Le Figaro Magazine

LENTEMENT, LE TRAIN SE FAUFILE PARTOUT

- NICOLAS UNGEMUTH

À 5 000 MÈTRES D’ALTITUDE, LE SOUFFLE SE FAIT COURT

CRascar

’est pas le Pérou ! » Eh bien si, justement. Le Pérou :

Capac, Zorrino, le Temple du Soleil, le cochon d’Inde rôti, les lamas, les alpagas, les vigognes, quatre mille variétés de pommes de terre – des jaunes, des violettes, des vertes –, la civilisati­on inca, Yma Sumac, reine de l’exotica, diva andine à la voix couvrant, disait-on, cinq octaves. Au sud de l’Equateur et de la Colombie, au nord du Chili et à l’ouest de la Bolivie, qui lui a volé une partie de son lac Titicaca…

Par où prendre ce pays mythique aux paysages si variés ? Sans doute par le sud, pour ceux qui le découvrent. Cela tombe bien, le groupe Belmond, spécialist­e notoire du voyage très haut de gamme, propriétai­re de trains légendaire­s (le Royal Scotsman en Ecosse, l’Orient-Express, le Grand Hibernian en Irlande, l’Eastern & Oriental Express en Thaïlande) et d’hôtels fabuleux (le Cipriani à Venise, entre autres), inaugure un nouveau véhicule remplaçant l’ancien Andean Explorer. Un train de luxe ancien, importé d’Australie où il servait la fameuse ligne Great South Pacific Express, de Sydney à Cairns, et refait à neuf pour un voyage en altitude filant vers la cité de Cuzco, le fameux « nombril du monde » des Incas. Le sud du Pérou peut sembler petit sur une carte regardée hâtivement. C’est pourtant une région étonnante offrant une variété de paysages dont le voyageur reviendra abasourdi, surtout lorsque le luxe quasi inégalé de la maison Belmond l’aura accompagné une semaine durant.

Mais tout cela se mérite, il faut d’abord gagner Lima. La capitale, ville côtière sans charme saturée par les embouteill­ages, vaut surtout pour sa cathédrale, ses basiliques, son fameux musée de l’Archéologi­e (Museo del Banco central de Reserva del Perú) et sa gastronomi­e. Lima est en effet devenue l’une des villes comptant les plus grands chefs, comme le très célébré Gastón Acurio officiant chez Astrid y Gastón, l’une des tables les plus prisées de la capitale avec Isolina Taberna Peruana, Rafael ou Central Restaurant­e, classée sur certaines listes parmi les 50 meilleurs restaurant­s du monde. Le voyageur français, sans doute assommé par les douze heures et quelques de vol depuis Paris, ira sans doute se reposer à l’hôtel Belmond Miraflores Park, précisémen­t situé dans le nouveau quartier huppé de Lima surplomban­t le Pacifique. A Miraflores, le chaos automobile est oublié et les locaux passent à vélo sur des chemins piétonnier­s. C’est le dernier moment passé au niveau de la mer… Le lendemain, le voyage commence et prend de l’altitude. Il faut prendre l’avion pour se rendre à Arequipa, ville natale du prix Nobel de littératur­e Mario Varga Llosa. Ici, tout change. A 2 300 mètres d’altitude, la ville blanche dominée par le volcan Misti offre un équilibre parfait entre tradition et modernité. Nous sommes au pays des Aymaras, peuple préinca rayonnant aux alentours du lac Titicaca et vivant sur le fameux Altiplano, ce pays d’altitude que l’on va bientôt découvrir : un minibus embarque les passagers à l’assaut du ciel. En quelques heures de route, à travers des paysages de plus en plus arides et lunaires, le voyageur se retrouve à 5 000 mètres d’altitude et ne descendra jamais en dessous de 3 500 jusqu’à l’arrivée à Cuzco. Il faut constammen­t se pincer pour y croire… Le paysage étant lui-même entouré de montagnes et des volcans Misti, Chachani, Pichu Pichu, Tacone et Ubinas, plus hauts encore puisqu’ils se dressent à près de 6 000 mètres, l’impression constante d’être au niveau de la mer n’est déjouée que par le fameux « mal de l’altitude » : après quelques pas, tout le monde est essoufflé. Ceux qui n’ont pas prévu une visite chez le médecin avant le départ (lire notre « Carnet de voyage ») peuvent éventuelle­ment ressentir des maux de tête, d’autres n’auront aucun symptôme si ce n’est le souffle court. Des bonbons à la coca et autres maté – une boisson chaude à base de yerba →

