Jean-Luc Marion : « De quel droit refuser aux citoyens catholiques de défendre leurs options ? »
Philosophe et membre de l’Académie française, Jean-Luc Marion publie un livre où il réfléchit au rôle que peuvent jouer les chrétiens, au service de tous, dans la vie politique et sociale. En tant que citoyen français, il appelle à une laïcité qui ne soit pas fermée au fait religieux.
Normalien et agrégé de philosophie, Jean-Luc Marion, qui a travaillé avec les plus grands maîtres, a poursuivi une carrière qui l’a conduit à être aujourd’hui professeur émérite à la Sorbonne, à l’Institut catholique de Paris et à l’université de Chicago. Spécialiste de Descartes, de l’histoire de la philosophie et de la phénoménologie, il passe avec raison pour un brillant penseur français, mais auteur d’une oeuvre qui n’est pas d’un accès aisé. Portant noeud papillon et par ailleurs passionné de sport ou de BD, ce catholique est toutefois capable de parler le langage de tout le monde quand il se penche sur les défis de notre époque.
Al’université de Chicago, vous avez succédé à Paul Ricoeur, dont l’oeuvre vous a marqué. Emmanuel Macron, qui avait travaillé comme assistant éditorial pour un livre de Ricoeur, affirme de son côté avoir une dette intellectuelle à l’égard de ce philosophe. Qu’espérez-vous que le nouveau président de la République ait appris chez Paul Ricoeur ? Il ne s’agit pas de Platon et d’Aristote et le roi n’est pas philosophe, mais enfin, il y a longtemps que le souverain n’avait pas été aussi bien formé philosophiquement, ni même qu’il n’avait fait ses humanités aussi sérieusement. Emmanuel Macron, au contraire de ses prédécesseurs, ne parle pas le broken french des énarques typiques, mais habite spontanément dans la langue française ; on peut espérer qu’il la diffusera et la défendra. Plus précisément, il a sans doute retenu de Ricoeur l’art d’interpréter, cette opération de pensée qui interdit en principe l’idéologie. Et que par suite la politique, l’art du possible, doit se faire selon des principes stricts, plutôt que des convictions bornées et des idées fixes. Au terme d’une élection présidentielle qui a vu les représentants des traditionnels partis de gouvernement éliminés au premier tour, et au regard des fractures de l’opinion publique, est-ce que la situation politique et sociale de la France vous inquiète ?
Au contraire. Je m’inquiétais plutôt de la reproduction indéfinie de discours convenus, inefficaces, donc disqualifiés. Les partis extrêmes ont éliminé les partis dits de gouvernement parce que ceux-ci occupaient les postes de responsabilité sans réussir jamais à gouverner depuis, peut-être, 1983. Cette élection a éliminé non pas les partis de gouvernement, mais des partis de non-gouvernement. La question désormais se résume à savoir si le nouveau président pourra, ou non, parvenir à gouverner réellement le pays, et donner à nouveau aux citoyens la certitude que leur vote sert encore à quelque chose.
Quand les catholiques se déclarent hostiles à la PMA et à la GPA pour tous et toutes, parlent-ils pour eux-mêmes ou au nom de la société ?
Ils parlent – comme tout citoyen en a le droit – au nom d’arguments parfaitement rationnels. Par exemple que la PMA revient à ravaler l’événement de la naissance d’un enfant à une pure et simple production d’objet. Ou que la GPA suppose de considérer le corps d’une femme comme un outil animé, définition littérale de l’esclave pour Aristote. On peut discuter ces arguments, mais certainement pas les ignorer. En l’occurrence, les catholiques font preuve d’une grande rationalité que d’autres pourraient essayer d’imiter au lieu de vociférer. D’une manière plus générale, je ne comprends pas qu’on fasse des critiques contradictoires aux catholiques. Soit on leur reproche de rester silencieux, de disparaître, etc. Soit on leur reproche d’avoir des idées et des convictions. De même on attaque les évêques parce qu’ils parlent trop de politique et même de morale, et aussi parce qu’ils ne donnent pas de consignes de vote. Bref, de quel droit refuserait-on aux catholiques, qui restent des citoyens français, d’avoir des options et de les défendre ? Seraient-ils des citoyens de seconde zone ? Et si tous ne sont pas politiquement d’accord, n’est-ce pas plutôt un signe de bonne santé mentale ?
Votre nouveau livre s’attache au problème de la laïcité. Comment la définissez-vous et quelle place peut, selon vous, être laissée au facteur religieux dans l’espace public ?
