Laetitia Strauch-Bonart : « Theresa May a été victime de ses contradictions »
Française expatriée à Londres, l’auteur de « Vous avez dit conservateur ? » (Editions du Cerf) analyse les résultats des élections législatives au RoyaumeUni sur fond de Brexit et de terrorisme islamiste.
Disciple d’Edmund Burke, traductrice du grand philosophe Roger Scruton, Laetitia Strauch-Bonart est l’une des figures de proue de la nouvelle vague conservatrice. Observatrice avisée de la vie politique britannique, elle poursuit une thèse sur le parti conservateur. Elle voit, dans la défaite symbolique des Tories, la conséquence des contradictions idéologiques de Theresa May, qui n’a pas su faire la synthèse entre conservatisme et libéralisme, ni rassembler le « peuple » et l’« élite ». Pour l’ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, la position des Britanniques se trouve fragilisée par cet échec au moment où s’ouvrent les négociations avec l’Union européenne sur le Brexit. Outre la question de sa relation avec l’Europe, le Royaume-Uni devra répondre au défi de l’intégration alors que son modèle multiculturaliste apparaît en faillite.
Alors qu’ils étaient donnés largement favoris des élections législatives, les conservateurs ont subi une défaite symbolique, perdant leur majorité absolue. Comment expliquez-vous ce retournement ? Le retournement n’est pas si spectaculaire si l’on regarde l’évolution des sondages. Quand Theresa May a annoncé l’élection, en avril, les conservateurs avaient une avance de 20 points sur les travaillistes. L’élection a montré une maigre avance des premiers de 2 points, à 42 %. Les semaines de campagne électorale ont vu une lente dégradation de l’avance des tories, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le manifeste de Theresa May n’a pas convaincu car il comportait des contradictions qui n’en faisaient ni un manifeste typiquement tory – libéral et conservateur – ni une remise en cause radicale de l’héritage du parti. Il a donc déplu aux conservateurs les plus typiques sans pour autant séduire les électeurs non acquis au conservatisme. Il a notamment peiné à attirer la jeunesse, qui a soutenu majoritairement l’adversaire de Theresa May, Jeremy Corbyn. Ensuite, la campagne a elle-même été fort mauvaise : Theresa May s’est avérée hautaine, refusant de participer à un débat avec les autres candidats, mais aussi assez faible, sans assurance, vague dans ses propos – tout le contraire de l’image qu’elle projetait avant la campagne. On a aussi compris qu’elle avait concocté son manifeste avec ses deux conseillers préférés – limogés depuis. Mais les écueils de sa stratégie électorale ne sont que l’application à la campagne de son système de commandement, qu’un commentateur a très justement qualifié de style « télécommande » : une obsession du contrôle et du micromanagement, le goût du secret. Dès son arrivée au 10 Downing Street, elle a notoirement limogé des caciques du parti, alors que leurs conseils comme leur présence auraient pu l’aider. Un parti comme celui des tories est un réservoir d’expérience, et elle s’en est privée.
La troisième raison est le Brexit. Alors que le Brexit aurait dû être son atout, il a fait sa perte. Sa position trop dure sur le sujet – son insistance sur le fait qu’elle ne conclurait aucun accord avec l’UE si cet accord était mauvais pour le Royaume-Uni lui a aliéné nombre d’électeurs. Cela va plus loin : le Brexit fait désormais partie de la vie politique britannique, il lui est intégré. De fait, un Premier ministre qui ne devait sa légitimité qu’au Brexit a rencontré les limites de son pouvoir lorsqu’il s’agissait de dépasser cette seule problématique.
Les attentats de Manchester et de Londres ont-ils eu une influence sur le scrutin ?
Deux interprétations sont possibles. La première est que les attentats n’ont eu aucun impact, car les électeurs ont conscience que le mal est très profond et que les responsables politiques veulent mener grosso modo la même politique de prévention et de punition des auteurs des attaques. L’autre interprétation est que les attaques ont eu deux effets contraires qui se sont globalement annulés. D’un côté, Theresa May a été attaquée pour avoir réduit les effectifs dans la police pendant son mandat de ministre de l’Intérieur. Même si certains analystes estiment que cette réduction de postes a eu des effets marginaux sur la politique de sécurité, le Labour a scandé cet argument avant les élections. Dans le même temps, les électeurs savent que les conservateurs ont toujours eu une position plus sévère sur le terrorisme et l’islamisme que le Labour – surtout celui de Jeremy Corbyn. N’oublions pas qu’il était indulgent à l’égard de l’IRA. Après la mort de Ben Laden, il a déclaré à la télévision iranienne – contre quelques milliers de pounds – que cet assassinat était une « tragédie ».
Il a aussi régulièrement exprimé sa solidarité avec le Hamas et le Hezbollah. Quant à Daech, il a déclaré à la BBC qu’il estimait que le « dialogue » était la meilleure stratégie.
