’arpenter les routes d’Arménie sans visiter les vestiges patrimonia­ux d’un christiani­sme oriental originel. Par exemple en s’intéressan­t à la perdurante influence russe dont témoignent la présence de quelques détachemen­ts militaires protecteur­s dans la région de Gyumri, des noms de villages comme Lermontov ou Kharkov qu’on rejoint après avoir enjambé la passe Pouchkine, le fier cinéma Moscou d’Erevan, etc. De même, les amateurs d’Antiquité s’émerveille­ront-ils à Garni, après avoir longé un torrent que surplomben­t d’extraordin­aires orgues basaltique­s de 100 mètres de haut (« la symphonie de pierres »), en découvrant, flanqué de ses 24 colonnes, le temple hellénisti­que de Mithra : l’occasion de se souvenir qu’il fut un monde - païen - avant le christiani­sme. Mais, quelques kilomètres plus loin, vous voilà rattrapé par le bon Dieu qui guida un jour la main de l’homme pour bâtir le monastère de Geghard, ses coupoles en forme de capuche de moine, sa chapelle rupestre creusée dans la montagne. Avec de la chance, dans ce lieu magique où l’on touche du doigt l’essence de l’Eglise primitive, vous y verrez et y entendrez un ensemble choral féminin entonnant des chants religieux. Ce qui balaiera vos derniers doutes sur l’existence de Dieu. En tout cas en Arménie. ■

LES DERNIÈRES SURVIVANCE­S DU CHRISTIANI­SME DES ORIGINES

 ??  ?? Le monastère de Khor Virap, qui surplombe vignes et vergers, est lui-même surplombé par le mont Ararat... de l’autre côté de la frontière turque.
Le monastère de Khor Virap, qui surplombe vignes et vergers, est lui-même surplombé par le mont Ararat... de l’autre côté de la frontière turque.
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 ??  ?? Près du lac Sevan, la vieille ville de Dilidjan abrite des ruelles dont l’habitat rural traditionn­el a été préservé ou restauré.
Près du lac Sevan, la vieille ville de Dilidjan abrite des ruelles dont l’habitat rural traditionn­el a été préservé ou restauré.
 ??  ?? Un dimanche comme les autres à Etchmiadzi­ne, le « Vatican arménien ». Le catholicos Garéguine II rejoint la cathédrale pour célébrer la liturgie.
Un dimanche comme les autres à Etchmiadzi­ne, le « Vatican arménien ». Le catholicos Garéguine II rejoint la cathédrale pour célébrer la liturgie.
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Dans un décor époustoufl­ant de beauté, le monastère de Tatèv surplombe les gorges de la rivière Vorotan. Il est accessible par la route ou par un téléphériq­ue.
 ??  ?? Gardé par Sokhat, ancienne ingénieur, le complexe monastique de Sanahin rayonnait au Moyen Age.
Gardé par Sokhat, ancienne ingénieur, le complexe monastique de Sanahin rayonnait au Moyen Age.
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