→ maté, une plante au goût de salade pourrie – facilitent l’acclimatat­ion car l’organisme met plusieurs jours avant de s’adapter. A cette hauteur, et cela sera une constante durant tout le voyage, le ciel est impérial : d’un bleu foncé, anormal, contrastan­t violemment avec des nuages d’une blancheur aveuglante. Alentour, c’est un désert bosselé caillouteu­x et brunâtre à la beauté dure. Des cairns par centaines, assemblés par les touristes, donnent parfois l’impression d’être au centre de l’Islande. En roulant ainsi vers le nord-est à travers l’époustoufl­ante et désertique Réserve nationale de Salinas y Aguada, le voyageur est déjà au septième ciel : la hauteur vertigineu­se rapproche du paradis.

Une fois passé le col de Patapampa, le véhicule redescend lentement à la poursuite de la fameuse vallée de Colca, ou cañion del río Colca. Cette région idyllique est particuliè­rement spectacula­ire : le canyon en question est près de trois fois plus profond que celui du Colorado, atteignant une profondeur de plus de 4 000 mètres. C’est la légendaire « vallée des merveilles », selon l’expression de Vargas Llosa. Le paysage ou plutôt les paysages sont des enchanteme­nts contrastan­t brusquemen­t avec la violence aride de Salinas y Aguada. Ici, la végétation est de retour et les plis des montagnes vertes s’organisent en terrasses vertes ceintes de murets de pierres blanches datant d’avant les Incas. Asie ? Irlande ? Où sommes-nous ? ! Descendant les lacets de la route, le minibus s’enfonce lentement dans la chair du canyon et traverse le village de Chivay organisé autour de son église baroque. Puis il descend encore un peu plus : nous sommes arrivés en pleine féerie, voici l’hôtel Las Casitas. Un assortimen­t de maisons – à ce stade, on ne saurait employer le terme « bungalow » – posées dans un jardin délirant au coeur du canyon. A presque 4 000 mètres d’altitude, la nuit, qui tombe d’un coup en ce pays, est un fouillis d’étoiles. Le ciel refuse de noircir, le bleu n’est que plus sombre. A table pour s’enivrer de la divine cuisine et des pains fantastiqu­es du boulanger français de Las Casitas – le lieu, récemment acquis par Belmond, vient d’être entièremen­t refait –, l’hôte est en état d’extase avant d’aller se rafraîchir sous la Voie lactée, au milieu des cactus, dans l’intimité de sa piscine privative : « luxe, calme, etc. », comme disait le grand Haschichin. Le lendemain matin, pan ! Le ciel est d’un bleu obscène, le soleil réveille la vallée qui émerge dans sa splendeur. C’est l’heure où l’air se réchauffe et crée des courants ascendants. En bref, c’est l’heure du condor. Le volatile de 3 mètres d’envergure ayant inspiré l’ infâme ritournell­e jouée à la flûte de pan dans tous les métros du monde va bientôt se montrer à la Condor Cross. Cette « croix du Condor » est un site spectacula­ire surplomban­t le río Colca où, après quelques minutes de minibus, le touriste qui n’en croit pas ses yeux devant ce paysage d’exception, peut admirer l’oiseau planant sur fond indigo. La maison Belmond ne plaisantan­t pas en matière de luxe, les passagers sont invités à boire du champagne et à déguster la cuisine traditionn­elle péruvienne quelques kilomètres plus loin, sur une corniche rocheuse embrassant le río coulant 1 200 mètres plus bas. Les sens prennent le galop, l’extase est totale. Mais il ne s’ agissait que d’ apéritifs… De retour à l’ hôtel, les touristes sont conviés à un déjeuner à l’ ancienne dans les exquis jardins: cuits àl’ ét ouf fée dans un torchon enfoui dans le sol, porc, poulet, agneau, pommes de terre de toutes sortes et maïs monstrueux délivrent leur fumet dans l’assiette ensoleillé­e. Repos ! Après une nuit de rêve dans le lit à baldaquin, il est temps de reprendre la route, repasser le col pour aller de l’autre côté de la vallée afin de rencontrer la star du voyage : le train. Le nouvel Andean Explorer accueille ses premiers passagers. Il est là, superbe, trônant à l’arrêt dans une zone désertique. Seize voitures (dont une occupée par un spa délirant) bleu et blanc se finissant par une impériale de fer forgé. Deux moines capucins bénissent le voyage, on ne se méfie jamais assez des voies impénétrab­les. Alentour, des vigognes gambadent. Ce curieux animal, vénéré pour sa laine plus fine encore que le cachemire, a la grâce d’une gazelle dans un corps de lama

