Dans le Sud, autant en emporte le temps
Des villes coloniales opulentes, des plantations drapées dans leur passé et une nature sauvage qui s’épanouit dans un climat de touffeur… De Charleston à Savannah, de la Caroline du Sud à la Géorgie, bienvenue aux Etats-Unis, dans un Sud au charme vénéneu
On a coutume de sourire en coin quand l’Amérique parle de son « histoire ancienne » et de son « vieux patrimoine ». Elle exagère tout, patine ses façades, se fait plus antique qu’elle n’est. Mais à Charleston (Caroline du Sud), les moues goguenardes et les rictus s’effacent. Cette ville coloniale posée sur une péninsule, en retrait de l’océan Atlantique, a tant à dire, tant à montrer qu’on se demande bien pourquoi les Américains, pour le coup, n’en parlent pas plus. Une promenade sur Battery, tout au bout de la pointe, suffit à donner une idée de la richesse de son passé. Les demeures des planteurs et des marchands des XVIIIe et XIXe siècles, toutes plus opulentes les unes que les autres, s’alignent dans un délire de colonnades et de piazzas (vérandas), de perrons solennels et de jardins impeccables. Depuis des générations, de puissantes familles occupent les maisons en cyprès noir peint en blanc. C’est le riz qui a d’abord fait la fortune de Charleston. Le coton et l’indigo, exportés vers la vieille Europe, ont enrichi les commerçants dans un second temps. En 1770, Charleston était le plus grand port du pays après Boston, New York et Philadelphie. Les riches descendants des premiers colons anglais (arrivés en 1670) et des huguenots français (arrivés dès la révocation de l’édit de Nantes, en 1685) se sont construit de superbes bâtisses que l’on visite les yeux écarquillés. La maison de Nathaniel Russell renferme un majestueux escalier en porte-à-faux et des salons circulaires turquoise, gris perle ou rose, ornés de moulures ciselées. Calhoun Mansion croule sous les oeuvres d’art dans un fouillis baroque. La maison Edmondston-Alston regorge d’argenterie, de meubles en acajou et de porcelaine de Meissen. Depuis la galerie aux colonnettes cannelées, on aperçoit le fort Sumter, qui reçut le premier coup de canon de la guerre de Sécession. Charleston paya cher son émancipation de l’Union. Les troupes nordistes détruisirent la ville, que n’épargnèrent ni les incendies, ni les tremblements de terre. Pourtant, le fleuron de la Caroline du Sud semble intact. Les architectes du XIXe siècle se sont amusés à reproduire les styles de la vieille Europe : néogrec (Greek revival), néogothique, italianisant ou second Empire. Se promener sur Legare Street ou Tradd Street revient à feuilleter les pages d’un manuel d’architecture ou d’un magazine d’art de vivre. Les piazzas débordent de jasmin, l’aubépine s’enroule autour des colonnes toscanes et des porches ioniques. Les feuilles de riz ornent les ferronneries et des lanternes au gaz éclairent les magnifiques demeures de Zig Zag Alley. Comme autrefois. Les Américains trouvent un air d’Europe aux →
LA DOUCEUR DU VIEUX SUD SUR UN AIR DE “SUMMERTIME”
→ petits passages verdoyants qui vont d’une rue à l’autre. Mais nulle part chez nous on ne trouvera d’allée comme celle qui mène à l’église unitarienne : un passage secret parmi les oliviers odorants, les crepe myrtles à l’écorce lisse comme la peau, et même des stèles de colons enfouies sous les herbes folles.
DES PLANTATIONS AUX PLAGES SAUVAGES, NATURE UNE ÉTONNANTE
Des calèches traversent ce décor du Sud fantasmé,
ce pays qui exhibe les réussites des barons du coton… mais tend à oublier ceux à qui il dut sa fortune. « Ce sont les Afro-Américains qui ont fait la richesse et la gloire de Charleston. Les esclaves dans les plantations, bien sûr, mais aussi les maçons, les artisans, les domestiques en ville », rappelle le peintre Jonathan Green. Cet artiste reconnu, issu de la communauté gullah (originaire de Sierra Leone), reçoit avec une nonchalance distinguée dans un costume tiré à quatre épingles. Ses peintures chamarrées montrent des Noirs qui travaillent dans les champs au bord de la mer, sans maîtres ni chaînes. Un vent de douce liberté flotte sur les robes cotonneuses des femmes. « Il faut arrêter de regarder ces gens selon une perspective esclavagiste » dit celui qui aime Charleston, la politesse désuète de ses habitants, leur respect. « Charleston est une boîte à bijoux, dit-il. Son plus beau joyau en est la culture africaine. » Alors pâmons-nous devant les belles maisons pastel de Rainbow Row, bâties par les capitaines de marine et les commerçants, mais n’oublions pas que la ville fut l’un des ports négriers les plus importants d’Amérique. C’est dans ce lieu de violence et de raffinement que George Gershwin composa, en 1934, Porgy and Bess, un classique de la culture américaine.
