Les randonneurs du vide
Depuis quelques années, le « rope jumping » fait sensation dans le milieu des sports extrêmes. Ce mariage audacieux du saut à l’élastique et d’un système de balançoire à poulie procure une unique sensation de chute libre. Rencontre avec ces intrépides qui
Dans La Dernière
Croisade, le téméraire aventurier au fouet Indiana Jones devait effectuer un saut de foi : un pas dans le vide devant lui. Une sensation aussi vertigineuse que terrifiante, sensation que les membres de l’équipe de Pyrénaline, une équipe toulousaine de sports extrêmes, éprouvent régulièrement. Un groupe d’amis un peu fous, qui ont décidé de faire du vide leur terrain de jeu, et de la gravité leur meilleure alliée. Imaginez : vous êtes au-dessus de 427 mètres de chute, à flanc de falaise, dominant un impressionnant canyon quelque part entre la Catalogne et l’Aragon, en Espagne. Devant vous, le vide. Avec une bonne dose de courage (ou de folie), vous effectuez un saut de l’ange pour profiter, un bref instant, d’une chute libre avant d’être rattrapé in extremis par un complexe système de cordes statiques tendues comme une toile entre les différentes parois. Cette impressionnante performance sportive – et le shoot d’adrénaline inouï qu’elle procure – sont le fruit d’une logistique et d’une préparation minutieuses. C’est ce qu’on appelle le rope jump, ou saut pendulaire. Inventé par le légendaire grimpeur Dan Osman dans le parc national de Yosemite, en Californie, ce sport s’apparente au saut à l’élastique, à ceci près que le jumper n’ouvre pas de parachute pour stopper sa chute, mais peut compter sur des cordes d’alpinisme, solidement accrochées à son harnais, et à des tyroliennes pour amortir la chute. Pour faire simple : il s’agit d’une gigantesque balançoire suspendue dans le vide. Bien plus qu’un simple phénomène de mode, le rope jump est une évolution logique des sports extrêmes qui, avec internet et l’arrivée de gros sponsors, connaissent un important essor depuis plus d’une dizaine d’années – et continuent de séduire sportifs professionnels et amateurs trompe-la-mort en recherche du grand frisson. Pour ces quelques secondes de chute libre, les membres de Pyrénaline, épaulés par leurs homologues ukrainiens, ont passé plus de trois semaines sur ces incroyables falaises espagnoles. « Il faut être sérieux dans le rope jump », raconte Gautier dans Mont Rebei Project, un court-métrage tourné en 2014 en Espagne, qui retrace l’expédition du record du monde de saut pendulaire réalisé par Pyrénaline et leurs compères ukrainiens de Rock’n Rope, et qui était à l’affiche de la dernière édition du festival international Montagne en scène. Quand on leur demande s’ils prennent du plaisir à ce genre d’expédition en montagne, certains répondent que « cela dépend du moment », comme l’explique Adrien : « Quand on monte avec des sacs de 400 mètres de cordes, la montagne n’est pas vraiment notre amie. Mais après, on joue clairement avec elle, et si elle n’était pas là, on ne pourrait pas faire tout ça. Une fois que l’on a fait notre saut, on oublie tout et on se régale d’être là, devant ces superbes paysages. » Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle. Dans les derniers jours de l’expédition, nous partons plus tôt que d’habitude du campement de base, situé à 1 heure 30 de 4 x 4, puis de marche, de l’exit (le départ du saut). En arrivant sur zone, une superbe mer de nuages attend les jumpers. La vue est imprenable, et quelques rapaces viennent perturber la quiétude du lieu, volant autour de l’incroyable installation. Près de 4 kilomètres de corde auront été nécessaires pour ce saut pendulaire record. Les distances sont tellement énormes et le relief complexe que la connexion des tyroliennes s’est même faite avec des kayaks, gracieusement prêtés par le maire du village du coin, resté bouche bée lors de la
LES FALAISES ET LE CIEL SONT LEUR TERRAIN DE JEU FAVORI
présentation du projet – on le comprend un peu. L’installation est titanesque, le saut vertigineux, mais la performance reste parfaitement encadrée.