AVANT LE DÉPART, DEUX MOINES CAPUCINS BÉNISSENT LE TRAIN

roux. En voiture ! Dehors, c’est beau, dedans aussi. Les cabines splendides, le wagon-restaurant, le bar, tout est dans un style discret blanc et gris, plus moderne que les décors très Hercule Poirot des autres trains de Belmond. Bientôt, la locomotive se met en marche, c’est parti. Le paysage défile tandis que nous prenons la direction du lac Titicaca là où, selon les légendes incas, tout aurait commencé puisque le dieu Viracocha y aurait créé la Lune et le Soleil, et où tout se serait également terminé lorsque ces seigneurs y auraient déversé le précieux or convoité par les Espagnols avant d’abdiquer. A bord du train, les passagers s’ébahissent : le bruit du roulis, le paysage qui défile, les courbes variées des rails permettant, →

→ depuis le wagon panoramiqu­e, de voir la loco partir hardiment à l’assaut du paysage inouï… Peu à peu, tout change : les abords du Titicaca ressemblen­t à des fjords nordiques que l’on descend admirer lorsque Diego Muñoz – chef péruvien renommé ayant fait ses classes chez El Bulli comme au Grand Véfour de Guy Martin avant de diriger Astrid y Gastón au moment où le restaurant de Lima a été élu 14e meilleure table du monde – prépare en plein air un ceviche à se damner. Le train repart à la tombée du jour. C’est un rêve. Qui prend des allures délirantes lorsque le train pénètre nuitamment les ruelles de Puno – les échoppes sont à même pas un mètre de nos fenêtres –, la ville qui borde le lac. Titicaca, nous voilà ! Après un dîner mirifique pour mieux goûter la cuisine de Muñoz (tortellini­s d’alpaga, canapés de cochon d’Inde, coquilles Saint-Jacques, truites, oiseau caracara poché, etc., le tout d’un raffinemen­t surhumain), il est temps de rejoindre la cabine et de s’effondrer dans le lit double : le lendemain matin, nous ne toucherons plus terre.

C’est sous un ciel une fois de plus anormal que les touristes de Belmond embarquent à bord d’un bateau pour naviguer sur le lac. D’abord, les îles flottantes où les locaux vivent depuis des siècles sur des amas de roseaux perpétuell­ement renouvelés posés comme des nénuphars géants sur les eaux immémorial­es. La visite a un côté Disney inévitable, mais reste intéressan­te : on peut, entre autres curieux produits, y admirer une chauve-souris séchée constituan­t une partie de l’alimentati­on des autochtone­s vivant sur l’eau. Plus loin sur le lac, après une heuredenav­igation,c’estl’île–naturellec­ettefois-ci–,deTaquile. Une merveille évoquant quelque perle de la Méditerran­ée où les passagers déjeunent dans un restaurant surplomban­t les flots. Le paysage semble importé de Crète, le sable, des Bahamas. Tout au fond, de l’autre côté du lac, à près de 50 kilomètres, se dessinent les silhouette­s des montagnes bolivienne­s. Durant la nuit et jusqu’au lendemain après-midi, le train, dont la locomotive garantit la meilleure des berceuses, tchoutchou­te le long d’un trajet qui sera le clou du voyage : à partir du col de la Raya, le tracé des rails vers Cuzco est indescript­ible. L’Altiplano, à cet endroit est plus herbeux, plus vert, clairsemé de troupeaux de lamas et d’alpagas. Les montagnes se font grandioses mais accueillan­tes : presque charnelles. Puis, au fur et à mesure que le train descend et perd progressiv­ement de l’altitude, cela change encore. L’Autriche, la Suisse, les Vosges et la Toscane semblent →

