CES ENTREPRENEURS QUI VEULENT CHANGER LA POLITIQUE
Ils sont chefs d’entreprise, cadres du privé ou fondateurs d’une start-up. Le temps de la campagne, ils suspendent leurs activités, dans l’espoir d’être élus. Rencontre avec ces hommes et ces femmes qui, toutes étiquettes confondues, veulent devenir déput
Mon élection comme député mettra un coup d’arrêt à ma carrière, explique calmement Olivier Béatrix, directeur juridique d’une grande entreprise publique, candidat de la droite et du centre pour devenir député de la 3e circonscription du Cher. En France, ajoute-t-il, on valorise la continuité : toute interruption de parcours professionnel est perçue comme anormale. Autour de moi, certains me prennent pour un fou. » Outre le fait de perdre un tiers de son salaire actuel, ce diplômé de Sciences Po âgé de 44 ans a prévenu son épouse et leurs trois enfants des nombreux sacrifices qui les attendaient. Rares week-ends disponibles, allers et retours inévitables en circonscription, faible possibilité de garder des engagements personnels, soupçon permanent de conflits d’intérêts. La liste des contraintes est longue et pourtant ils sont nombreux, venus du privé, à concourir pour cette élection législative. Vent de rajeunissement ? Affaiblissement des structures des partis traditionnels qui a laissé émerger de nouvelles personnalités issues de la société civile ? Omniprésence des thèmes économiques dans la campagne ? Autant de facteurs qui tendraient à encourager l’engagement de personnalités plus à l’aise dans les comités exécutifs que dans les réunions d’appartement. Olivier Béatrix, qui fut un temps chef de cabinet de Laurent Wauquiez, a participé à Lignières (Cher) à une foire aux ânes le week-end dernier : « J’ai une vision novatrice de la ruralité et du développement touristique de ma circonscription. Le patrimoine historique autour de Bourges est sous-valorisé. En entreprise, j’ai appris à être pragmatique, à regarder ce qui marchait. J’ai acquis une culture économique. Or, je crois que l’époque où le député distribuait de l’argent à tort et à travers est révolue. Les électeurs du territoire où je me trouve attendent plus de professionnalisme et moins de promesses floues. Aujourd’hui, les Français veulent des mesures efficaces et le retour de la confiance pour les projets individuels. »
L’hémicycle sortant compte l’un des plus faibles taux de personnalités issues du secteur privé. Parmi celles-ci, les
fondateurs d’entreprise font figure d’ovni, de spécimen. « Ils étaient seulement 11 entrepreneurs sur 577 députés dans la dernière mandature », s’étrangle Miren de Lorgeril, qui emploie 60 personnes dans son vignoble et brigue la 1re circonscription de l’Aude, autour de Carcassonne, pour les Républicains. « Imaginez : 11 élus, dont seulement 3 femmes, précise cette énergique mère de quatre enfants. Cette désertion des entrepreneurs s’explique sans doute par le mépris réciproque que députés et créateurs d’entreprise nourrissent les uns à l’égard des autres. La conséquence majeure de ce mépris est l’ignorance et la méconnaissance mutuelles. »
Miren de Lorgeril reconnaît que sa campagne, commencée au mois de janvier, bénéficie de sa bonne réputation d’entrepreneuse alentour. A la tête d’un projet prospère et dynamique (10 millions d’euros de CA), elle avoue avoir été bien accueillie au sein des 104 circonscriptions labourées « dans un pays où les socialistes tiennent tout ». « En tant que chef d’entreprise, explique-t-elle, j’en avais assez de devoir appliquer des mesures sclérosantes pour l’économie, pour les PME qui, pourtant, maillent le territoire et le vivifient. Ces lois sont, depuis cinq ans, votées en dépit du bon sens. A force de me voir m’indigner, mes amis m’ont encouragée à me lancer en politique. Les Républicains, parti auquel j’ai refusé d’adhérer afin de rester libre, m’ont ouvert leur porte et m’ont investie dans cette circonscription où le FN a fait 30%le23avril.Pendantcettecampagne,sourit-elle,j’aigardéun pied dans mon entreprise ; en ce moment, j’y passe à peine deux heures par jour. D’ailleurs, les cadres de ma boîte sont très heureux d’avoir, en mon absence, davantage de responsabilités. » Si elle est élue au Palais- Bourbon, cette femme de 53 ans promet ne vouloir garder qu’un rôle de représentation dans son vignoble, qui reste malgré tout l’oeuvre de sa vie. Déjà, elle avoue avoir trouvédanslacampagnelagrandesatisfactiondesortirdesrails de son métier qui l’emmenaient loin, souvent à l’étranger, « en oubliant de voir les gens formidables qui étaient tout proches ».