Une remarque préliminaire s’impose : le terme de « laïcité » n’apparaît pas dans la loi de 1905. En effet, elle promulgue la « séparation » entre l’Etat et l’Eglise (donc des religions). Pour deux bonnes raisons, sans doute. D’abord parce que le terme de « laïcité » n’a pas de sens précis, sinon celui d’une politique d’agression des religions en général, du catholicisme en particulier ; dans →
JEAN-LUC MARION “DE QUEL DROIT REFUSERAIT-ON AUX CITOYENS CATHOLIQUES DE DÉFENDRE LEURS OPTIONS ?”
→ cette acception, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un anticléricalisme de combat, voire d’un athéisme d’Etat. Ensuite, la loi de 1905 (sur l’exemple de la Constitution des Etats-Unis) exclut que l’Etat privilégie une religion établie aux dépens des autres. Ce qui ne signifie pas qu’il ne doit plus y avoir de religions, mais que l’Etat doit d’autant plus rester neutre et séparé de toute Eglise établie, officielle, que la société, elle, ne l’est pas, neutre, mais qu’elle reste, elle, en réalité religieuse, souvent composée de croyants ou semi-croyants à différentes religions. Car la réalité est aussi, irréductiblement, religieuse et le projet des « Lumières » a, sur ce point, échoué. Il ne doit donc pas s’agir, avec la loi de séparation, d’éliminer le catholicisme ou les autres religions, mais d’assurer leur expression libre et pacifique. L’Etat a ce devoir envers elles, mais n’a pas d’autre droit. Cette séparation et cette neutralité de l’Etat n’impliquent pas non plus que les convictions religieuses doivent se cantonner dans la sphère privée (chose sans doute strictement impossible), mais que la sphère publique reste libre, ouverte, non confisquée par une seule religion ou par une idéologie de remplacement, fût-ce l’indifférence religieuse érigée en dogme.
Depuis les années 1990, la question de la laïcité, qui avait fini par s’apaiser après les affrontements de la IIIe République, est redevenue l’objet de débats passionnés. Mais la laïcité suffira-t-elle à résoudre les problèmes inédits créés par le communautarisme islamique ?
La visibilité croissante de l’islam en France a en effet réveillé la polémique sur la « laïcité », sans d’ailleurs faire réfléchir sur sa définition manquante. Ce qui appelle plusieurs remarques. D’abord et encore une fois, ne parlons pas de « laïcité », mais de séparation. Ensuite dénonçons l’ambiguïté, pour ne pas dire, la duplicité des avocats de la « laïcité » : on veut l’imposer aux musulmans, mais on ne sait pas vraiment en quoi elle consiste. Quels sont exactement les tissus, les pilosités et les « signes » qu’on doit cacher pour ne pas offenser les regards pieux des incroyants ? On en débat encore. Aussi, faute de savoir exactement ce qu’ils veulent interdire et défendre, les bons apôtres réorientent leur zèle « laïc » sur l’usual suspect, celui dont on ne craint aucune représaille, le troupeau des moutons catholiques : ce sont eux qu’il faut avoir à l’oeil, ou du moins leurs frères, qui menacent régulièrement les « valeurs de la République » en défilant dans « les beaux quartiers » plutôt qu’à la République. Quant à maintenir l’espace public, dans sa commune, ouvert à toutes les religions, après ces rodomontades dans les médias, on s’en dispense…
Tout ceci n’est possible qu’en ignorant un fait pourtant massif : la séparation entre le pouvoir politique et l’autorité religieuse provient de la révélation judéochrétienne, le royaume de Juda étant le seul, à l’époque, où le roi n’exerçait pas de rôle sacerdotal, encore moins ne revendiquait le rang de dieu. Et la formule célèbre de Jésus sur ce qu’il faut rendre à César et à Dieu a définitivement ratifié cette distinction. A travers les vicissitudes de l’histoire européenne, la séparation s’est finalement instituée, mais uniquement dans des pays christianisés ou quasi christianisés ; elle reste aujourd’hui encore difficilement intelligible et presque impraticable dans les autres régions du monde. Etrangement, ou plutôt très logiquement, la « laïcité » n’est la règle que dans des pays chrétiens ou assimilés, parce qu’elle a une origine biblique. Il y a donc plus qu’une contradiction à vouloir retourner la séparation contre les juifs et les chrétiens, comme le fait l’anticléricalisme, alors que ce sont eux qui l’ont développée. Il y a plus qu’une naïveté à s’imaginer que des musulmans vont l’adopter facilement dès lors qu’ils se trouvent sur notre sol, et même s’ils sont citoyens français. Dans les deux cas, ce sont l’idéologie et l’ignorance qui président à l’impasse politique. Comment éviter cette impasse ? Tout le monde sait bien, même si tout le monde ne le dit pas, que ce sont d’abord nos concitoyens musulmans qui ont les clés de la solution. L’islam va devoir – et a commencé à – affronter la méthode historico-critique dans l’examen des textes ; il va devoir évoluer radicalement à propos du rapport entre les sexes, de la liberté religieuse, de l’occupation du sol, etc. ; il va devoir admettre l’altérité des autres religions pour en devenir une et non pas s’avilir définitivement dans une idéologie totalitaire. Peut-on l’y aider ? Peut-être indirectement, précisément par le maintien de la neutralité de l’Etat et de la sécurité de l’espace public, qui supposent l’une et l’autre le strict respect de la légalité républicaine. Peut-être, plus directement, par des relations concrètes et sérieuses, sur le terrain, entre d’autres communautés religieuses (catholiques, protestantes, juives, orthodoxes, etc.), ce qui suppose encore une stricte séparation de l’Etat. Cela va demander du temps et de la sagesse – ce qui manque le plus aux institutions politiques, mais ce que les religions, peut-être, ont en privilège.
