Le Figaro Magazine

L’EXIL N’EST PLUS UNE SOLUTION POUR NOMBRE DE JEUNES

- JEAN-MARC GONIN

Vêtue d’un voile jaune d’or et d’une longue robe fuchsia, la jeune femme lève un pied. Elle hésite, n’ose pas avancer. Face à elle, les marches de l’escalator et leurs stries d’acier brillant surgissent une à une. Un pas en avant, un pas en arrière : l’engin l’intimide. Soudain, une amie lui saisit le bras et l’entraîne vers l’escalier roulant. Un bref instant déséquilib­rée, elle se rattrape à la main courante de caoutchouc noir. Puis la magie opère, elle se laisse emporter vers le premier étage. Un sourire éclaire son visage à la peau couleur pain brûlé. Avec son smartphone, sa copine immortalis­e l’instant en prenant un selfie. Bienvenue au Mogadishu Mall, le premier centre commercial de Somalie, ouvert en août 2016 au centre de la capitale, juste à côté de l’hôtel de ville – l’ancien palais du gouverneur italien. Dans un quartier qui porte encore les stigmates de la guerre civile qui dévasta cette cité – la cathédrale catholique toute proche est en ruine –, ce temple de la consommati­on flambant neuf se dresse comme un symbole du renouveau. La climatisat­ion permet d’échapper à la fournaise. Dans le hall d’entrée recouvert de marbre, un bassin circulaire accueille les visiteurs. Derrière la vasque, les deux escalators, l’un pour la montée, l’autre pour la descente, font l’attraction du lieu. Ce sont les premiers escaliers mécaniques de Somalie. Des groupes de teenagers ne se lassent pas de monter et descendre tout en se prenant en photo avec leur téléphone.

Cette scène insolite, voire incongrue illustre tout le paradoxe de Mogadiscio. La ville et son million et demi d’habitants vivent sous un régime de douche écossaise : le chaud d’une certaine paix retrouvée alterne avec le froid des attentats commis par des djihadiste­s infiltrés. En plus de vingt-cinq ans de guerre, née de la destitutio­n du sanglant dictateur Siad Barre en janvier 1991, qui opposa différents clans, fit émerger des factions islamistes armées et provoqua des interventi­ons étrangères, la capitale a servi de théâtre principal aux combats, aux conquêtes et aux replis. Elle aspire aujourd’hui à un retour à la paix et à une vie « normale ». Un quart de siècle de conflits signifie aussi l’avènement d’une nouvelle génération nombreuse – le taux de fécondité y est de 6,5 enfants par femme – élevée sous la menace des armes ou bien en exil et désireuse de relever et relancer cette Somalie à terre. Le dirigeant du Mogadishu Mall est de ceux-là. Abdullah Aziiz, 28 ans, est le fils de Somaliens exilés en GrandeBret­agne. « Je suis né et j’ai été élevé à Londres, dit-il, mais je suis resté attaché à ma culture et voulais travailler dans le pays de mes ancêtres. » Quand son oncle Abdullah Ali Adoon, qui a démarré dans une épicerie en Angleterre pour ensuite faire

fortune dans le commerce internatio­nal du sucre, a décidé d’investir en Somalie, Abdullah Aziiz a sauté sur l’occasion. D’abord en ouvrant en 2012 la première ligne de conteneurs dans le port de Mogadiscio, ce qui a nécessité la constructi­on de nouvelles installati­ons portuaires. Puis en se lançant dans l’édificatio­n du premier centre commercial moderne de Somalie. Avec 84 magasins répartis entre le rez-dechaussée et le premier étage, et un deuxième étage (qui n’est pas encore ouvert) prévu pour accueillir 18 restaurant­s, il a été conçu sur le modèle des shopping malls américains. A deux pas des rues commerçant­es bondées du vieux souk, le contraste ne pourrait être plus éclatant. Mais les jeunes investisse­urs ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Adossé au centre commercial, un immeuble de 10 étages est en chantier. Prévu pour ouvrir dans un an, l’édifice abritera 90 appartemen­ts destinés à être loués à des hommes d’affaires de passage. Idéalement placé, ses fenêtres donneront sur la vieille ville et la mer, il devrait compenser l’absence d’hôtels de grand standing dans la capitale.

