La page d’histoire de Jean Sévillia
Diplômé de sciences politiques et de langues orientales, Louis de Robien, en 1914, est reçu troisième sur dix au concours des Affaires étrangères. Au début de l’été, cet homme de 26 ans se marie et rejoint Saint-Pétersbourg où il a été nommé attaché d’ambassade. L’ambassadeur, Maurice Paléologue, lui a demandé d’être sur place avant l’arrivée du président de la République, Raymond Poincaré, attendu en Russie le 20 juillet. Cette visite, on le sait, constituera une séquence de la crise internationale qui conduira à la guerre. Louis de Robien sera spectateur d’événements historiques dont il ne soupçonne pas encore l’ampleur. Car de 1917 à 1918, il vivra les deux révolutions russes : celle de février-mars 1917 entraînant la chute des Romanov et la naissance d’une éphémère démocratie bourgeoise dirigée par Kerenski ; celle d’octobrenovembre 1917 donnant le pouvoir aux bolcheviks de Lénine, prélude à la liquidation de la vieille Russie et à la guerre civile qui éclatera en 1918. Le journal tenu alors par le jeune Louis de Robien, publié en 1967, dix ans après sa mort, est réédité avec une préface de JeanChristophe Buisson (1). Dans ce prodigieux document qui semble avoir été écrit par un reporter, le désarroi des anciennes élites devant l’effondrement de leur monde, l’anarchie et la violence révolutionnaire éclatent dans toute leur crudité. Après l’assassinat de la famille impériale, le diariste note ceci le 20 juillet 1918 : « Je crains que nous n’entrions dans la période de la Terreur. » Il ne croyait pas si bien dire.
Beaucoup d’aristocrates et de bourgeois russes s’exileront pour sauver leur peau. On sait peu, en revanche, que beaucoup sont restés, contraints et forcés, mais ont tenté de maintenir quelque chose de leur condition d’autrefois dans la société soviétique : une mémoire, un langage, des codes familiaux et sociaux qui perpétuaient imperceptiblement leur culture. Mais ces gens, par ailleurs, n’exerçaient plus que de petits métiers et habitaient des appartements communautaires… Une historienne russe raconte avec subtilité ces parcours qui sont autant de petits drames humains (2).
(1) Journal d’un diplomate en Russie, 1917-1918, de Louis de Robien, préface de Jean-Christophe Buisson, La Librairie Vuibert, 362 p., 22,50 €. (2) Les Gens d’autrefois. La noblesse russe dans la société soviétique, de Sofia Tchouikina, préface de Nicolas Werth, Belin, 328 p., 23,50 €.