Comme Miren de Lorgeril, ces candidats entrepreneurs ont hissé la campagne au rang de leurs priorités. Ils ont pris des vacances de leur entreprise, ont délégué à d’autres leurs responsabilités, n’ont pas ménagé leurs efforts. Propulsé par la victoire d’Emmanuel Macron, comme porté par une urgence à vivre ce momentum politique, Adrien Taquet, cofondateur de Jésus et Gabriel, agence de publicité qui emploie 50 personnes et présente un chiffre d’affaires de 17 millions d’euros, brigue la 2e circonscription des Hautsde-Seine, qui inclut Asnières et Colombes sud, aux portes de Paris, dans laquelle la REM a toutes ses chances. Agé de 40 ans, il avoue : « Clairement, en briguant cette circo, je suis sorti de ma zone de confort. Je sais bien que, une fois élu, je diviserai mon salaire par deux ou trois, au moins. Et je ne pourrai évidemment pas continuer à travailler comme aujourd’hui. →
Pour moi, être député est moins un travail qu’une activité,
nuance celui qui vient de se remettre à fumer après une longue interruption. On n’est pas député pour en vivre mais parce qu’on veut préparer un monde meilleur pour nos enfants. »
Tractant sur les marchés, sillonnant les quartiers bourgeois d’Asnières et les cités de Colombes, Adrien Taquet, inventeur il y a 18 mois du label En Marche !, macroniste de la première heure, met en avant son profil issu de la société civile. Il est prêt à défendre les textes sur la moralisation de la vie politique « car il règne en France un tel climat de suspicion qu’il faut prendre des mesures drastiques ». Pour lui, la limite à trois mandats successifs fixée dans le projet de loi est indispensable pour régénérer la classe politique. Son agence crée les campagnes de publicité de clients comme Eurostar, TSF Jazz, Mikado, Vinci, Martel. Quid d’éventuels conflits d’intérêts ?
« D’abord, je ne fais ni lobbying ni relations publiques, assure-t-il.
Ensuite, ayant été actif dans le monde associatif depuis mes années de lycée, je serai heureux de participer aux débats qui touchent aux affaires sociales et familiales. » Le projet de loi sur la moralisation de la vie politique promet également une mesure qui vise à interdire aux députés toute activité de conseil. Mesure indispensable pour éviter que ne priment, dans les décisions, les intérêts particuliers.
« Les entrepreneurs sont regardés avec méfiance et suspicion parce que, dans l’esprit des gens, leur façon de réfléchir et d’agir est incompatible avec la chose publique », analyse Alain Joyandet, chef d’entreprise dans l’est de la France, sénateur, ancien secrétaire d’Etat sous Nicolas Sarkozy et député depuis ses 30 ans.
« On conçoit par exemple très bien qu’un agriculteur soit député, mais on considère que les chefs d’entreprise doivent rester chez eux », ironise-t-il avant de reconnaître que son expertise sur certains sujets d’ordre économique a été malgré tout prisée de ses collègues du Palais-Bourbon. On ignore encore de quelle nature sera l’expertise de l’une des plus jeunes candidates en lice aux prochaines législatives : à 20 ans, Raphaëlle Martinez a la voix déterminée de ceux qui veulent gagner. Candidate de la France insoumise dans la 5e circonscription du Val-de-Marne (94), autour de Champigny-sur-Marne, elle est associée depuis peu dans une entreprise de technologies de l’éducation. Le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle étant encourageant (22 %), elle espère se trouver face à Gilles Carrez au second tour et bénéficier d’un report de voix favorable. « Je ne ferai qu’un mandat, pas plus, affirme-t-elle. J’aimerais pouvoir l’exercer tout en gardant au moins un jour par semaine dans mon entreprise, car elle me rattache à la société civile. Et je trouve cela important. »
De son côté, sans avoir épuisé tous les charmes de la réussite, Gabriel Viellard, entrepreneur dans l’âme et cofondateur en 1994 de ce qui deviendra le site Mappy – visionnaire, avec quelques amis à 21 ans, il collecte une base de 5 millions de clichés de façades d’immeubles avec les premiers appareils photo numériques et revend son bijou en 2000 –, mène une campagne de suppléant de la candidate de la REM Ilana Cicurel, qui brigue la 4e circonscription de Paris (Monceau, Ternes, Chaillot, Dauphine). « J’étais à mille lieues de m’imaginer en campagne un jour,
avoue-t-il. J’y avais pensé il y a dix ans mais, puisque je n’avais pas fait l’ENA, j’avais renoncé. Même si j’ai voté Fillon au premier tour de la présidentielle, j’ai apprécié la simplicité et l’élan soulevés par Emmanuel Macron, qui propose un renouveau démocratique et de solides réformes économiques. En réalité, dans ma vie d’entrepreneur, je n’ai cessé de me dire que la France avait beaucoup d’atouts mais aussi beaucoup de frustrations. On se tire trop souvent une balle dans le pied, ce qui nous empêche d’être les meilleurs. »
Entre deux récits de ses journées occupées à tracter sur les marchés, à convier des réunions de préau et d’appartement pour sa candidate, issue de la société civile, il avoue que sa réussite professionnelle l’exonère de beaucoup de contraintes. « J’ai la chance d’avoir du temps et une vraie liberté. Le travail m’a rendu libre, je ne le dois à personne d’autre qu’à moi. Je ne suis pas là pour faire carrière. Au contraire, je conçois cet engagement comme un honneur. En fait, j’ai l’impression d’être dans le même état d’esprit qu’Emmanuel Macron. » Tous ces candidats veulent le croire : comme dans leurs entreprises, le monde politique va enfin favoriser et récompenser la prise de risques.
“JE SAIS BIEN QUE JE DIVISERAI MON SALAIRE AU MOINS PAR DEUX OU TROIS”