Les cordes de Summertime, l’air emblématique de cet opéra, nous accompagnent comme nous remontons l’allée menant à la plantation deBoo ne Hall. De longues traînes de mousse espagnole pendent aux branches des majestueux chêne smulti centenaires. On dirait des barbe s de vieillards, et la plantation ne ment pas sur son âge : elle fut fondée en 1681, bien avant que les Etats-Unis ne forment une nation. Les esclaves noirs cultivaient le riz et fabriquaient les briques avec lesquelles on bâtit Charleston. On a conservé leurs modestes baraques, vestiges encore visibles d’une population qu’on ne voulait pas voir. Au bord de l’Ashley River, les plantations de Magnolia, Middleton Place et Drayton Hall se succèdent comme autant de décors dignes d’Autant en emporte le vent. A Middleton Place, les jardins rectilignes d’inspiration versaillaise contrastent avec la végétation plantureuse du Sud, tout en rondeurs et en courbes. En mars, les azalées composent un feu d’artifice
au bord de l’étang. Des terrasses gazonnées descendent en escalier jusqu’aux anciennes rizières. Ne manque que l’ombrelle de Scarlett O’Hara parmi les camélias en fleur… A quelques miles de là, la Magnolia Plantation a subi les foudres de la guerre civile, mais la demeure familiale se souvient encore des fêtes mémorables que l’on y donnait dans les années 1920. Henry Ford, Eleanor Roosevelt, George Gershwin et toute la bonne société de Charleston en étaient. Peut-être dansa-t-on ici le charleston, avant tout le monde… Les jardins de Magnolia sont superbes : d’immenses cyprès moussus se reflètent dans les cours d’eau noirs, bordés d’iris sauvages et d’hibiscus. Rien de corseté comme à Middleton Place. Ici, la nature reprend ses droits, belle et farouche.
Deux petites heures séparent Charleston de Savannah,
la cité soeur, en Géorgie. Le pouls de la vie bat plus lentement, ici. Il y fait aussi plus chaud et plus humide. La ville est une belle indolente, alanguie au bord de la rivière qui porte son nom. Les porte-conteneurs glissent doucement devant les façades en brique des anciens entrepôts de coton. Derrière les quais, Savannah s’étend le long de rues tracées au cordeau. Un quadrillage quasi militaire qu’atténuent les trottoirs lézardés, l’élégance des façades coloniales et la présence d’une vingtaine de squares – Pulaski Square, Chippewa Square, Forsyth Park… On s’y repose, rêveur, à l’ombre de chênes tortueux dont les barbes végétales se balancent mollement… On passerait la journée sur l’un de ces bancs où un certain Forrest Gump fut filmé, une boîte de chocolats sur les genoux. Le film dont il est le héros, sorti en 1994, attira l’attention sur la ville. Trois ans plus tard, Clint Eastwood enfonça le clou avec Minuit dans le jardin du bien et du mal, tiré du roman de John Berendt. Derrière une histoire de meurtre, le portrait d’une cité mystérieuse pleine d’ombres, de fantômes et de sorcellerie vaudou. « Bienvenue à Savannah, cette ville fantastique qui ressemble à Autant en emporte le vent sous mescaline […] et qui fait passer New
York pour une ville fade et ennuyeuse », commentait le personnage principal. Il faut laisser passer les heures et attendre le soir pour que le charme agisse vraiment. Les mousses espagnoles s’assombrissent, les branches évoquent des griffes de sorcières et les cris lointains des bachelorettes venues enterrer leur vie de jeune fille sur les quais évoquent l’effroi. Quand la nuit tombe, Savannah prend ses habits de créature gothique. Normal, la ville est hantée… « Chaque maison ou presque a une histoire de fantôme. Il y a eu tant de morts ici : la guerre d’Indépendance, la guerre civile, les incendies à répétition, les épidémies de fièvre jaune, les esclaves… Savannah est construite sur des cimetières indiens et des champs de bataille », énumère Scott Crotzer, un guide-conférencier spécialisé… dans le paranormal. Chaque nuit ou presque, en cape noire et chapeau haut de forme, il guide les touristes de maisons hantées en squares maudits. Au-dessus d’une brasserie, une pièce anormalement étouffante : « Ici, en 1876, on enferma des enfants atteints de la fièvre jaune pour les empêcher de contaminer la population. Ils suffoquèrent et moururent tous. » Frissons dans l’assistance. Ces révélations sont bien sûr à prendre avec des pincettes. D’ailleurs, on ne verra aucun fantôme ce soir-là (« Ils n’apparaissent pas sur commande ! » sourit Scott). Restent les mauvais esprits : ceux que les esclaves Gullah espéraient voir se noyer en peignant les plafonds de leurs pièces en bleu. C’est ce haint blue (bleu des esprits) que l’on découvre le lendemain dans le bâtiment des esclaves de la maison Owens-Thomas, une élégante demeure coloniale qui vit passer le marquis de La Fayette.
