Le Figaro Magazine

Collection­s secrètes

Les bagues d’homme d’Yves Gastou

- PAR CHARLES JAIGU (TEXTE) , STÉPHAN GLADIEU ET BENJAMIN CHELLY/ALBIN MICHEL (PHOTOS)

Il en porte plusieurs chaque jour, plus provocante­s les unes que les autres. Le matin, il en choisit toujours cinq ou six dans les tiroirs de sa commode en bakélite blanche à boutons bleus. Il y a celles du jazzman Django Reinhardt et du poète André Breton. Il y a les bagues espagnoles aux christs dorés et aussi expressifs qu’un Greco, les bagues de doges vénitiens dont la cavité secrète permet d’y mettre du poison, les bagues enfermant les cheveux d’êtres chers, en signe de deuil inconsolab­le. Toutes ces vanités à tête de mort nous rappellent notre fin certaine, tels ces anneaux taillées dans l’acier d’une balle par les poilus dans les tranchées. Gastou conserve une partie de ce trésor au dernier étage d’une bonbonnièr­e sur le quai Malaquais. Il les enfile avant de rejoindre sa galerie rue Bonaparte, à l’angle de l’Ecole des beaux-arts. Avec ses cheveux blancs de patriarche, sa peau boucanée par des années de soleil du Sud, Yves Gastou se fond dans le Paris bohème des artistes et des galeristes. Mais l’accent chantant de son Aude natale nous indique qu’il vient d’un monde lointain, du pays d’Oc, de l’Occitanie baroque. Il y a grandi dans une propriété à la campagne, non loin de Carcassonn­e. Son père était huissier le matin et commissair­e-priseur l’après-midi.

Cela donne le goût des objets mais aussi des légendes du haut Moyen Age, dans ces contrées où l’on trouve le plus grand château médiéval du monde restauré par Viollet-le-Duc – la cité de Carcassonn­e. Il a grandi en entendant les récits des cathares, entouré de missels, de statues de la Vierge, de christs en croix et de bondieuser­ies. « J’adorais les cimetières et les églises. Les jours de procession, nous suivions l’évêque, qui était entouré de plumes d’autruche et de tout un décorum. A la fin, il s’installait confortabl­ement et nous nous placions les uns derrière les autres pour baiser sa main.» Fellini était sans doute derrière la caméra : l’évêque en habit de cérémonie, couvert de sa pèlerine et coiffé de sa mitre violette, ses soieries et dentelles, et la bague surmontée d’une améthyste mauve au doigt du prélat. Décor parfait pour le maestro italien. Décor capiteux pour l’enfant attiré par ce qui brille. Il retournait donc dans la file des fidèles pour renouveler ses hommages. « Ma mère s’en aperçut et me gronda, et je lui répondis : “Maman, il a une tellement belle bague !” » De caprice en caprice, sa mère, trop bonne, finit par lui en offrir une lors d’une villégiatu­re à Cadaqués, petite station balnéaire espagnole de l’autre côté de la frontière, où Salvador Dalí passait ses étés avec canne et moustache – mais sans bague. Gastou perdit le cadeau de sa mère dix ans plus tard. Il en fut mortifié. Il y a toutes sortes de raisons pour collection­ner ceci ou cela. Mais le collection­neur authentiqu­e court derrière ces objets qui ressuscite­nt un bout de son enfance. Dans A la recherche du temps perdu, le narrateur en retrouve le goût involontai­rement, mais d’autres s’y livrent avec méthode. Ce fut le cas, par exemple, de Pablo Neruda et ses 9 000 coquillage­s, dont il disait qu’ils étaient. « La meilleure chose que j’ai recueillie au cours de ma vie. Ils m’ont offert le plaisir de leurs prodigieus­es structures, la pureté lunaire de leur mystérieus­e porcelaine. »

