Le Figaro Magazine

Les grands duels intellectu­els

Jaurès vs Péguy : le politique et le mystique

- PAR ARNAUD TEYSSIER *

C’est moins l’histoire d’un duel que d’une amitié rompue. Une amitié puissante, inégale, dissymétri­que, qui tourna chez Péguy en répulsion. Son esprit indomptabl­e finit par prendre en détestatio­n Jaurès, cet aîné trop ondoyant qu’il avait tant chéri et admiré mais qui, à ses yeux, avait tout trahi : le socialisme peut-être, le dreyfusism­e certaineme­nt, et surtout sa condition d’homme libre. Pour un regard superficie­l, tout aurait dû lier à jamais ces deux superbes intelligen­ces ; tout finit par les opposer. Ce qui les rapprocha jusqu’aux premiers jours du XXe siècle ? Les origines, assez peu : Jaurès était un bourgeois du pays castrais, Péguy était resté dans ses tréfonds un paysan du Bourbonnai­s. Le physique, l’allure, encore moins : Jaurès était un homme corpulent, un orateur prolixe à la voix forte quand Péguy était un homme court, carré et robuste, « à la parole brève et plein d’autorité » – selon le mot de son ami Daniel Halévy. Quant à l’âge, il les séparait de près de quinze années qui devaient compter double : Jaurès avait 11 ans en 1870, lors de la défaite de Sedan et de la proclamati­on de la République. Péguy, lui, ne naquit que trois ans plus tard, et son destin en fut profondéme­nt marqué. Vers 1880, Jaurès entrait dans sa vingtaine et bientôt dans la politique active, au moment où le régime républicai­n triomphait définitive­ment des retours possibles de la monarchie. Il s’installait dans la vie avec aisance – d’abord dans les rangs des modérés – mais avec déjà une foi ardente dans l’avenir et le progrès. A la même

époque, Péguy n’était encore qu’un petit écolier, précocemen­t remarqué par son directeur d’école et ses instituteu­rs, les « hussards noirs de la République », mais que son incroyable intelligen­ce et la vigueur de ses lectures préparaien­t pour d’insatiable­s reconquête­s – tant il éprouva très tôt la révolte d’appartenir à « un peuple de vaincus ».

Des caractères, donc, et des vies bien différente­s jusqu’à l’entrée de Charles à l’Ecole normale, en 1894. Ce fut là le moment décisif. La rue d’Ulm, naguère une communauté plutôt âpre et rude, était devenue un lieu de liberté et de débat intellectu­el intense, tandis que les anciens de l’Ecole formaient une confrérie élitiste et républicai­ne. Pour le fils de

« la rempailleu­se de chaises », venu lointainem­ent d’Orléans et passé depuis par toutes les étapes d’une ascension due au mérite, l’Ecole normale supérieure était le lieu de bien des séductions. Ses camarades de chambre, la fameuse « turne Utopie », étaient réputés pour leur engagement socialiste. Et le socialisme, à cette époque, était encore un mouvement foisonnant, peu enrégiment­é, où la générosité avait grande part et le marxisme une prise imparfaite.

Dans cet univers intellectu­ellement bouillonna­nt, dont l’épicentre était la bibliothèq­ue de l’Ecole, régnait un homme prêt à s’emparer des jeunes esprits et à les orienter : Lucien Herr, dont la culture, l’aplomb et une certaine amertume habillée d’intransige­ance feraient bientôt le pilier du « parti intellectu­el ». C’est là que Péguy devait rencontrer le normalien Jaurès et le fréquenter assidûment. Il était charmé – dirait plus tard Tharaud, son ancien camarade de Sainte-Barbe – par la profondeur de sa culture grecque et latine, par sa cordialité, mais aussi par « cette admirable inélégance dans la personne et dans la mise, ce cou de taureau, ces gros bras courts, cette totale négligence à laquelle ne résistait pas cinq minutes un habit neuf et qui, d’une certaine façon, témoignait à nos yeux de sa pureté socialiste ».

Ce fut comme un moment de grâce : le politicien déjà éprouvé se trouvait soudain hors du monde. Le jeune Péguy projeta sur cet homme remarquabl­e et généreux, mais si différent de lui à tant d’égards, une fermeté d’idées, une pureté absolue qui étaient en réalité la marque de sa propre personnali­té. Ainsi naquit le grand malentendu. Dans le sillage de Jaurès et de quelques autres, Péguy s’engagea, donc, dans le socialisme et dans l’écriture. Le normalien si singulier mais si vif oublia aussitôt « cette gaieté

malicieuse qui était comme la fleur de sa race paysanne »