Fait nouveau, Theresa May a dénoncé le communautarisme…
Ce n’est pas si nouveau. David Cameron avait déjà provoqué un tollé quand il avait dénoncé l’isolement de certaines →
→ musulmanes, celles des milieux les plus traditionnels, de la vie sociale britannique. La période Cameron a vu de nombreux scandales liés au communautarisme : la découverte d’écoles musulmanes où l’enseignement était visiblement incompatible avec les valeurs occidentales – ce que l’on a appelé l’affaire du « cheval de Troie » ; celle d’atroces réseaux pédophiles dont les acteurs étaient des musulmans qui ne ciblaient que des jeunes filles blanches. A chaque fois, les autorités ont exprimé leur colère. Depuis quelques années, le modèle britannique ne peut plus être décrit comme multiculturel – en tout cas tel qu’interprété par les politiques. Ceux-ci en appellent à davantage d’intégration.
Selon certains observateurs, Theresa May a voulu prendre ses distances avec le néolibéralisme de Thatcher et prôner un conservatisme social, ou « torysme rouge », théorisé par le penseur Phillip Blond… Je crois moyennement à cette interprétation. Si Theresa May a tenté un renouvellement idéologique, elle n’est pas allée jusqu’au bout. Le torysme rouge plaide pour une approche de l’économie qui soit moins libérale et promeut une vision de la société conservatrice sur les moeurs ou l’immigration. En économie, le manifeste de Theresa May plaidait vaguement pour une politique industrielle, sans plus de précision. Elle a certes réitéré sa volonté de faire baisser l’immigration à
100 000 personnes par an, mais a semblé peu crédible. Si elle avait véritablement défendu une vision moins libérale, elle aurait mis fin à l’austérité et surtout repensé fondamentalement le financement du National Health Service (NHS), qui connaît une crise profonde. Elle n’aurait pas non plus proposé des mesures très mal perçues comme l’abandon des « free school meals », le paiement des repas de cantine pour les élèves les plus pauvres. Enfin, elle n’aurait pas balayé du revers de la main les réflexions de David Cameron sur la « justice sociale » comme celles qui voulaient remédier à l’instabilité familiale dans les milieux les plus pauvres.
En ne choisissant ni la voie de la promotion de la libre entreprise ni celle de l’intervention intelligente de l’Etat, elle a déplu aux libéraux comme aux partisans de l’Etat, à droite comme à gauche. On ne se défait pas aisément de l’héritage du libéralisme thatchérien si l’on n’a rien à proposer à la place. Theresa May représente en définitive moins un conservatisme populaire qu’un conservatisme de la classe moyenne rurale – celui de la « Middle England ». Elle voulait moins défendre les classes populaires que la petite classe moyenne. C’est un projet légitime, mais dont elle n’a pas creusé les enjeux.
Plus profondément, je crois que Theresa May n’assume pas tout à fait ce que représente le parti conservateur. Pourtant, elle est l’émanation de la bourgeoisie conservatrice rurale. Son mari a fait sa fortune dans un fonds d’investissement américain – c’est un « citoyen du monde », un terme qu’elle n’a cessé de fustiger. Au lieu de reconnaître que le conservatisme moderne repose sur l’alliance de ces deux familles – les bourgeois des champs et des villes, en quelque sorte –, elle a affiché son mépris pour la seconde tout en s’accrochant sans cohérence à la première.
Certaines mesures sont apparues très libérales, notamment en matière d’assurance-maladie. Les travaillistes ont ainsi dénoncé une « taxe démence ».
Cette mesure était certes libérale, mais elle se voulait aussi redistributive. L’idée était que ceux qui avaient les moyens, grâce à leur patrimoine, de financer leurs soins de dépendance devraient les financer eux-mêmes, jusqu’au plancher de 100 000 pounds de patrimoine. Toute personne disposant d’un patrimoine inférieur à ce seuil n’aurait rien eu à payer par elle-même. Cette mesure n’était pas absurde dans un pays où les charges sociales sont faibles. Mais elle avait plusieurs défauts : le niveau de ce plancher, considéré comme trop faible ; l’absence de plafond aux dépenses engagées ; l’injustice du procédé, puisqu’il aurait ciblé en priorité les personnes touchées par des maladies de vieillesse mais aurait exonéré de ces dépenses une famille dont un membre serait décédé subitement – d’où le surnom de « taxe démence ».