À L’ARRIÈRE DU TRAIN, LE SENTIMENT DE FÉERIE EST PERMANENT

→ se fondre en un tableau surréalist­e réalisé par un peintre ivre. C’est un miracle. Cyprès, eucalyptus, chênes et conifères divers et variés se bousculent au portillon sur un camaïeu vert tandis qu’en contrebas du wagon panoramiqu­e, un Andin défèque joyeusemen­t, le cul à l’air. Quel pays… Finalement, la locomotive et ses 16 voitures pénètrent les faubourgs de Cuzco. Cuzco au nom de légende. Là où se dressait le Temple du Soleil… Là où l’Inca désespéré Tùpac Amaru, fils de Manco et dernier de la dynastie, se fit couper la tête en 1572. C’est un peu la place de la Concorde, mais en nettement plus beau.

Les Espagnols, d’ailleurs, ont, outre ces décollatio­ns, plutôt bien fait les choses : leurs édifices admirables sont construits directemen­t au-dessus des assemblage­s savants de blocs de granit sans aucun mortier datant de la période inca. On peut admirer ces vestiges imposants qui semblent presque neufs dans de nombreuses ruelles de cette cité superbe où syncrétism­e et catholicis­me cohabitent de manière presque fantastiqu­e. Cuzco est une ville pieuse, où des motardes policières casquées avec Ray Ban Pilote se signent devant les églises comme des dominatric­es en mission divine. Sur la chaussée de galets enchâssés horizontal­ement et verticalem­ent, nul mégot ni défécation canine. La ville est d’une propreté édifiante, à peine contrariée par quelques hippies boboesques de passage sur la route de Machu Picchu. Des balcons de bois évoquent presque la Nouvelle-Orléans (ce qui est normal, les colons y étaient de la même origine), et le marché couvert, envahi d’épices, de fruits et légumes mais aussi de cochons d’Inde écorchés, de museaux de vache ou de lama comme d’abats en grand nombre (ici on adore le coeur, la langue et les tripes), est une merveille sensoriell­e.

A deux pas du centre névralgiqu­e et historique de la plaza de Armas, là où trône la somptueuse cathédrale, cohabitent les deux hôtels du groupe Belmond. On ne peut guère rêver plus grandiose : d’un côté, le Belmond Monasterio, authentiqu­e monastère offrant une chapelle ornée des plus précieux tableaux de l’art colombien – probableme­nt l’un des plus beaux hôtels du monde –, et, à deux mètres, le Belmond Palacio Nazarenas, ancien couvent agrémenté avec soin de chambres et bâtiments supplément­aires qui semblent être vieux de deux siècles.

On pourrait se perdre des jours entiers dans les ruelles de cette cité rêvée, mais certains ont d’autres choses à faire : rentrer à Paris ou prendre un autre train Belmond pour quelques heures, puis pleurer de joie devant Machu Pichu (un hôtel du même groupe est implanté sur place : une fois les touristes partis, le site est à vous). Comme on dit dans les contes, ceci est une autre histoire… ■

CUZCOA

PARFOIS DES ALLURES DE NOUVELLE-ORLÉANS DES ANDES

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Certains lieux traversés ressemblen­t à des décors de western spaghetti.
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Dans les Andes, les tenues traditionn­elles sont toujours de rigueur.
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En direction de Cuzco, l’Andean Explorer croise les neiges éternelles au col de la Raya. Ci-dessous à gauche, dégustatio­n de cuisine traditionn­elle à la Condor Cross.
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Sur l’île de Taquile, en plein Titicaca, les habitants jouent de la musique ancestrale. Ci-dessous, deux vigognes, dont la laine est encore plus fine que le cachemire.
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