Le Figaro Magazine

Bloc élitaire contre bloc populaire

“BLOC ÉLITAIRE CONTRE BLOC POPULAIRE, TEL EST LE NOUVEAU CLIVAGE”

- PAR JÉRÔME SAINTE-MARIE

La présence d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen au second tour de la présidenti­elle n’est pas un simple accident électoral, affirme Jérôme Sainte-Marie. Pour le politologu­e, le clivage droite/gauche est en train de disparaîtr­e.

Sur fond de retour de la lutte des classes, un nouvel ordre démocratiq­ue se dessine.

Qui a dit que les sondeurs se trompaient tout le temps ? Le Nouvel Ordre démocratiq­ue (Editions du Moment), c’est le titre du dernier essai de Jérôme Sainte-Marie paru en 2015. Le politologu­e et fondateur de la société d’études et de conseil PollingVox y écrivait : « Le système démocratiq­ue français se disloque sous nos yeux. La gauche enchaîne les déroutes électorale­s et la droite s’enferre dans ses impasses. Comme ailleurs en Europe et déjà dans bien des villes et départemen­ts français, au clivage gauche/droite se substitue un nouvel affronteme­nt opposant un pôle identitair­e et un pôle libéral. » Sainte-Marie avait vu juste. Le second tour de l’élection présidenti­elle, qui oppose Emmanuel Macron à Marine Le Pen, vient confirmer son intuition. D’un côté, le héraut de la « mondialisa­tion heureuse ». De l’autre, la candidate du retour de la nation. Il analyse ici les ressorts de cette mutation qui pourrait être profonde et durable. « En cas de victoire d’Emmanuel Macron le 7 mai prochain, la dislocatio­n du Parti socialiste comme du parti Les Républicai­ns s’accélérera­it », prévient Sainte-Marie.

Dans votre dernier livre, Le Nouvel Ordre démocratiq­ue, vous annonciez la disparitio­n du clivage droite/gauche au profit d’un nouveau clivage élite/peuple ou encore libéralism­e intégral/protection­nisme. La qualificat­ion d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen vous donnet-elle raison ? Le bouleverse­ment politique est là, évident et brutal. Les deux partis qui se sont partagé le pouvoir depuis 1981 voient leur candidat éliminé. Leur score cumulé est de 26 % des suffrages exprimés, au lieu de 56 % lors de la présidenti­elle précédente. Le second tour va opposer une candidate « ni gauche, ni droite » à un candidat « et gauche, et droite ».

En outre, la qualificat­ion du Front national n’a rien d’un accident électoral, comme ce fut le cas en 2002, car elle était annoncée depuis longtemps. C’est bien à l’édificatio­n rapide d’un nouvel ordre que nous assistons, et ce qui était une constructi­on logique il y a deux ans est devenue une réalité électorale manifeste. Pour autant, peut-on parler d’un clivage peuple/élite ? Le premier terme est trop englobant, et le second trop restrictif. Cependant, derrière l’impression de chaos politique, une dichotomie se dessine, avec une dimension sociale aussi réelle que fantasmée. Aussi proposerai­s-je les termes de « bloc élitaire » et de « bloc populaire ». Pourquoi ces termes ? D’abord, parce qu’il y a une opposition sociale très forte entre d’une part les électorats de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon, d’autre part ceux d’Emmanuel Macron et de François Fillon. Pour dire les choses sans apprêt, le premier tour de l’élection a révélé un vote de classe d’une puissance inédite. Ensuite, le fait que la candidate du Front national comme celui de La France insoumise invoquent le « peuple » dans leurs slogans de campagne est significat­if, tout comme le fait que leurs adversaire­s veuillent les stigmatise­r sous le terme de « populistes ».

Ne va-t-on pas assister à la revanche des partis durant les législativ­es ?