Le parti travailliste a, au contraire, rompu avec la troisième voie chère à Tony Blair. Jeremy Corbyn a axé sa campagne sur les inégalités. Un choix gagnant…
Un choix gagnant, surtout auprès de la jeunesse. Un choix assez démagogique aussi, puisque les mesures de Jeremy Corbyn seront coûteuses et pourraient déplaire à ceux-là mêmes qu’elles sont supposées aider. Un exemple : les frais d’inscription à l’université. Il est particulièrement populaire dans la jeunesse parce qu’il promet d’abolir les frais d’inscription, augmentés par le gouvernement Cameron. Ces frais sont certes élevés, mais on a remarqué une hausse des inscriptions à l’université des personnes aux revenus modestes, car les universités ont accru le nombre de bourses disponibles. Les universités sont aujourd’hui plus autonomes et ont plus de liberté pour attirer des chercheurs de haut niveau. Jeremy Corbyn vend à la jeunesse des solutions faciles mais qui ne régleront pas forcément ses difficultés.
Jeremy Corbyn peut-il refonder le Parti travailliste sur des bases beaucoup plus à gauche ? Cette évolution est-elle liée au rejet de la mondialisation ?
Le succès de Jeremy Corbyn s’explique par la crise de l’Etat providence et la crainte d’un « Brexit dur ». L’Etat britannique dépense peu pour le système de santé, le chômage et la retraite. C’est un modèle qui a ses avantages, puisqu’il attire des entreprises, mais qui n’est pas forcément compensé par le niveau des salaires, qui restent peu élevés par rapport au niveau de vie. Il attire ceux qui désirent que l’Etat subventionne davantage les services sociaux.
Mais ce n’est pas là un rejet de la mondialisation en soi. Le Labour de Tony Blair comme celui de Jeremy Corbyn a toujours regardé l’immigration favorablement. Ensuite, le rapport à la mondialisation, en Grande-Bretagne, est différent du nôtre. En France, l’acceptation de la mondialisation est toujours une source de désaccord : l’antilibéralisme →
L’obsession du Brexit paralyse le parti depuis 2016. Il doit maintenant se « débrexitiser » : cesser de se définir uniquement par le Brexit
existe bel et bien, et la mécanique du libre marché provoque encore des sueurs froides à gauche comme à droite. En GrandeBretagne, le point de départ est différent : même la gauche de Jeremy Corbyn accepte les présupposés du marché et de la mondialisation. C’est une mondialisation commerciale, celle d’un pays qui a dû se projeter dans le monde pour s’enrichir. On attribue à Napoléon ce propos :
« Les Britanniques sont une nation de commerçants » - c’est un cliché qui comporte une part de vérité. La gauche britannique ne rejette pas la mondialisation en tant que telle, mais l’idée qu’elle ne profite pas à tous.
Le Brexit est-il en danger après la contre-performance de Theresa May ?
Ce n’est pas tant le Brexit qui est en danger que la position des Britanniques au moment où s’ouvrent les négociations. Le pays pensait les commencer en position de force ; il les débute en pleine crise de confiance. Un an après le vote en faveur du Brexit, aucune proposition solide n’est apparue sur les souhaits véritables de Britanniques, qui s’interrogent encore sur le modèle idéal de leur relation avec l’Europe – accès au marché commun, union douanière, accord de libreéchange. L’erreur a été de tenir ces élections après le déclenchement de l’article 50 – il aurait fallu faire le contraire.
Le parti conservateur apparaît affaibli et divisé. Va-t-il devoir se refonder lui aussi ? Sur quelles bases ?
Une refondation est nécessaire. Le drame de ce parti est son rapport à l’ Europe, qui a toujours provoqué des conflits internes.Dès que l’ enjeu européens’ est éloigné–après 1975 ou dans les années 2000 –, le parti a pu avancer uni et travailler sa ligne. Dès que la question européenne resurgit – dans les années 1990, causant la chute de Margaret Thatcher puis celle de John Major aujourd’hui – le parti se déchire. L’obsession du Brexit paralyse le parti depuis 2016. Il doit maintenant se « débrexitiser » : cesser de se définir uniquement par le Brexit. L’ autre drame est que la débandade deThere sa Maya effacé le travail idéologique mené par David Cameron et ses alliés depuis les années 2000. Les bases qu’il avait posées étaient les bonnes. Il avait réussi à réunir les libéraux et les conservateurs : en économie, il avait opté pour une ligne libérale, tout en favorisant l’implication des associations et entreprises sociales dans les services publics ; sur les questions sociales, il avait certes déplu aux conservateurs les plus traditionnels en légalisant le mariage homosexuel mais diagnostiqué l’effet d’atomisation induit par le libéralisme et cherché à renforcer la société civile. Sa politique n’était pas parfaite, mais il avait réussi à réunir des sensibilités fort diverses. Aujourd’hui, les défis du parti sont nombreux : il doit affirmer son attachement au libre-échange dans un monde qui en doute ; s’interroger sur le rôle de l’Etat et de la société civile dans la fourniture des services publics comme la santé ou la formation ; trouver le moyen de parler à la jeunesse comme aux plus démunis. Il ne pourra le faire qu’en alliant l’innovation intellectuelle avec un retour aux sources, celle d’un parti convaincu quel ’« élite» et le« peuple» ne sont pas des ennemis, mais que la première à des devoirs envers le second.