L’aventure Pyrénaline débute en 2012 avec la slackline : cette discipline, plutôt connue car très médiatique, qui consiste à marcher sur une sangle molle, tendue entre deux arbres ou deux falaises, a été le prétexte de la création de l’équipe toulousaine. Progressivement, les jeunes slackliners délaissent les parcs de la Ville rose au profit des cimes pyrénéennes, puis de Sinsat, en Ariège, dans le cadre du tournage de l’émission « Des racines et des ailes ». Puis pour la Brèche de Roland, et au-dessus de l’étang gelé du Fourcat, à 2 400 mètres d’altitude. Travailler en paroi et sur corde est même le quotidien de nombreux membres de l’équipe Pyrénaline, cordistes dans la vie de tous les jours. « Ce sont ces sports-là qui m’ont donné envie de me lancer dans ce métier de cordiste, raconte Adrien. Parce que c’est là où j’ai découvert ce monde incroyable et toutes les techniques qui le régissent. Cordiste, cela consiste à faire des travaux en hauteur, sur des falaises ou des immeubles. Ce n’est pas un métier en soi : il faut savoir faire autre chose de ses mains. Mais si on arrive à travailler parallèlement dans un autre corps de métier, la maçonnerie, par exemple, ça devient un boulot unique. » La témérité et l’audace comme argument d’embauche, en quelque sorte. « Le risque sera toujours présent dans votre vie », témoigne Matthias ancien tireur d’élite du 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine. Sur un plan physique, sentimental ou financier, certaines personnes veulent une vie sans risque. Pour moi, il vaut mieux les accepter, c’est comme ça. » Et d’ajouter : « Je ne veux pas me faire mal ou mourir. J’aime trop ces sensations ! Mais justement : quand tu fais ces activités, il faut garder la tête froide et accepter que le risque zéro n’existe pas. » En plus de pratiquer le saut pendulaire, Matthias est un adepte du base jump, un autre type de saut où c’est un parachute qui freine la course après quelques secondes de chute libre. « J’ai voulu faire du base jump depuis tout petit, sûrement en voyant les premières vidéos sur internet. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis engagé chez les parachutistes, où j’ai réalisé mes premiers sauts : avec le parachute qui s’ouvre dès la sortie de l’avion. Puis j’ai commencé la chute libre où on saute de 4 000 mètres : une quinzaine de secondes de descente avant de déployer la toile. J’ai beaucoup travaillé les déplacements horizontaux pour réussir à m’éloigner de la paroi une fois sur une falaise. Puis j’ai voulu faire du parapente pour connaître la météo, l’aérologie, les pièges à éviter et me familiariser avec le pilotage. Enfin, j’ai rencontré Pyrénaline et le saut pendulaire. »
Le saut pendulaire est finalement bien plus sûr
que le base jump : si la configuration est optimale et les préparatifs correctement effectués, le saut est accessible à n’importe qui, quelle que soit sa condition physique - pourvu qu’il n’ait pas de graves problèmes de santé ou des troubles cardiaques.
« Le danger est toujours là, rappelle Matthias. Et c’est justement quand tout va trop bien et que tu finis par l’oublier. C’est pour ça que je me force à me dire que chaque situation est dangereuse. J’analyse les risques que je connais, je minimise ceux sur lesquels je ne peux rien, et je m’entraîne pour réduire l’erreur humaine. » Cet ancien militaire conclut : « C’est ça qui m’attire dans ces sports, les sacrifices que cela implique, cette concentration, cette exigence que tu dois avoir, cette remise en question permanente. Ce recul que tu dois prendre sur ta vie. Et surtout le bonheur qui en découle… Je souhaite à tout le monde de connaître cette sensation ! » Une sensation unique que les jumpers doivent payer d’un prix : celui de vaincre une des peurs les plus primaires et les plus reptiliennes qui soient : celle du vide.
