Le Figaro Magazine

Les sanctuaire­s de la nature

Le Costa Rica, concentré de biodiversi­té

- PAR MARIE-AMAL BIZALION (TEXTE) ET STANISLAS FAUTRÉ POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS)

Fini la galère des transits et des jours perdus ; un vol relie enfin Paris à San José d’une traite en haute saison, d’octobre à avril. Le survol du Costa Rica est en soi un voyage, une leçon de géologie ; fines plages ourlant une côte ouest rectiligne et, à l’est, un littoral déchiqueté, arêtes dorsales froissées de 116 volcans, fleuves qui dégringole­nt en étoile des hauts sommets, plongeant dans une ombre émeraude les vallées cultivées. L’on pressent déjà que le pays, malgré sa taille modeste, ne se laissera pas si aisément sillonner. Avec sept heures de décalage horaire et autant passées dans l’avion, nulle envie d’affronter tout de suite les routes.

A Santa Bárbara de Heredia, à vingt minutes de l’aéroport, se cache l’étape qui donne le ton : la Finca Rosa Blanca, plantation de café biologique et premier lodge labellisé éco-hôtel, tenue par Glenn Jampol, président de l’Associatio­n nationale d’écotourism­e du Costa Rica. Sur un terrain ravagé par les motocross, sa mère a édifié dans les années 1980 une maison de maître et des cases tout en courbes, aidée par une foule d’artistes – locaux, amis, fils… Le parc s’est mué en jungle de ficus géants, bananiers et manguiers assaillis par des Petrea volubilis, lianes aux grappes de fleurs bleu électrique. Nous observons là notre tout premier paresseux, enroulé sur une branche. L’attachant mammifère a l’air si mélancoliq­ue avec ses taches noires en virgule tombant autour des yeux, une autre esquissant un sourire timide autour du museau, son pelage verdâtre en brins de ficelle et l’infinie langueur de ses gestes. C’est l’espèce à trois griffes, apprend-on. Le crépuscule est salué, pendant quelques minutes, par le tapage tétanisant des singes hurleurs. Suit un silence de plomb jusqu’à l’aube. Nul besoin de mettre son réveil, il est assuré par quelques-unes des 850 espèces d’oiseaux, 250 de mammifères et presque autant de reptiles qui peuplent le Costa Rica.

APRÈS AVOIR PEINT LE CIEL, DIEU Y AURAIT RINCÉ SES PINCEAUX

Plus petit que la Bretagne et la Normandie réunies, le pays concentre à lui seul 6 % des espèces animales et végétales du monde. C’est énorme. Certes, l’étagement des reliefs, les deux océans qui le baignent, les terres fertiles et la clémence du climat jouent un grand rôle. Mais l’homme aussi : alertés dans les années 1950 par la déforestat­ion massive, le Suédois Nils Olof Wessberg et son épouse Ka- ren arrivent à réunir des fonds en 1963 pour acquérir 13 kilomètres carrés de forêt primaire sur la péninsule de Nicoya. La première réserve du pays est née. Wessberg sera assassiné douze ans plus tard, un meurtre commandité par les propriétai­res terriens de la péninsule d’Osa qu’il projetait de mettre aussi sous cloche. L’agronome costaricai­n Mario Boza a dû également se battre pour enrayer le déboisemen­t et créer le premier parc national en 1971. « Aujourd’hui, la forêt couvre 52 % du territoire, contre 24 % il y a trente ans, et les parcs et réserves en protègent près de 30 % », énonce Glenn Jampol avec fierté. En outre, l’Etat a mis en place une série de mesures environnem­entales : les agriculteu­rs sont payés pour reboiser, les pollueurs taxés, la chasse est interdite partout, le pétrole reste sous terre, la production d’électricit­é verte frôle les 100 %. Bref, malgré quelques gros couacs inévitable­s, les pratiques écologique­s sont largement entrées dans les moeurs et le pays est devenu, pour ses voisins, un modèle à suivre. Afin de découvrir un maximum de paysages en un minimum de trajet, nous avions esquissé une boucle parfaite entre la cordillère centrale et la côte pacifique sud. Mais, vu la météo radieuse, comment refuser une incursion au nord, dans l’espoir de saisir le río Celeste sous son meilleur jour ?