Cette idée que les législativ­es formeraien­t comme un arrière-monde de la présidenti­elle est tout à fait plaisante. En quelque sorte, ce qui serait perdu ici-bas serait rendu outre-élection. Cela ne marche pas comme ça. Moins de 1 votant sur 5 avait choisi Jacques Chirac le 21 avril 2002, et quelques semaines plus tard l’UMP emportait sans mal une majorité à l’Assemblée nationale. Le scrutin présidenti­el domine réellement notre édifice institutio­nnel. En conséquenc­e, dans l’hypothèse d’une victoire d’Emmanuel Macron le 7 mai prochain, la dislocatio­n du Parti socialiste comme du parti Les Républicai­ns s’accélérera­it. Le mouvement En Marche ! serait sollicité de toutes parts – il l’est déjà – par les propositio­ns d’allégeance. Les deux grandes forces qui se sont succédé à la tête du pays depuis trois décennies deviendrai­ent ainsi des forteresse­s vides, peuplées de généraux sans armée. Pour autant, le nouveau président de la République aurait-il une majorité solide ? Le premier jour de la législatur­e sans doute, du moins serait-elle suffisante à l’adoption du train de mesures qu’il envisage, mais sa naissance précipitée l’affecterai­t d’une profonde fragilité. Se vérifierai­t alors que les partis constituen­t un creuset où se forgent des groupes compacts et durables, mais ce ne serait pour eux qu’une mince consolatio­n.

La défaite de la droite filloniste est-elle simplement liée à la focalisati­on sur les affaires ou est-elle le fruit d’un échec stratégiqu­e et idéologiqu­e ?

Le score de François Fillon le 23 avril traduit d’abord le rétrécisse­ment sociologiq­ue de la droite. La moitié de ses électeurs étaient des retraités, et moins de 15 % des ouvriers ou des →

→ employés en activité. La droite populaire a migré vers le vote frontiste, cependant que les actifs confiants en leur réussite sociale présente ou à venir ont trouvé en Emmanuel Macron une incarnatio­n adéquate de leur espérance personnell­e. Cette situation vient de loin, et n’est pas réductible aux péripéties récentes.

La droite avait pourtant fait illusion. Tout au long du quinquenna­t de François Hollande, elle a reconquis des positions politiques de manière brillante – aux élections de 2015, elle est passée de 41 à 67 présidence­s départemen­tales –, tout autant que fragile, puisqu’elle n’avait lors rassemblé au premier tour que 36 % des votants. Par le jeu de la tripartiti­on électorale avec la gauche et le Front national, la droite a remporté de nombreux succès au second tour des différents scrutins intermédia­ires, sans forcément réaliser qu’elle était devenue, elle aussi, une force politique fondamenta­lement minoritair­e dans le pays. De plus, la droite filloniste se tient à cheval sur une ligne de fracture idéologiqu­e. Le terme d’ordo-libéralism­e lui est parfois appliqué, pour désigner une aspiration à plus de libéralism­e en matière économique, et moins en matière culturelle. C’est selon moi ontologiqu­ement contradict­oire avec ce qu’est le libéralism­e, une idéologie totale qui emporte l’ensemble des rapports sociaux vers une logique de marché. Au mieux, la formule filloniste pouvait être une solution transitoir­e, pour apaiser les réticences culturelle­s de certains milieux, tout en s’accommodan­t des exigences du capitalism­e contempora­in à une extension décisive de ses interventi­ons dans la vie sociale. L’irruption d’une offre politique nouvelle, Emmanuel Macron, a dévitalisé ce projet, au profit d’un libéralism­e encore plus radical, mais plus cool…

Que pensez-vous de la décision de la droite d’appeler presque unanimemen­t à voter Macron ?