Vous estimez que les catholiques se retrouvent « en charge de l’universel au moment où il fait le plus défaut à la société française », ce qui vous permet d’annoncer un « moment catholique », c’est-à-dire le moment ou le christianisme redeviendra la voie privilégiée de l’accès à l’universel pour la société française. La déchristianisation de la France et la diversité religieuse croissante de sa population ne contredisent-elles pas ce diagnostic ?
Je mesure bien que la formule sonne étrangement. Du moins si l’on entend « catholique » au sens d’un parti et d’une faction. Mais, outre que ce terme signifie en grec « universel », l’Eglise (romaine, mais pas seulement) s’est toujours comprise comme envoyée «… vers toutes les nations, pour tous les temps, afin de tout enseigner et avec toute l’autorité » de Dieu (Matthieu 28, 19-20). Comment comprendre cette quadruple revendication de totalité ? Comme le fait que la vérité – s’il y en a une, bien sûr – ne laisse rien hors d’elle. Or tout projet politique, quel →
La réalité est, irréductiblement, religieuse
→ qu’il soit – la cité, la nation, la démocratie, l’empire, etc. –, ne peut pas et même ne doit pas tout embrasser, sauf à devenir totalitaire. Il y a des choses, des idéaux précisément, qu’aucun projet politique ne pourra atteindre, jamais. Par exemple, les trois termes de la devise de notre République : à la rigueur les deux premiers, liberté et égalité, pourraient peut-être être atteints, quoiqu’on puisse aussi en douter. Mais le troisième, la fraternité, reste hors d’atteinte d’une communauté humaine – à moins qu’elle ne se découvre une vraie communion, donc se reconnaisse une paternité en commun. Etablir une communauté réelle, donc une communion dans un véritable Bien commun, c’est un projet politique qui dépasse le champ et les moyens de la politique. Il y faut plus. Et cela, les chrétiens peuvent ou devraient pouvoir y contribuer puissamment. Quant à la déchristianisation de la France – devenue aujourd’hui un dogme pour les spécialistes de la pastorale religieuse comme pour les sociologues de la pratique religieuse –, je demande à voir. La désertification des églises correspond à celle des campagnes, et, inversement, la densification des grandes villes correspond aussi à des églises pleines. Quand un journaliste dit que les églises sont vides à Paris, on doit comprendre qu’il n’y met pas les pieds… De toute manière, les catholiques restent, et d’assez loin, la plus grande minorité de la population française (on le leur reproche assez quand ils se font entendre). Et puis, qu’est-ce que le nombre vient faire ici ? Qui peut juger du niveau de foi de chacun d’entre nous – pas même nous-mêmes ? Laissons un meilleur juge décider de l’état des catholiques en France, et ailleurs.
De manière générale, quelle doit être ou quelle ne doit pas être l’attitude des catholiques en matière politique ?
D’abord, ne pas idolâtrer l’action politique, qui appartient à ce que Pascal nommait « le premier ordre », le plus humble, celui des corps matériels, de l’espace et du pouvoir, des armes et des lois, et que surpassent les deux autres ordres (la pensée et la charité). Il n’y a pas de cité idéale ni de gouvernement parfait, mais des approximations. Ce qui est déjà beaucoup. Ensuite et autant que possible, contribuer, en honnête citoyen « vivant sobrement, justement et respectueusement dans ce siècle »
(A Tite 2, 12), qui paie son impôt et éventuellement le prix du sang, au bien commun. Enfin, il faudrait que la République reconnaisse dans les religions (comme on dit), en particulier dans le peuple des catholiques, non pas des adversaires au moins potentiels, mais certains de ses plus fidèles alliés et parmi ses meilleurs secours. Mais ceci ne dépend pas que des seuls catholiques, cela dépend de ceux qui prétendent nous gouverner. Nous allons bientôt le voir.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN SÉVILLIA Brève apologie pour un moment catholique, de Jean-Luc Marion, Grasset, 128 p., 15 €.