L’affluence est encore limitée. « Certains clients n’osent pas venir car ils pensent que les prix sont plus élevés qu’ailleurs, ce qui est faux », explique la propriétai­re d’un magasin de vêtements féminins. Mode et cosmétique­s font l’essentiel des enseignes. D’élégantes jeunes femmes – dûment voilées – viennent essayer un rouge à lèvres, un fard à paupières ou une crème pour le visage. D’autres surfaces sont encore vides car en cours d’aménagemen­t. Au rez-de-chaussée, un supermarch­é devrait compléter l’offre commercial­e tandis qu’un espace destiné à l’ouverture d’un café avec terrasse extérieure n’a toujours pas trouvé preneur. Dans une cité où les attentats sont une réalité quasi quotidienn­e, ce type d’établissem­ent aura du mal à rester préservé, même protégé par des gardes de sécurité et un portique de détection placés à l’entrée.

Ce matin-là, derrière le portail d’une ancienne villa cossue d’un quartier chic de Mogadiscio, une trentaine de jeunes gens – 26 garçons et 4 filles – attendent en ligne dans un jardin inondé de soleil. Goobjoog News, une chaîne résolument dédiée au public jeune qui a commencé à émettre au début de l’année, lance son premier reality show.

Le principe est ingénieux : le jeu se double d’une sélection à l’embauche. Pas moins de 70 aspirants vont rivaliser pour démontrer leurs talents d’animateurs. Les téléspecta­teurs ainsi qu’un jury qualifié noteront les candidats. Et, au bout du processus, 20 d’entre eux seront retenus pour animer des émissions de la chaîne.

Le déséquilib­re entre filles et garçons intrigue. Les quatre candidates, couvertes de la tête aux pieds, ont leur explicatio­n. « Plusieurs de mes amies voulaient se présenter, explique Falistin, 23 ans, étudiante en sciences sociales, robe vert céladon et foulard saumon, mais elles n’ont →

→ pas osé. » Et toutes de souligner que leurs familles n’étaient pas d’accord pour qu’elles participen­t. « Nos parents n’y sont pas opposés par principe, précise Asrama, 19 ans. Ils ont juste peur pour nous. Une animatrice de télévision est une cible pour les islamistes. Selon eux, si une femme se montre ainsi, c’est un péché qui doit être puni. »

Chaîne de télévision et station de radio, Goobjoog News émet 24 heures sur 24. Ses 20 journalist­es couvrent l’ensemble de l’informatio­n nationale, y compris l’économie et le sport. Quatre journaux principaux rythment l’antenne : les infos du matin à 8 h puis celles de la mi-journée à 14 h, une autre édition à 16 h et enfin celle du soir à 20 h. Quand nous arrivons, l’équipe de journalist­es achève sa conférence du matin dans une salle vitrée qui jouxte le studio. Ils parlent des victimes de la famine dans le centre du pays, du voyage du Président à Londres, des problèmes de corruption dans une région du nord de la Somalie et d’un tournoi de basketball à venir. Pendant qu’ils discutent de ces sujets, de l’autre côté de la vitre, un duo de présentate­urs anime l’édition du matin. Omar, vêtu d’une chemise blanche et d’une cravate bleue, donne la réplique à Fathe, habillée d’une élégante robe rose et d’un voile jaune. Tous ont étudié le journalism­e à l’étranger. Au Kenya, en Ouganda, au Soudan. Mais ils n’ont pas cherché à émigrer. Ils sont revenus au pays pour exercer leur métier. Quand on demande au directeur général Mohamed Abdu Wali, 28 ans, s’ils n’ont pas peur de travailler dans cette Somalie où les djihadiste­s tentent d’assassiner ceux qu’ils considèren­t comme « impies » et où les politiques corrompus n’apprécient pas qu’on se mêle de leurs affaires, le jeune homme répond par une pirouette toute musulmane : « Comme Dieu le voudra. » Et d’ajouter : « Si notre génération veut relever ce pays, informer le public est fondamenta­l. Nous sommes jeunes et nous estimons que c’est notre devoir. » Deux cameramen de Goobjoog ont déjà été blessés dans les premiers mois d’existence de la chaîne…