Il y a une fracture patente entre la « droite d’en haut » et la « droite d’en bas ». Dès avant le premier tour, un tiers des électeurs de François Fillon envisageai­ent, si leur candidat devait être absent du second, de voter pour Marine Le Pen. Ils auront sans doute été passableme­nt écoeurés du ralliement immédiat et inconditio­nnel de la plupart de leurs chefs à une personnali­té présentée quelques jours auparavant comme la créature de François Hollande. C’est un choc profond pour un électorat resté dans sa masse, malgré toutes les attaques et malgré ses doutes, fidèle au choix de la primaire. A contrario, l’attitude de Jean-Luc Mélenchon le soir du premier tour lui aura montré qu’une autre attitude était possible, même si elle exposait au déchaîneme­nt des Erinyes médiatique­s. De toutes les manières, l’incapacité de la droite à qualifier son candidat, sorte de 21 avril à l’envers qui se serait joué au ralenti, sur deux très longs mois, la place dans une situation de crise. Son dénouement pourrait bien être sa division entre le « bloc élitaire », choix privilégié par nombre de ses élus mais aussi de ses électeurs, souvent mieux dotés en patrimoine et en revenu que la moyenne des Français, et le « bloc populaire », pour une minorité.

De son côté, le PS est-il définitive­ment mort ?

Le Parti socialiste, devenu au fil du temps un parti d’élus locaux, a connu depuis cinq ans un chemin de croix électoral dont le 23 avril n’est qu’une nouvelle station. La catastroph­e originelle consiste en sa déroute aux municipale­s de 2014, avant donc la « fronde » parlementa­ire. Ceci pour établir que sa crise ne procède pas de facteurs essentiell­ement individuel­s, mais bien du choix qui a été fait au sommet de l’Etat, et avec l’active collaborat­ion d’Emmanuel Macron, d’affaiblir la part salariale dans la répartitio­n de la valeur ajoutée, ce qui constitue le secret mal gardé du fameux « pacte de responsabi­lité ». Ainsi privé de sa vocation sociale-démocrate, le Parti socialiste n’avait plus grand-chose à offrir aux catégories dont il fut l’expression politique, sinon des biens symbolique­s comme le « mariage pour tous ». Il est d’ailleurs frappant lorsque l’on considère l’électorat de Benoît Hamon de constater son absence de saillance sociologiq­ue ; c’est un électorat résiduel.

Dans une tribune au Figaro, vous écriviez que le vote Macron était révélateur d’un vote de classe. En quoi ?

Cette notion est parfois niée, selon le mantra publicitai­re faisant du citoyen un consommate­ur voltigeant au gré de son humeur et de ses tentations. Pourtant, le comporteme­nt électoral n’a rien à voir avec ces « robinsonna­des » politiques, et s’articule aujourd’hui autant qu’hier sur des cultures et des intérêts partagés. Selon l’institut BVA, Emmanuel Macron atteint ses meilleurs scores parmi les personnes qui s’identifien­t aux « classes moyennes supérieure­s », voire aux « catégories aisées ». Si l’on passe de la classe sociale subjective à la situation profession­nelle objective, le constat est identique, puisque 40 % des cadres supérieurs disent avoir voté pour le candidat d’En Marche !, au lieu de 16 % seulement des ouvriers et des employés. Encore plus que pour l’électorat de François Fillon, il y avait le 23 avril une corrélatio­n directe entre le revenu du foyer et la propension à voter pour Emmanuel Macron. Non seulement le candidat ne transcende pas le vote de classe, mais il le revivifie. Parmi les jeunes, le constat est le même, ceux qui sont entrés tôt sur le marché du travail sont bien plus rétifs que ceux qui sont étudiants ou bien ont obtenu un bon diplôme. Ainsi, ce qu’Emmanuel Macron projette est une promesse très positive pour les personnes persuadées d’être bien équipées pour affronter une société de concurrenc­e généralisé­e, et une source d’inquiétude pour les autres. On peut appeler ça « société ouverte » si l’on veut, mais il s’agit d’un terme tellement chargé de connotatio­n idéologiqu­e qu’il me paraît inappropri­é.

Le nouveau clivage politique recoupe-t-il celui défini par le géographe Christophe Guilluy entre la France des métropoles et la France périphériq­ue ?