A Savannah, les cimetières ressemblent à des parcs, à moins que ce ne soit l’inverse. A quelques miles du centre-ville, le Bonaventure Cemetery étale ses tombes sous des rideaux de mousses ondoyantes. On déambule paisiblement parmi les stèles, les sphinx, les obélisques et les statues mortuaires d’un blanc éclatant. Les familles viennent y pique-niquer sans se soucier des destins tragiques qui ont pris fin ici. Pour fuir la touffeur de la ville, cap au sud, direction les Golden Isles. Une rafraîchissante bise océanique souffle sur cet archipel relié au continent par des viaducs. La marée couvre et découvre inlassablement un paysage d’estuaires et de marais. Des golfs pimpants et des maisons aux pelouses manucurées ont été aménagés un peu partout. Pourtant, la plage de Driftwood, sur l’île Jekyll, a des airs de bout du monde sauvage avec ses arbres abattus par les tempêtes, les vents et les marées. Les troncs couchés sur le sable, blanchis par le sel, dressent leurs branches tordues au ciel. Les promeneurs en bermuda blanc entendent-ils leurs suppliques ? Les Golden Isles ne manquent pas de jolis sites dignes de cartes postales : le Moss Cottage aux jolis bardeaux verts sur Jekyll ; la Lovely Lane Chapel au bout de son allée de palmiers, le vieux fort anglais et le phare sur l’île St. Simons. Mais tout cela n’arrive pas à la cheville des chênes géants et majestueux qui peuplent l’archipel. Dans le parc St. Simons, ils ploient mélancoliquement sous le poids des ans. D’immenses grappes de mousse espagnole →
→ pendent à leurs branches, presque aussi grosses que des troncs. Qu’une bise souffle sur les mousses, et les arbres semblent prendre vie. On ne les a jamais vus si beaux, plantureux, mystérieux… Ils sont là, les vrais fantômes de Géorgie, les esprits damnés des soldats anglais et confédérés, des esclaves assassinés et des victimes de la fièvre jaune : ni dans les cimetières ni dans les maisons hantées, mais bien dans ces arbres magiques qui laissent flotter leurs mousses comme des âmes en lambeaux.
LÀ SONT LES VRAIS FANTÔMES DE GÉORGIE
A la frontière avec la Floride,
les marécages d’Okefenokee nous entraînent dans une atmosphère digne d’un conte fantastique. Plus de 1 700 km² de forêts de cyprès noyées dans une eau noire infestée d’alligators… Un no man’s land fascinant, proche des bayous de Louisiane. La végétation en décomposition a chargé l’eau en tanins et acides humiques, ce qui lui donne sa teinte de thé fumé. Dans ce miroir aquatique, difficile de distinguer le ciel et les nuages de leur reflet. Mais qu’un tronc d’arbre à la dérive apparaisse et l’on retire bien vite sa main de l’eau : une fois sur deux, il s’agit d’un alligator. « Ces prédateurs ne nous voient pas comme de la nourriture », rassure Chip Campbell en manoeuvrant son embarcation parmi les tapis de nénuphars. Ce guide naturaliste pratique le swamp (marais) depuis qu’il est boy-scout – il y a même passé son voyage de noces. Il pourrait parler pendant des heures des ibis blancs, des hérons bleus et des balbuzards, seulement c’est bien pour les alligators que l’on vient ici. On admire leur large mâchoire, leur cuirasse d’écailles et leurs pupilles fendues émergeant des nénuphars blancs. On écoute les grognements des gros mâles, pareils à ceux d’un fauve. « On peut faire du canoë ou du kayak pendant des journées entières sans danger. On peut même camper dans les marécages, sur des plates-formes en bois » lance Chip, l’air de rien. Question d’habitude, sans doute. Sur la route d’Atlanta, le vieux Sud nous salue une dernière fois à Madison. Cette petite ville proprette regorge de demeures coloniales antebellum, c’est-à-dire construites avant la guerre de Sécession. La légende raconte que le général Sherman, qui brûlait tout sur son passage pour réprimer les territoires confédérés, l’épargna : « Too beautiful to burn. » Depuis, Madison, telle une aristocrate en crinoline, aligne ses maisons anciennes comme les perles d’un collier le long de l’avenue principale. L’une d’elles, la pimpante maison Jessup-Atkinson, fut bâtie en 1820 par un riche planteur avant d’être rachetée par Lulu Hurst. « Cette femme était connue dans tout le pays pour ses pouvoirs de lévitation, explique Kathi Russell, l’actuelle propriétaire. A 14 ans, elle avait été frappée par la foudre… Elle est morte en 1950, mais elle habite toujours les lieux, vous savez ? Je lui parle tous les jours, et pourtant je ne suis pas du genre superstitieux ! » Ainsi va le Sud, où l’on côtoie des fantômes même dans les maisons de poupée. ■