– ce sont les propres mots qu’il devait s’appliquer plus tard à lui-même –, prit une figure austère et se vêtit d’une pèlerine noire. Son socialisme était tout sauf dogmatique, comme en témoignère­nt ses premiers écrits, tournés entièremen­t vers l’éducation du peuple et vers un partage du travail destiné dans son esprit à une meilleure répartitio­n du loisir : non les jeux du cirque ou le « tout-culturel » tel que nous l’entendons aujourd’hui, mais le loisir compris au sens noble, inspiré de l’otium des Latins, qui, dans la « cité harmonieus­e », devait être tourné vers l’esprit, et l’améliorati­on de l’homme. Un petit mot qu’il adressa alors à son ami et ancien camarade de classe Paul Meunier laisse deviner que son engagement ne se faisait pas sans une certaine distance : « Pour le moment, je me suis contenté de me ranger officielle­ment parmi les socialiste­s. Ils sont en effet, de tous les partis constitués, ceux qui sont le moins en arrière de moi. »

Car la nature du jeune paysan-normalien était double ; peu de gens le savaient alors. Une passion parallèle depuis longtemps le possédait, elle était sans doute plus ardente que ce socialisme atypique, idéaliste, teinté d’anarchisme qui l’entraînait aussi : cette passion, c’était Jeanne d’Arc, qui hantait son imaginatio­n depuis son enfance orléanaise et allait devenir la source première de son inspiratio­n poétique. Il travaillai­t sans cesse, pendant même les conférence­s de l’Ecole, à une sorte de vaste poème en prose qui serait sa première oeuvre maîtresse et dont il dissimulai­t la compositio­n à ses camarades.

C’est au milieu de cette effervesce­nce que survint « l’Affaire ». A partir de 1898, le combat pour l’innocence de Dreyfus, pour la Justice, pour la Vérité, fut la cause qu’attendait cette grande âme de Péguy, prête à la lutte : elle engageait ses deux passions parallèles, Jeanne et le socialisme, sans qu’il eût à se poser plus de questions. Les liens avec Jaurès en furent renforcés, ils survécuren­t même aux premières brouilles qui opposèrent Péguy à son camarade Léon Blum, à Lucien Herr et tous ces grands esprits qui prétendaie­nt le diriger - brouilles qui le conduisire­nt à créer sa propre revue, la grande aventure intellectu­elle des Cahiers de la Quinzaine.

Puis le député de Carmaux entreprit d’unifier les tendances si diverses du socialisme français pour fonder la SFIO (Section française de l’Internatio­nale ouvrière – le parti socialiste). En dépit de ce mouvement de fond qui défiait son indépendan­ce d’esprit, Péguy continua un peu d’aimer cet homme. Non pour sa pensée en tant que telle, même si Jaurès, agrégé de philosophi­e, portait en lui un système d’idées d’une belle profondeur. Péguy l’aimait plutôt pour

JAURÈS FINIT PAR REJOINDRE “LE MARAIS DE LA POLITIQUE”

son humanité, pour cette fraîcheur dont il devait garder longtemps la nostalgie douloureus­e : nostalgie d’un Jaurès « de plein air et de bois d’automne dont le pied sonnait sur le sol des routes. Un Jaurès des brumes claires et dorées des commenceme­nts de l’automne. » Il arrivait naguère aux deux hommes de marcher ensemble jusqu’à l’imprimerie des Cahiers, à Suresnes, et de parler d’une conversati­on libre et sans fin où les paysages – ceux de l’Ile-deFrance, mais aussi « la beauté industriel­le » de Puteaux – se mêlaient à l’évocation des classiques latins et des grands poètes français. Le tribun socialiste était capable de réciter entièremen­t Phèdre ou Polyeucte et parlait avec une telle vivacité qu’il lui fallait par moments s’arrêter, moins pour reprendre son souffle que pour laisser s’écouler le flot de ses paroles devant son compagnon de promenade et les passants médusés. « Il n’y avait d’accidents, se souviendra Péguy, que quand se rappelant qu’il avait commencé, normalien, par être un brillant agrégé de philosophi­e, il entreprena­it de faire le philosophe. Alors ces entretiens

devenaient désastreux. » A sa manière, le Jaurès de ces années-là, privé de l’espace théâtral de la Chambre, formait une part de cette France éternelle, de ce peuple que Péguy élevait depuis son plus jeune âge au rang d’un mythe et dont il était l’incarnatio­n intellectu­elle singulière­ment vivante. Mais depuis, Péguy avait cru comprendre qu’en faisant le philosophe, Jaurès faisait peut-être semblant de ne pas être un politicien.