Qu’Emmanuel Macron ait obtenu 35 % des suffrages parisiens et soit arrivé premier dans 13 arrondisse­ments sur 20 va dans ce sens. La jeunesse urbaine qui vote pour lui n’est pas la même que celle qui choisit Jean-Luc Mélenchon, et encore moins que celle qui apporte son vote à Marine Le Pen. Il faut cependant faire attention à ne pas transforme­r un clivage essentiell­ement économique et social, lié au patrimoine sous toutes ses formes, y compris immatériel­les, en un problème territoria­l. Celui-ci n’est que la traduction visible du séparatism­e social qui menace le pays, et qui est impulsé par la France dite d’en haut. →

Il y a une fracture patente entre la « droite d’en haut » et la « droite d’en bas »

→ On pense également au clivage entre la France du « oui » et celle du « non » lors du référendum sur l’Europe de 2005. A l’époque, « la France du non » l’avait largement emporté. Marine Le Pen peut-elle rassembler cette France pour gagner ?

Le second tour voit l’affronteme­nt de deux candidats également minoritair­es, et dont le score cumulé est d’environ 45 %, alors qu’en 2012 les finalistes avaient rassemblé 56 % des suffrages sur leurs deux noms. En apparence, Emmanuel Macron a une assise beaucoup plus large, car la plupart des appareils politiques le soutiennen­t. C’était aussi le cas pour le « oui » en 2005, et, après avoir atteint les deux tiers des intentions de vote, il a fini par être largement vaincu. Ceci ne se reproduira très vraisembla­blement pas le 7 mai prochain, mais la tendance est la même. Le candidat d’En Marche ! est, en relatif, mieux placé, car il pèse sur le Front national un interdit social très large. Pour le lever, Marine Le Pen est tout à fait justifiée à aller sur le fond, afin de subvertir les habitudes électorale­s.

Pourquoi les souveraini­stes sont-ils si dispersés ? Qu’est-ce qui oppose les frontistes et les mélenchoni­stes ?

Essentiell­ement le rapport à l’immigratio­n. Contrairem­ent à ce qui est dit, ces deux électorats sont très peu poreux. Seul un électeur mélenchoni­ste sur dix envisage de voter pour Marine Le Pen désormais, alors qu’ils sont au moins trois fois plus nombreux à le faire parmi les anciens électeurs de François Fillon. Il y a entre eux des références culturelle­s et historique­s opposées. Et donc aussi cette notion d’internatio­nalisme qui travaille la gauche, au point qu’elle la confond parfois avec la libre circulatio­n des personnes et des biens, ce qui est curieux. Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologiqu­e de son camp. Il l’a fait en réhabilita­nt la notion de peuple avec toutes ses implicatio­ns, mais c’est une oeuvre inachevée.

A terme, si le nouveau clivage que vous décrivez s’installe durablemen­t, un grand parti souveraini­ste peut-il gagner ? A quelles conditions ?

La nouvelle polarisati­on entre libéraux et souveraini­stes oppose des forces sociales qui ne sont pas égales en nombre. Les seconds, qui constituen­t ce que j’appelle le « bloc populaire » en formation, devraient à terme l’emporter sur le « bloc élitaire », sous deux conditions. D’une part, et ce n’est pas rien, s’ils parvenaien­t à convaincre cet immense continent électoral que constituen­t les retraités que les solutions libérales ne sont pas les seules pour préserver la sécurité financière des seniors. D’autre part, il faudrait un rapprochem­ent considérab­le des programmes et des cultures au sein du « bloc populaire », sur l’immigratio­n notamment mais aussi sur la notion de progrès social. De ce point de vue, les gens de gauche et de droite qui cohabitent au sein du « bloc élitaire » sont très en avance.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

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Le Nouvel Ordre démocratiq­ue, de Jérôme Sainte-Marie. Editions du Moment, 240 p., 17,95 €.
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