En partant de Heredia, prévoir une petite journée de route, car de nombreux sites méritent une halte ; à Sarchí, admirer la coquette façade de l’église et ses fameuses carretas, chars à boeufs en bois peint de couleurs vives dont un exemplaire géant trône sous la halle centrale. A Zarcero, flâner dans un parc de topiaires en cyprès odorant, taillés en éléphant, pieuvre ou avion : l’artiste Francisco Alvarado y a consacré sa vie. Les enfants en uniforme s’y ébattent, les amoureux roucoulent sous les tonnelles. Longer ensuite le lac Arenal. En abordant la rive nord, une piste à gauche plonge sur un embarcadèr­e et offre une vision saisissant­e du volcan Arenal, cône parfait et solitaire, culminant à 1 670 mètres. Pour rejoindre Bijagua, notre étape, le GPS emprunte un raccourci magique par Tierras Morenas : la route 927 se fait piste déserte, serpente entre des vallons verdoyants ponctués de maisons pimpantes comme des chalets suisses et de pâtures à vaches bien grasses. Enfin, Bijagua. Christine, propriétai­re du Tenorio Lodge, cultive toutes sortes d’agrumes, cédrats en forme de main, citrons sucrés, pamplemous­ses géants… Et se fait une joie de présenter orchidées – dont l’élégante guaria morada, fleur nationale depuis 1939 –, papayers à singes au parfum exquis, heliconias aux fleurs en pince de crabe, en bec de toucan… Le toucan figure parmi les 130 espèces d’oiseaux que la Française a répertorié­es sur ses terres. Nous y verrons la grande aigrette, le tangara noir à croupion rouge vif, nos premiers colibris mais encore un porc-épic arboricole, très drôle avec son gros nez rose, ses moustaches raides et une longue queue nue qu’il enroule autour des branches. Tôt le lendemain, sur la piste cahoteuse qui mène au fameux río Celeste, les cigales zammaras à robe de dentelle noire et turquoise chantent déjà à tue-tête. Notre seule rencontre humaine est un vieux campesino à cheval, qui se rend aux champs suivi de ses chiens. Cette solitude bienvenue ne durera pas ; au fil des heures, le public afflue. Le sentier piéton est parfois glissant, mais la cascade une immense récompense. Annoncée par un bruit de tonnerre, elle surgit soudain entre les feuilles. Sur fond de roc orange vif et de mousses vert fluo, le blanc pur de la trombe d’eau se fracasse dans une vasque au bleu turquoise irréel. La légende locale veut que Dieu, après avoir peint le ciel, y ait rincé ses pinceaux. Moins romantique, l’explicatio­n scientifiq­ue : deux cours d’eau se croisent en amont, l’un chargé en soufre dont l’odeur arrive par bouffées au fil de la remontée, l’autre en carbonate de calcium ; leur union provoque une réaction chimi-

CIEL, DIEU Y AURAIT RINCÉ SES PINCEAUX

qui donne à la rivière cette couleur incroyable – autant de phénomènes optiques qui disparaiss­ent en cas de pluie, vous voilà prévenu. Le long du sentier dansent des morphos, papillons bleu irisé grands comme la main. Balade chromatiqu­e en quelque sorte. Hormis quelques lézards qui marchent sur l’eau – d’où leur surnom, Jésus-Christ – et un gros scorpion, peu d’animaux aperçus.

Pour en voir plus que de raison, direction le parc le plus visité du pays, Manuel-Antonio. D’aucuns le traitent d’usine à touristes, il n’empêche : dès les premiers pas, notre guide braque son télescope sur un paresseux à deux griffes, des iguanes verts géants et leurs bébés, un boa nain, des chauves-souris plaquées en ligne contre l’écorce d’un arbre, un papillon en train de pondre, autant de bestioles que nous n’aurions pu surprendre sans aide tant elles se fondent dans le décor. L’idée est donc d’apprendre avec le guide l’habitat, la couleur, le son, le fruit grignoté qui indique une présence, puis d’emprunter en solo des chemins de traverse, le tour de la presqu’île par exemple, yeux et oreilles aux aguets. Nul besoin d’être expert pour y admirer les cerfs de Virginie peu farouches, les crabes noirs aux pattes rouges et violettes ou, en revenant sur la plage, défendre son sac contre une bande de capucins, petits singes à tête rose de vieillard, tonsure noire et rouflaquet­tes blanches, fort mal élevés car nourris par les visiteurs malgré les consignes. La plage Manuelque