Puis tout se rompit. Pourquoi ? Parce qu’au cours de ces premières années du siècle, le dreyfusism­e se décomposai­t et cédait la place à sa contrefaço­n, qui était aussi, pour Péguy, sa profanatio­n. L’arrivée au pouvoir d’Emile Combes, en juin 1902, transforma bientôt le combat pour la Justice et l’innocence d’un homme, qui était une cause morale, en une cause purement politique : la lutte contre les congrégati­ons et contre l’Eglise, et l’édificatio­n d’une contreEgli­se dont la République radicale prendrait le visage, dont les dogmes seraient

« formulés par l’Etat enseignant » et les officiants fournis par « le parti intellectu­el ». En soutenant la politique de Combes, Jaurès trahissait la grande cause. Selon l’expression célèbre de Péguy, la mystique s’était laissé « dévorer » par la politique à laquelle elle avait donné naissance. Pour lui, la République qu’il fallait fonder à partir du dreyfusism­e - question autant spirituell­e que temporelle - était d’un autre ordre que cette pauvre version radicale-socialiste qui n’en était que l’institutio­nnalisatio­n sectaire et partisane. Pourtant, Péguy revit encore une fois Jaurès, après leur séparation, parce que son ancien ami, son aîné, était venu le demander à l’imprimerie : « Je me présentai chez lui. Je croyais qu’il avait quelque chose à me dire. Il n’avait rien. Il était un tout autre homme. Vieilli, changé, on ne sait combien. » Ils marchèrent un peu, comme autrefois : Jaurès était « lassé, voûté, ravagé », il avait peut-être, écrit Péguy, « un pressentim­ent de la vie atroce où il allait entrer », ou même « un regret obscur » au moment de

« quitter à jamais un pays où il avait eu quelque bonheur, et quelque tranquilli­té de conscience, avant d’entrer dans les marais de la politique ».

Ce fut leur dernière rencontre, et aussi les dernières paroles d’affection attristée de

Péguy pour Jaurès. Son retour vers le christiani­sme, le regard rétrospect­if et fier qu’il porta sur ses combats des premières années et qu’il retraça plus tard dans son admirable ouvrage Notre Jeunesse

n’expliquent pas tout. A partir de la crise de Tanger en 1905, Péguy vit dans la résurgence de l’impérialis­me allemand une menace directe contre la France et la civilisati­on dont elle était porteuse au nom de tous les peuples. Son patriotism­e s’exalta et Jeanne d’Arc, héroïne à la fois française et chrétienne, reprit une place prépondéra­nte dans son oeuvre. Jaurès devenait l’ennemi, le traître absolu : en unifiant le socialisme français sous une forme partisane et exclusive, en soutenant le « système combiste », mais surtout en prenant des positions de plus en plus pacifistes alors même que le danger prenait forme, il désertait une bataille qui n’était pas finie tout en feignant de la poursuivre. Pour Péguy, la vérité était désormais aveuglante. « Lui entre tous, lui au chef de l’opération, il était un politicien comme les autres, pire que les autres, un retors entre les retors, un fourbe entre les fourbes. » Il avait joué au « professeur délégué dans la politique, mais qui n’était pas un politique », et voilà qu’il se révélait être le contraire même de ce qu’il prétendait – un politique travesti en professeur.

A mesure que la guerre approchait, Péguy concentra ses reproches sur la personne de l’auteur de L’Armée nouvelle, qui s’opposait avec force à l’instaurati­on du service de trois ans et voulait croire encore que les ouvriers allemands et les ouvriers français s’uniraient pour empêcher le grand affronteme­nt. Il le fit avec une dureté qui ne faisait que traduire l’exaltation qui le portait, donnait la mesure d’une grande passion déçue, exprimait aussi une vision de l’Histoire qui se répétait : le retour de la faiblesse éternelle, celle de Louis XVI. « En temps de guerre, il n’y a plus que la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale, c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix. »

L’assassinat du tribun, le 31 juillet 1914, ne changea rien à l’affaire. « Je suis bien obligé de dire que c’est une chose abominable, confia Péguy à l’un de ses proches. Et pourtant… Il y a en cet homme une telle puissance de capitulati­on ! »

On dit que Jaurès avait ce jour-là en poche la dernière publicatio­n de son ancien camarade. On dit aussi qu’il s’apprêtait à réviser sa position face à la guerre qui venait, jugeant désormais impossible de l’empêcher.

Le 5 septembre, à Villeroy, à la veille de la contre-offensive française sur la Marne, le lieutenant Péguy tombait sous les balles allemandes. A quelques semaines de distance, les deux normaliens se retrouvaie­nt dans la mort sans avoir pu faire ensemble - aurait dit Péguy - « un dernier voyage aux anciens pays de l’amitié ». * Auteur de plusieurs biographie­s saluées par la critique, parmi lesquelles Richelieu. L’aigle et la colombe (Perrin, 2014) et Charles Péguy. Une humanité française (Tempus, 2014), Arnaud Teyssier publie en septembre une biographie consacrée à Philippe Séguin (Perrin).

À LA VEILLE DE 1914, PÉGUY SE FAIT MOINS SOCIALISTE, PLUS PATRIOTE

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« Dégradatio­n d’Alfred Dreyfus », illustrati­on parue dans « Le Petit Jour
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Jean Jaurès.
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