La Somalie de demain se prépare aussi dans les université­s du pays. On en compte 55 assurant la formation d’environ 100 000 étudiants. Simad, la plus prestigieu­se d’entre elles, s’élève sur la colline de Xamar Jadid, au-dessus du centre de Mogadiscio. La zone n’est pas vraiment sûre : l’entrée du campus est sérieuseme­nt défendue par des gardes armés qui contrôlent scrupuleus­ement tout véhicule. Créée en 2013 grâce à une fondation du Koweït, elle déploie ses facultés autour d’un coquet jardin arboré. L’établissem­ent est réputé pour ses enseigneme­nts scientifiq­ues, dont la médecine et l’informatiq­ue, et sa formation aux langues étrangères. Dissimulée derrière un léger voile percé de deux fentes au niveau des yeux, Ayan, 18 ans, parle anglais avec un fort accent canadien. Elle est née à Toronto, où ses parents ont trouvé refuge pour échapper à la guerre civile. La gracile jeune fille est en deuxième année de médecine. Pourquoi ici ? « Nous sommes sept frères et soeurs et notre père souhaitait nous éduquer dans un pays musulman, raconte Ayan. Nous sommes d’abord allés en Egypte en 2008 puis nous sommes venus ici après le coup d’Etat militaire de 2013. » Ayan compte terminer ses études au Canada, dont elle possède la nationalit­é, parce que l’enseigneme­nt de la médecine y est meilleur. « Mais je veux exercer ici, insiste-t-elle. C’est mon pays ! » Quand on lui demande pourquoi elle est vêtue ainsi alors que seul le voile est obligatoir­e, la native de Toronto répond : « Je suis plus tranquille comme ça. Personne ne m’embête, ni sur le campus ni en dehors. » Un campus où la version rigoriste de l’islam koweïtien ne peut être ignorée. Si filles et garçons discutent chastement à l’ombre des arbres, l’agencement de la cantine veille aux « bonnes moeurs ». Une cloison sépare strictemen­t les espaces dédiés aux étudiants : les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Et une vaste mosquée d’un blanc immaculé trône en majesté à côté de la bibliothèq­ue universita­ire.

Bien que né à Mogadiscio, Bishara, 24 ans, envisage lui aussi de poursuivre ses études à l’étranger. Pour l’heure, il suit un double cursus droit et finances. « Je vais faire un doctorat à Istanbul l’an prochain, explique le jeune homme. Mais je ne pense pas y rester. La Somalie a besoin de gens comme moi. Mon père est hôtelier et souhaite que je développe ses affaires à ses côtés. » Bishara n’a pas non plus l’illusion de s’installer en Occident, même pour quelques années d’études. « Les musulmans y sont mal vus, souligne-t-il. Et, aux Etats-Unis, Trump veut carrément nous bannir. Contrairem­ent aux Somaliens plus vieux, je crois que mon avenir est ici. »

En matière d’audace, Manar Moalin semble indépassab­le. Cette Britanniqu­e d’origine somalienne âgée de 33 ans a

DES ATTENT

UN CALME À LA MERCI ATS FRÉQUENTS

ouvert un établissem­ent littéralem­ent révolution­naire pour Mogadiscio. Dans une vaste villa d’un quartier luxueux de la capitale, Posh Treats, un club privé, abrite des bars à chicha, un restaurant et une discothèqu­e. On y trouve également un spa, un salon de coiffure et quelques chambres. En réalité, il faut conjuguer les verbes à l’imparfait car, le 15 juin dernier, Posh Treats a été la cible d’un grave attentat en plein ramadan. Un kamikaze a fait exploser une voiture bourrée d’explosifs contre le portail. Le souffle a entièremen­t dévasté l’établissem­ent dont l’étage supérieur, où se trouvait le restaurant, s’est effondré. L’explosion a été suivie d’un assaut des djihadiste­s contre une pizzeria voisine à l’heure de la rupture de jeûne. En tout, 20 morts sont à déplorer, dont les 4 assaillant­s.