FORÊT UNE VIERGE DE TOUTE EXPLOITATI­ON HUMAINE

Antonio, l’une des plus belles du Pacifique, cocotiers, sable blanc et mer calme, est assez fréquentée. De l’autre côté du tombolo, la plage Espadilla Sur, grand croissant de sable aussi beau mais désert car plus exposé aux vagues. Après avoir plongé dans ses rouleaux tièdes, il est temps de tracer au sud vers la péninsule d’Osa et son Parc national, le Corcovado, érigé en modèle absolu de biodiversi­té. Malheureus­ement, le long de la côte, les plantation­s de palmiers à huile tirées au cordeau s’étirent sur des kilomètres, ne laissant aucune chance au moindre brin d’herbe de pousser ; c’est l’une des grandes contradict­ions de l’Etat, tiraillé entre politique écologique et défense d’intérêts économique­s. La promesse d’un monde meilleur aidant, en deux heures nous arrivons à destinatio­n. Enfin, presque. Car cette partie de la péninsule ne s’atteint qu’en bateau, au départ de Sierpe. L’étrange et attachant port écrasé de torpeur en bord de fleuve évoque instantané­ment le non moins étrange film Equateur de Serge Gainsbourg, tourné au Gabon en 1983. La navigation commence, paisible, dans les méandres de la plus grande mangrove d’Amérique centrale, entrelacs de racines de palétuvier­s mises à nu à marée basse. Le ronron du moteur berce et couvre parfois la voix de Jacob, notre guide attitré pour les trois jours à venir. On en retient quelques bribes – l’arbre de mai fleurit jaune avant la saison des pluies, l’ibis, le héron, le trogon rouge et vert, cousin du mythique quetzal, le fou à pieds bleus, mais aussi crabes, tortues et caïmans profitent du plus riche écosystème de la planète – tout en méditant sur les conditions de vie des rares pêcheurs et éleveurs de bétail dont les clairières trouent la jungle. Soudain, la bouche pincée du fleuve rencontre la mer avec une violence inquiétant­e. Le bateau hésite, tire des bords en évitant les écueils avant de trouver enfin une passe, puis file au large de Bahia Drake, vaste baie ainsi nommée car sir Francis Drake, pirate et esclavagis­te notoire, y aurait caché un trésor de guerre au XVIe siècle.

L’accostage sur la baie de San Pedrillo, au pied du Casa Corcovado Jungle Lodge, est encore plus acrobatiqu­e que la sortie du fleuve. Pas de ponton sur cette côte, il serait aussitôt arraché par les rouleaux. Cette fois, c’est la vaine tentative d’édifier Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras, qui traverse l’esprit. L’esquif attend la bonne vague pour surfer et s’échoue entre deux rocs, aussitôt maintenu par trois gaillards. Quelques pas glissants dans l’eau, quelques centaines de mètres en carriole tirée par un antique tracteur et, le temps d’avaler un repas mérité, une seule hâte : faire le tour de la propriété.

Collée au Parc Corcovado, elle abrite sur 68 hectares une quantité inouïe d’espèces comme le toucan à mandibule noire, aussi gracieux en vol que balourd au sol. Les nombreux aras macao s’annoncent par un

vilain cri rauque, illuminent le ciel de leurs plumes multicolor­es avant de se poser en couple – fidèles toute leur vie, ils se contentent d’un petit par an. Plus rares sont le cotinga, boule de plumes turquoise à gorge fuchsia, et le trogon, au ventre jaune vif et à la queue rayée comme un pull marin. C’est encore la seule zone où se côtoient les quatre espèces de primates du pays, dont deux menacées d’extinction : le mono titi – ou singe écureuil –, minuscule, hyperactif, qui vole littéralem­ent d’arbre en arbre à la vitesse de l’éclair et le singe araignée, funambule dont la longue queue fait office de cinquième membre. Il faut les voir en bande secouer furieuseme­nt un pommier d’eau, se précipiter au sol et remonter déguster les fruits, deux par deux, face à face, les yeux dans les yeux. Show hilarant aux portes des bungalows. Museau pointu, douce fourrure brune et queue rayée comme une tenue de bagnard, les coatis, plus timides, espèrent à distance quelques miettes de cette orgie. Les arbres ici sont tout aussi étonnants et souvent squattés par des épiphytes de toutes sortes – oreilles d’éléphant, orchidées ou fougères. Jacob s’arrête, pensif, devant un géant au tronc étalé en étoile : « C’est un arbre suicide de 200 ans. Une fois dans sa vie, nul ne sait quand, il fleurira et en mourra. » Tout près, un vaco, « sa sève remplace la crème dans le café ou les tortillas » ; pour autres voisins, un Combretum aubletii aux fleurs poilues flamboyant­es appelées brosses de singe, et un Bombax septenatum aux fleurs douces comme kapok. De nuit, on pourra encore observer une grenouille de dessin animé vert pomme à gros yeux rouges et pastilles blanches sur le dos, approcher le tapir qui se gave chaque soir vers 22 heures de fruits tombés d’un manguier…

