Le bloc-notes de Philippe Bouvard
Me voilà parvenu à un âge auquel lorsque j’étais encore jeune je n’ai pas connu beaucoup de contemporains. A partir de 60 ans, on rédigeait son testament. Les octogénaires étaient rares. On ne célébrait pas son centième anniversaire sans recevoir des mains du préfet une lettre de félicitations du chef de l’Etat. Les vieux qu’on n’appelait pas encore des seniors prenaient leur retraite quand ils le souhaitaient et ne touchaient pas que des pensions. Les plus avisés qui avaient placé leurs économies autrement que dans les emprunts russes constituaient le bataillon – aujourd’hui complètement disparu – des rentiers. Aux dividendes qu’ils percevaient avec une belle régularité s’ajoutaient les actions gratuites que les groupes industriels distribuaient comme s’il se fut agi de prospectus à la sortie du métro. Chez eux tout était solennel : l’habillement, la démarche, la gestuelle, les propos les plus futiles et même la façon dont ils posaient un bref baiser sur notre front juvénile. On les entourait d’un respect non feint, justifié par des barbes de plus en plus blanches et aussi par le courage qu’ils avaient déployé dans les tranchées. Alzheimer n’ayant pas commencé ses ravages, ils évoquaient des souvenirs parfois antérieurs à leur naissance. Ainsi, mon grand-père, qui avait vu le jour trois ans avant le désastre de Sedan, me parlait-il de Napoléon III comme si celui-ci l’avait fait sauter sur ses genoux. Sa nourrice avait été femme de chambre des Tuileries. Il racontait la scène où l’impératrice Eugénie avait découvert que son priapique époux connaissait beaucoup mieux qu’il le prétendait la richissime Harriet Howard dont on savait seulement qu’elle avait financé sa campagne électorale après son évasion du fort de Ham sous la défroque du peintre Badinguet. Alors que le chef du protocole présentait cérémonieusement la belle milliardaire à l’empereur, son petit chien était sorti brusquement de son manchon et avait témoigné au monarque une vive affection laissant à penser qu’il l’avait déjà souvent rencontré. Dans la foulée, j’avais droit aux énormités prêtées à Mac Mahon qui n’en avait jamais rendu une seule et aux moqueries de Gambetta qui venant de perdre son oeil de verre dans l’Hémicycle avait tendu à Thiers, le bien nommé à cause de sa petite taille, le crayon qu’il avait laissé à la tribune en lui disant très fort : « Je crois que vous avez oublié votre canne. » Heureux temps où les politiciens faisaient moins don de leur personne à la France que de leurs bons mots aux caricaturistes qui remplaçaient encore avantageusement les photographes.
Les vieux de mon adolescence n’essayaient pas comme aujourd’hui de faire jeunes. Au contraire. Ils en remettaient volontiers une couche sous la forme de chapeau melon, de col à coins cassés, de costume trois pièces et de guêtres servant de housse à leurs chaussures vernies. Bourgeois et fiers de l’être, ils ne sortaient jamais sans réclamer leur canne à pommeau d’argent et leurs gants beurre-frais aux petites bonnes auxquelles, à d’autres heures, ils confiaient leurs sous-vêtements. La loi travail n’avait pas épinglé le droit de cuissage. Le législateur et les syndicats toléraient les amours ancillaires qui débutaient par le déniaisement des gamins et s’achevaient, en cas de veuvage, par les faveurs moins torrides d’une gouvernante.
Les vieux de mon enfance portaient autant de bijoux que leurs épouses : l’épingle de cravate qui piquait une vraie perle sur un lambeau soyeux ; la montre en or avec chaîne et couvercle du même métal à laquelle le gousset tenait lieu d’écrin. Quand la chevalière n’était pas armoriée, elle servait de support à un petit diamant. La galanterie n’était pas un vocable péjoratif. Certes, on respectait moins les cocottes qui en vivaient que les vieux marcheurs qui en faisaient preuve. Mais il était de bon ton que les messieurs fassent aux demoiselles une cour s’achevant sous un baldaquin dans un envol de lingeries plus fines que les plaisanteries de circonstance. Cancre en classe, j’ai fait mes humanités à table où l’interdiction de parler m’obligeait à écouter des propos pas toujours passionnants mais exprimés en tenant compte d’une concordance des temps poussée jusqu’à l’imparfait du subjonctif. Après le café, la vie familiale faisait place à la vie sociale. Les dames avaient « leur jour » où elles recevaient ; les messieurs se rendaient à leur club, allaient aux courses, fréquentaient les théâtres. L’exigence de confort était omniprésente. Organisait-on un pique-nique ? C’était avec les meilleures nourritures servies dans une vaisselle peinte à la main et une argenterie poinçonnée. Ils saluaient chaque matin l’apparition de nouveaux progrès mais sans brûler pour autant ce qu’ils adoraient la veille. Ils avaient leurs vedettes : les sociétaires de la Comédie-Française qui fournissait également au cinéma ses plus beaux génériques et ils n’étaient pas peu fiers de raconter que Tino Rossi bedonnant et un peu chauve mettait en transes des admiratrices qui pour avoir un contact avec lui se jetaient sous les roues de sa voiture.
Ils évoquaient des souvenirs parfois antérieurs à leur naissance