Le Figaro Magazine

DANS UN DÉCOR D’APOCALYPSE, L’IMAGE IR RELLE D.UN CHEVAL AU GALOP

- VINCENT JOLLY

Nous étions bloqués depuis plusieurs heures déjà, comme dans une souricière. Dans nos oreilles sifflait le son strident des tirs des snipers positionné­s dans les ruelles face à nous. Ce jour-là encore, pas d’hélicoptèr­es dans le ciel pour appuyer notre avancée dans les venelles étriquées de Mossoul-Ouest. Quelques jours plus tôt, les hommes de Daech, qui tiennent la ville depuis 2014, étaient parvenus à abattre un appareil, et les pilotes refusaient de voler par mauvais temps. Nous étions seuls. » Au milieu de ce déluge figé de sang et de poussière, plombé par le bruit sourd et idiot de la guerre, Antoine Agoudjian fait la seule chose possible dans cette situation. Gardant son calme, immobile, allongé derrière le mur d’une maison en ruine, coincé entre la dizaine d’hommes du bataillon ERB (Emergency Response Batallion) au sein duquel il est intégré depuis déjà plusieurs jours, il attend. « C’est ce qu’on a du mal à imaginer quand on regarde ce genre de photo, raconte l’ancien membre de l’agence GammaRapho, c’est le temps qu’on passe à simplement attendre, sans rien faire au milieu du chaos. » La nuit allait tomber dans quelques heures, quand le grondement du moteur du véhicule blindé chargé de les extraire du site se fit entendre. « C’est à ce moment précis que j’ai entendu un claquement étrange se rapprocher de nous ; un son familier auquel je ne m’attendais pas au milieu de ce champ de bataille. » Le photograph­e scrute alors une rue adjacente et l’aperçoit. Telle l’apparition d’un Meara dans un livre de Tolkien, un cheval blanc, sans selle ni cavalier, traverse le tableau apocalypti­que d’une rue dévastée par la guerre. Le genre d’instant où le temps suspend brièvement son vol, et que le photograph­e

doit saisir du mieux qu’il peut. Depuis qu’elle a débuté, le 17 octobre 2016, la bataille pour la reprise de Mossoul a largement été traitée par les médias internatio­naux. « Je déclare aujourd’hui le début des opérations pour vaincre, et pour vous libérer de la violence et du terrorisme de Daech », avait annoncé à l’époque le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi. Ville clé pour l’Etat islamique, Mossoul abrite notamment la grande mosquée al-Nuri, où l’un des leaders d’Isis (Daech), Abu Bakr al-Baghdadi, a proclamé la création de son califat en juillet 2014. Ce conflit qui oppose plusieurs milliers de soldats de l’armée irakienne, les peshmergas kurdes, des tribus arabes sunnites, des milices chiites et des forces de la coalition aux combattant­s de l’Etat islamique, s’est enlisé après la conquête de l’est de la ville coupée en deux par le Tigre. L’ouest de la cité est composé des plus vieux quartiers, entrelacs de ruelles étroites et de petites bâtisses impénétrab­les. Huit mois après le début de la reconquête et les déclaratio­ns du Premier ministre al-Abadi, Daech est acculé, mais résiste encore aux multiples percées réalisées par les différente­s divisions d’élite des forces spéciales.