« J’appelle ça la slow adrénaline, il faut beaucoup de temps pour l’avoir, et on n’est pas dans la consommation excessive. On prend le temps, on fait durer le plaisir », sourit Paulo, l’un des membres fondateurs de l’équipe Pyrénaline. « Ce n’est jamais naturel de se jeter dans le vide, donc il y a toujours un peu d’appréhension, même si elle s’atténue avec l’habitude, avec la répétition, les automatismes. Je n’ai jamais honte de dire que je ressens toujours une petite appréhension avant de sauter », ajoute-t-il avant de poursuivre : « Je n’ai pas le vertige, je suis très à l’aise dans le vide, mais ce qui est vraiment magique dans le saut pendulaire, c’est le moment où l’on se libère de cette corde de rappel, qui permet d’aller sur l’exit - la plate-forme d’où l’on part -, c’est le moment où l’on se lance dans le vide, et que d’un seul coup, on va ressentir une accélération incroyable. » Difficile d’expliquer ce que le jumper éprouve lors d’un saut, mais à écouter Paulo, la sensation est incomparable : « C’est vraiment très court et très intense. Au début on a du mal à comprendre ce qui vous arrive, et après, on profite vraiment, on peut rajouter des acrobaties. » →
→ Pour un public non averti, qui ne s’intéresse pas à la chute libre ou aux sports à sensation, cette pratique encore très marginale (on compte une poignée d’équipes dans le monde susceptibles d’installer de gros pendulaires), les Pyrénaline passent pour une bande de têtes brûlées et d’inconscients trompe-la-mort. Une réputation que Paulo conteste vivement : « Je pense que l’on aime ça parce qu’on se sent vraiment vivant. Pouvoir chuter sans risquer sa vie grâce à des connaissances de cordes qui sont bien maîtrisées, c’est quand même un privilège dont on ne se lasse pas. On ressent une incroyable sensation de liberté, une liberté tellement paradoxale : on est prisonnier de la pesanteur, mais en même temps, on l’utilise pour accroître nos possibilités. »
Le plus marquant lorsque l’on passe du temps avec cette équipe en montagne, c’est l’esprit coopératif et la cohésion que tissent entre eux les membres du groupe : si le saut est individuel, il n’est que l’aboutissement d’un effort collectif lors duquel chaque équipier doit faire confiance aux autres. La moindre manipulation de corde, le moindre noeud, fait partie d’un système complexe, pensé et corrigé au fur et à mesure, testé et éprouvé par un bloc de pierre ou un sac lesté en guise de cobaye.
Pour Matthieu, le saut pendulaire est définitivement un sport d’équipe : « On se relaie tous pour tirer des cordes et pour installer le système. Et à l’arrivée, il n’y en a qu’un qui s’élance tout seul dans le vide. » Avant de souligner : « Pyrénaline, c’est avant tout, un groupe d’amis qui a choisi une forme associative pour se retrouver en montagne. On a des plaisirs simples finalement : être pendus sur une falaise avec des cordes et sauter dans le vide. » Parfois, Pyrénaline revient à son berceau natal pour défier le vide en centre-ville toulousain : que ce soit au-dessus du canal du Midi ou sur la célèbre place du Capitole. En octobre 2014, ils rendent un incroyable hommage au photographe Jean Dieuzaide, en reproduisant le plus fidèlement possible Le Mariage des diables blancs, une image de 1954, devant une foule de plusieurs milliers de personnes. Quelque soixante ans après cet événement marquant couvert à l’époque notamment par le magazine Life, Pyrénaline avait obtenu l’autorisation et le support de la mairie pour installer une structure de cirque, lestée au-dessus de quatre étages de parkings souterrains. L’événement est un succès et braque les projecteurs sur l’équipe qui renouvelle l’expérience de highlines urbaines pour différentes institutions. Bien loin des Pyrénées, leur prochaine expédition internationale, en partenariat avec les Ukrainiens de Rock’n Rope, amènera les Toulousains de Pyrénaline en Italie, dans les mythiques falaises des Dolomites. Dans cet écrin des Alpes italiennes, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, perché à quelque 3 343 mètres d’altitude, les intrépides rope jumpeurs comptent bien battre un nouveau record du monde de saut pendulaire, avec une chute encore plus longue et impressionnante. Pour financer cette difficile expédition qui aura lieu à la rentrée, un crowfunding a été mis en place par l’équipe, doublé d’un jeu-concours pour les donateurs. Ces derniers, en plus de recevoir un lien vers le film qui sortira à l’issue de l’aventure, ont également une chance d’être tirés au sort - « chance » de venir participer en direct à l’expédition… et peut-être même de sauter de la falaise. ■
GARDER LA TÊTE FROIDE ET ACCEPTER QUE LE RISQUE ZÉRO N’EXISTE PAS