Pour Manar Moalin, dont l’établissem­ent avait fait l’objet d’intimidati­ons auparavant, le coup est rude. Elle était à Dubaï quand l’attentat a eu lieu. Mais elle a craint pour ses employés, éthiopiens et kenyans pour l’essentiel. Seul endroit de la ville où les femmes apparaissa­ient en public sans voile – les serveuses éthiopienn­es sont chrétienne­s -, Posh Treats était une cible toute désignée. D’autant que les fous d’Allah bannissent l’usage de la pipe à eau et abhorrent les boîtes de nuit, repaires du diable à leurs yeux. Pacifiste convaincue, Manar Moalin avait fait recouvrir les murs de la villa de fresques colorées invitant à la paix et à la tolérance.

Deux semaines après l’attentat, Manar Moalin n’a pas répondu à nos questions sur son avenir et celui de Posh Treats. Va-telle tenter de rouvrir ? Veut-elle encore vivre en alternance entre Dubaï et Mogadiscio ? Veut-elle rester auprès de ses deux petites filles dans les Emirats ? Lors de notre visite, elle nous avait avoué que ses parents, restés en Grande-Bretagne, n’approuvaie­nt pas son choix. Est-elle encore prête à braver les interdits et s’exposer aux représaill­es des shebabs, les milices islamistes qui frappent la ville à intervalle­s réguliers et contrôlent encore quelques poches de territoire ? Capitale en réanimatio­n, Mogadiscio tente de se relever avec peine. Comme Sisyphe était condamné à remonter un rocher qui dévalait régulièrem­ent la pente, la ville et le pays tout entier s’efforcent, avec des hauts et des bas, de retrouver une existence normale. Les institutio­ns semblent plus stables. Le président Mohamed Abdullahi Mohamed, élu par le Parlement en février dernier, a fait le serment de lutter contre la corruption et de venir à bout des djihadiste­s en deux ans.

Richard Rouget, un ancien officier français qui dirige les opérations de la société Bancroft en Somalie, partage son optimisme. Chargé par les Etats-Unis d’épauler les autorités somalienne­s dans la reconstruc­tion de leur armée, il considère qu’une bonne partie du travail est accomplie. « Les shebabs ne tiennent plus que quelques zones situées entre les différente­s régions sous contrôle militaire, affirme-t-il. Et les opérations régulières ne cessent de les affaiblir. » Mogadiscio s’installe donc dans une certaine « normalité » somalienne qui ressemble à celle de nombreux Etats musulmans : une paix précaire émaillée d’attentats terroriste­s. ■

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 ??  ?? Dans un camp de réfugiés proche de la capitale, un enfant regarde l’employé d’une société de sécurité.
Dans un camp de réfugiés proche de la capitale, un enfant regarde l’employé d’une société de sécurité.
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Deux étudiantes dans un laboratoir­e de biologie de l’université Simad, le meilleur institut d’enseigneme­nt supérieur de Somalie.
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Baptisé Posh Treats, cet établissem­ent ouvert par une Britanniqu­e d’origine somalienne dans un quartier chic abritait des bars à chicha, une boîte de nuit, un salon de massage, un restaurant et des chambres. Le 15 juin, un kamikaze islamiste a jeté une...
 ??  ?? Dans un camp de réfugiés de la famine à la périphérie de la ville, des femmes alignées attendent une distributi­on de bouillie.
Dans un camp de réfugiés de la famine à la périphérie de la ville, des femmes alignées attendent une distributi­on de bouillie.
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