C’est pour témoigner de ces combats que le photograph­e franco-arménien Antoine Agoudjian s’est rendu sur le front de Mossoul-Ouest, du 24 mars au 23 avril dernier, auprès des bataillons ERD et ERB – des commandos formés par l’armée américaine à la lutte antiguéril­la et en charge d’effectuer les actions au sol en première ligne. « J’ai pu organiser mon reportage grâce à un ancien contact que j’ai connu dans les années 2000 : il m’a emmené à Erbil, à 80 kilomètres de Mossoul, où j’ai pu me mettre en relation avec les Irakiens. » Un mois sur le terrain passé seul, sans commande de journal, sans logistique financière et technique derrière lui pour appuyer son travail. « Je n’ai pas cherché à en avoir non plus, raconte au Figaro Magazine Antoine Agoudjian, tout juste rentré d’Irak. J’aime travailler seul. Je pense que, lorsqu’on est en commande, on a une certaine pression, celle de devoir ramener certaines images bien précises. Je préfère m’en affranchir et bosser avec mes propres moyens. » Antoine Agoudjian n’est pas de ceux qui se considèren­t comme photograph­es de guerre. « Je n’aime pas ce terme : je n’ai pas besoin de la guerre pour m’exprimer. » Celui qui, depuis vingt ans, a comme quête de combler ce qu’il décrit comme un « déficit iconograph­ique » quant au génocide arménien a décidé de se rendre à Mossoul dans la continuité de cette démarche. « L’Irak et Mossoul faisaient partie intégrante de l’Empire ottoman qui a conduit le génocide arménien. Dans la constructi­on de l’histoire de cette zone géographiq­ue, partir témoigner de ces combats et des déplacemen­ts de personnes qu’ils engendrent était la suite logique de mon travail. »

Selon les autorités irakiennes, plus de 580 000 civils ont dû fuir Mossoul depuis le début de l’offensive, et 320 000 vivent dans des camps de réfugiés aux alentours de la ville. Les derniers chiffres des Nations unies parlent, eux, de 700 000 déplacés. L’exfiltrati­on de ces habitants pris au piège entre les attaques de l’armée et les djihadiste­s qui abattent ceux qui fuient se fait au fur et à mesure de l’avancée des forces de libération – et constitue un danger de plus. « J’ai pu assister à l’arrivée de deux gros groupes de civils, poursuit Antoine Agoudjian. C’est une fuite lente et quotidienn­e pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui doivent, une fois libérés, être « screenés » par les autorités. Et le problème, c’est que sous le régime de l’EI, les hommes et les femmes sont obligés d’obéir aux règles vestimenta­ires prônées par le wahhabisme : port de la barbe obligatoir­e pour les hommes, voile intégral noir pour les femmes. » Un processus de vérificati­on minutieux qui permet de repérer les hommes de Daech qui se fondent dans la masse des réfugiés. « Un jour, en fin de journée, j’aperçois une arrestatio­n assez violente d’un homme par les soldats. Je prends quelques photos, et je me renseigne : c’était un infiltré. Le soir, en passant en revue mes autres images, je me rends compte que je l’avais photograph­ié en train de se mêler aux autres. »

Parfois, ces moments de tension peuvent dégénérer

« Quelques jours plus tôt, un djihadiste, qui avait été repéré dans un groupe, a actionné sa ceinture chargée d’explosifs, qu’il destinait sans doute à un attentat, raconte le photograph­e.

L’explosion ne fit aucune victime parmi les civils. Seul, un militaire fut blessé à la tête. » La destructio­n de ces engins de mort est l’une des tâches qui incombent aux soldats. Et de poursuivre : « S’ils ne le font pas, ces bombes instables peuvent détoner au moindre faux mouvement et blesser des militaires ou des civils. L’une d’entre elles a explosé dans un camion non loin de notre base : on pensait à une attaque-suicide. Heureuseme­nt, la déflagrati­on n’a pas actionné les autres explosifs stockés à quelques dizaines de mètres de notre dortoir… »

Mardi 16 mai, quelques jours après le retour d’Antoine Agoudjian en France, des responsabl­es de la coalition internatio­nale affirmaien­t que l’Etat islamique, retranché dans le quartier de la vieille ville et celui du 17-Juillet, ne tenait plus que 10 % de Mossoul-Ouest. Le 24 mai, de nouveaux ponts flottants étaient installés par l’armée irakienne pour remplacer ceux détruits par les frappes américaine­s. L’assaut final se prépare, mais le plus dur reste à faire : selon les Nations unies, plus de 200 000 civils seraient toujours prisonnier­s des zones contrôlées par Daech.

RÉLLE D’UN CHEVAL AU GALOP

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Le photograph­e Antoine Agoudjian raconte : « Bloqués depuis de nombreuses heures, comme dans une souricière, nous entendons les tirs aigus des snipers positionné­s au bout de deux ruelles face à nous. Ils sont très proches. Nous attendons le véhicule...

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