DEVANT CE FLORILÈGE POLYCHROME QUI NARRE LES ÉVANGILES, L’OEIL VIREVOLTE
Ici, à la chapelle Notre-Damedes-Fontaines, à La Brigue, au nord de Nice, le Jugement dernier rassemble une foule de saints, de démons, d’anges, de prophètes, de bêtes immondes et d’innocents. A gauche de la fresque, on trouve l’arbre de l’immortalité, en bas, à droite, une roue qui embroche blasphémateurs et parjures. Achevée en 1492, cette oeuvre splendide rappelle que les guerres, les épidémies et les épisodes de famine rendaient l’enfer omniprésent dans l’imaginaire des peintres et des villageois. Il constitue un monde complexe, à décoder.
Les figurations du diable sont multiples : humains cornus dont les pieds sont crochus et les corps souvent nus, êtres multicéphales, hybrides, singes qui symbolisent l’idolâtrie païenne, chauvessouris – animal à la fois rat et oiseau, donc double, symbolisant la duplicité de Satan. « Sur un fond grouillant de figures de damnés malmenés par les démons, apparaît le squelette de la mort triomphante. Les victimes lui appartiennent à jamais, comme l’indique l’inscription “Mors despacet eos” (la mort les dissolvera, psaume 48) : les damnés réclament la mort pour abréger leurs souffrances mais celle-ci ne vient pas » (« Symbolique, histoire et sagesse des fresques de la chapelle Notre-Dame-des-Fontaines », du père Avena Benoit, curé de Tende-La Brigue). Tel est le supplice. Dans cette nef, tout grouille et gesticule. Les personnages vivent et s’extirpent de leur fixité murale. La bougie vacillante à la lueur de laquelle ils furent regardés les a rendus vivants. Au sommet, le Christ rédempteur parle. Un long phylactère (ancêtre de la bulle de BD) surgit de ses lèvres, qui dit : « Dis(ed)cite maledicti in ignem et(er)num q(ui) parat(u)s e(st) diabolo et angelis (eiu)s » (partez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges).
→ sachant plus où se poser. De part et d’autre de la nef, la vie de la Vierge, l’enfance et la passion du Christ sont racontées à travers leurs grandes étapes. Le Jugement dernier occupe le revers de la façade, recouvre le mur du narthex. On entre par la porte, du côté de l’enfer, bien sûr, car on pénètre en ce lieu la conscience chargée de péchés. Dans le silence de cet habitacle rectangulaire de 16 mètres sur 6, quasi sans fenêtres, les artisans du beau se sont acharnés à rendre compréhensible et proche, le message du Christ. Le foisonnement de détails rompt le réalisme des panneaux et rend les scènes presque grouillantes. Comme un rébus, le visage de telle femme n’est pas fortuit. « Dans certaines scènes évangéliques, les peintres ont injecté un peu d’histoire locale, explique le guide de la chapelle. Sous les traits de la femme de Ponce Pilate, on reconnaît ceux de Marguerite Lascaris, veuve du comte de Tende, assassiné en 1473. Cette femme, que Nostradamus a appelée “illustre amazone et généreuse capitanaise” a permis d’éviter, en déjouant un complot, que le col de Tende soit accaparé par la maison de Savoie. Marguerite Lascaris aurait également permis le versement d’une rançon de 800 florins d’or de Savoie qui servira en grande partie à payer les deux peintres de cette chapelle. » En face de son beau visage, celui de son défunt mari est représenté dans la peau du centurion, au pied de la croix. Comme souvent, les chefs-d’oeuvre proposent des clés mais ne les imposent pas.
La géhenne est peinte de façon magistrale. Les peintres avaient en effet pour mission d’inculquer aux fidèles la crainte de Dieu, la peur du Jugement dernier. Arrêtons-nous sur la figure du mal, si expressive. Dans le très complet ouvrage proposé à l’entrée de la chapelle, on apprend que « l’art primitif chrétien figure peu Satan. Au début du Moyen Age, les artistes se souviendront que Lucifer, jadis ange préféré de Dieu, doit être de beauté : ils ne le représentent ni laid, ni difforme, conservant un aspect tout à fait humain. La Bible enluminée de saint Grégoire de Naziance (entre le VIe et le IXe siècle) le désigne sous les traits d’un tentateur séduisant » (extrait de Symbolique, histoire et sagesse des fresques de la chapelle Notre-Dame-des-Fontaines, du père Avena Benoit, curé de Tende-La Brigue).
Le XVe siècle est hanté par l’idée de mort et d’expiation. Comment accepter tant de souffrances collectives, causées par les épidémies, les guerres et les famines, sans y deviner une punition ? Le peuple paie sa faute. Dieu est en colère. D’ailleurs, c’est pour conjurer la peste et le choléra que des
chapelles dédiées à saint Sébastien (favori de l’empereur Dioclétien et devenu son martyr en 286 lorsque ce dernier décide de persécuter les chrétiens) ont été édifiées et magnifiquement ornées. A Roure, par exemple, dans le petit village qui surplombe la vallée de la Tinée et où résident aujourd’hui 200 habitants, l’assistante du maire vous tend une clé à laquelle pend un sabot de bois miniature. C’est à vous de trouver le chemin de cet oratoire, construit au-dessus du village, à 1 100 mètres d’altitude. La vie ici a été animée par les chemins muletiers irriguant le haut pays niçois où se croisaient depuis l’Antiquité hommes, animaux, marchandises. Pendant des siècles, point de passage incontournable entre Nice et la vallée de Barcelonnette, ce lieu a été soigné et défendu. Récemment, le toit de la chapelle a été consolidé comme la charpente et le sol. Bientôt, les fresques dont certaines parties semblent se craqueler, seront restaurées. « On ne va pas faire Lascaux pour autant », ironise René Clinchard, 66 ans, le maire dont le franc-parler et la bonhomie cachent un amoureux de son pays. Roure est un cul-desac. « Avant, raconte-t-il, nous vivions en autarcie avec des vaches, du blé, de la farine. La route a tout fichu en l’air : en 1914, dès que les habitants ont pu partir, ils sont partis ! Après la guerre, tous les jeunes qui n’étaient pas morts se sont fait embaucher à la douane, dans la police à Nice. Parvenus à la retraite, à 55 ans, ils sont revenus au village et ont repris leurs terres, mais les jeunes d’aujourd’hui ne veulent plus de cette vie. » Chats et coqs conjuguent leurs cris lorsque vous poussez la lourde porte de cette petite chapelle de 4 mètres sur 3. Ici, le sol est rouge, comme la terre au-dehors. « C’est le schiste qui produit cette couleur. Solide et singulier, il sert à fabriquer les toits de lauze comme à consolider les murs des maisons », explique un habitant retraité, fier de décrire le village qui l’a vu naître. Nous sommes près de l’antique voie muletière et d’un cours d’eau qui laisse résonner son clapotis. Sur le mur droit de la chapelle de Roure, la vie de saint Bernard de Menthon, protecteur des voyageurs en montagne, est représentée ; à gauche, celle de saint Sébastien. Chacune peinte sur six panneaux par des artistes appartenant au courant des primitifs niçois. De faux pilastres décorés d’entrelacs et d’arabesques, des sols carrelés de maintes couleurs ponctuent ce récit pictural, ajoutant à sa splendeur. Les peintres ont créé eux-mêmes leur pigment sur place. Pour obtenir ce rouge couleur →