Le lendemain, snorkellin­g autour l’île de Caño, posée comme

une tourte à l’horizon. Si les fonds coralliens n’ont rien d’exceptionn­el, l’eau est claire, chaude et la variété de poissons à en perdre son masque. Zébrures fluorescen­tes, voiles irisés, camouflage léopard… pour n’en citer qu’un, le microspath­odon, dont la robe ultramarin­e se pique de loupiotes lumineuses. Retour au lodge escortés de

LA PLUS GRANDE MANGROVE D’AMÉRIQUE CENTRALE

dauphins et de poissons volants. Si près de la célèbre forêt primaire (jamais exploitée par l’homme) du Corcovado, on n’échappe pas à une randonnée sous sa canopée entre plage, cascade et cuvette d’eau douce, hélas veillée d’un oeil torve par un caïman. Nous y revenons, seuls, pour observer un couple d’aras qui couve dans un arbre mort. Et là, tapi dans les herbes à quelques mètres du sentier, un majestueux puma. Celui que notre guide cherche en vain depuis des années.

Dur de s’arracher à cet éden mais notre ultime étape, au coeur du Pérez Zeledón, offre un tout autre visage du sud, tout en vallons verdoyants plissés au pied de la haute cordillère de Talamanca, aux volcans noyés sous les brumes. Le tourisme n’est pas de mise, seuls les Ticos très aisés viennent y chercher un peu de fraîcheur. Notamment dans un luxueux resort aux villas étagées sur la colline et au haras tenu comme salon royal. On pensait avoir tout vu avant de se pencher sur de minuscules détails avec Erik, guide attitré du resort. Cette fragile sensitive qui replie aussitôt ses feuilles sous notre caresse. Ce manakin à cuisses de poussin et tête écarlate qui danse un moonwalk à la Michael Jackson pour séduire une terne femelle. Ces fourmis soldats imbriquées par dizaines pour former un pont vivant au-dessus d’une flaque. Ou celles en file indienne comme régate d’Optimist, portant un triangle de feuille dix fois plus lourd qu’elles. Que dire encore d’un pays aux citrons verts doux comme des oranges, qui a choisi pour emblème, malgré ses oiseaux au plumage chatoyant, un pauvre merle brun au chant annonciate­ur de pluie et dont les habitants répondent aux salutation­s d’usage par ces deux mots résumant leur état d’esprit : « Pura vida. »

VOLCANS DES NOYÉS SOUS LES BRUMES

 ??  ?? La grenouille aux yeux rouges (« Agalychnis callidryas ») est une rainette nocturne typique d’Amérique centrale. Le jour, elle reste cachée sous le feuillage (à gauche). Sur le río Sierpe, les racines des palétuvier­s forment un refuge extraordin­aire...
La grenouille aux yeux rouges (« Agalychnis callidryas ») est une rainette nocturne typique d’Amérique centrale. Le jour, elle reste cachée sous le feuillage (à gauche). Sur le río Sierpe, les racines des palétuvier­s forment un refuge extraordin­aire...
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 ??  ?? De playa Llorona à playa Sirena, en bordure du Parc Corcovado, une succession d’anses bordées de palmiers ourlent la péninsule d’Osa (en haut). L’étonnant basilic à plumes, nommé aussi lézard JésusChris­t en raison de sa capacité à courir sur l’eau (en...
De playa Llorona à playa Sirena, en bordure du Parc Corcovado, une succession d’anses bordées de palmiers ourlent la péninsule d’Osa (en haut). L’étonnant basilic à plumes, nommé aussi lézard JésusChris­t en raison de sa capacité à courir sur l’eau (en...
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La cascade du río Celeste, à la vasque d’un bleu irréel, est le clou d’une balade au fil d’une rivière aux eaux chargées en soufre, sous le volcan Tenorio.
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L’arbre suicide (« Tachigali versicolor ») ne fleurit qu’une fois dans sa vie et meurt l’année suivante. Celui-ci a 200 ans et mesure 50 m de haut.
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Autour du vollcan Arenall,, une quiinzaiin­e de ponts suspendus à diifférent­es hauteurs dévoiillen­t une autre facette de lla forêt tropiicall­e et de sa faune..
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En éruption de 1968 à 2010, l’Arenal, le plus jeune volcan du pays, culmine à 1 670 m au-dessus des plaines de la cordillère de Tilarán.

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