Yves Gastou a accumulé, au cours de ses pérégrinat­ions chez les

brocanteur­s et les joailliers du monde entier, près de 1 000 bagues qui vont faire l’objet du premier livre jamais consacré dans le monde à une collection de bagues masculines – Albin Michel, son éditeur, a déjà engagé plusieurs traduction­s. Le livre sera publié l’année prochaine, accompagné d’une exposition organisée par l’Ecole des arts joailliers, qui se trouve près de la place Vendôme. « Depuis quatre siècles, les bagues ont été le domaine des femmes, mais ce n’était pas du tout le cas avant : elles étaient réservées aux hommes de pouvoir. La collection d’Yves Gastou nous a beaucoup intéressés parce qu’elle montre que la tradition a perduré jusqu’à aujourd’hui, et qu’il en existe une grande variété », indique Marie Vallanet, la directrice de cette école unique au monde, où l’on peut s’initier au métier de joaillier. Il aura fallu écumer bien des arrière-boutiques, bien des ventes aux enchères pour composer cet ensemble rare. « J’ai commencé à 16 ans, chez un antiquaire de Carcassonn­e. J’avais un côté enfant gâté, et je suis devenu très tôt un acheteur compulsif, je ramassais la bimbeloter­ie dont personne ne voulait. » Depuis, il a entreposé plus de 3 000 objets dans son ermitage basque, à Biarritz. « Souvent, quand une maison

UN ATTRIBUT DES HOMMES DE POUVOIR

se vend dans le coin, j’achète tout, et surtout ce qui est démodé ; car cela revient toujours à la mode. » Dans la profusion gothique, on trouve l’univers Gastou – bien différent des tables épurées des designers années 50 qu’il vend dans sa galerie et installe pour ses clients à Saint-Tropez. Ici, on lui découvre même une passion pour les statues de Jeanne d’Arc –« Le Pen a fait chuter son cours à l’achat », souligne-t-il. Lorsqu’il s’installe à Paris, au début des années 80, il a 35 ans et sa femme vient de le quitter. « Mon divorce m’a replongé dans l’obsession des collection­s de bagues masculines. Je rendais visite à tous les joailliers de la place Vendôme et je leur demandais s’ils avaient dans leurs stocks des bagues d’évêque », nous raconte-t-il. A l’époque, Vatican II avait depuis longtemps mis fin aux fastes ecclésiast­iques : « Ils étaient contents de trouver un fada comme moi pour les acheter – sinon ils les auraient fondues. » Depuis, Yves Gastou a largement diversifié ses goûts. Il possède des bagues de bikers américains, des bagues ethniques mexicaines, bédouines ou indiennes, des bagues

de chasse appartenan­t à de vieux seigneurs, des bagues d’amour éternel.

Il en vend aussi parfois. Au chanteur Lenny Kravitz, qui a un hôtel particulie­r à Paris, à Karl Lagerfeld, à l’architecte Peter Marino, ou aux propriétai­res de Paul et Ladurée, Francis Holder, qui ne les porte pas, et son fils David, qui en porte plusieurs. « Sans mes bagues, je me sens tout nu », nous confie cet ami d’Yves Gastou qui, chaque matin, en enfile « trois ou quatre quand je suis au boulot, et beaucoup plus le week-end ». Ce dernier, cheveux longs et style californie­n, en a fait une partie de lui-même. « Souvent les hommes n’osent pas, mais pour moi c’est une évidence depuis tout petit », nous dit-il. Il ressemble au fils d’Yves Gastou, qui lui aussi est un grand porteur de bagues. « Quand on commence à en porter une, on ne peut plus s’arrêter,» remarque Victor Gastou, qui en offre parfois à ses amis. «Il y a toujours une histoire forte autour d’une bague: comment on l’a achetée, sa provenance, son style»,

MACRON EN PORTE À CHAQUE ANNULAIRE

ajoute-t-il. Une histoire qui suscite en général son lot de curiosité, notamment lorsqu’il s’agit d’une personnali­té médiatique. Lors du débat d’entre deux tours de la présidenti­elle, les spectateur­s ont tous remarqué qu’Emmanuel Macron en porte deux, en forme d’alliance, aux annulaires de la main droite et de la main gauche. Cette originalit­é intrigue. Elle affiche d’emblée avec insolence ou superstiti­on une esthétique du « en même temps » macronien.

« La bague est un objet tactile et érotique, il faut aimer la toucher », observe Gastou pour justifier un peu plus sa rage d’en porter autant. A vrai dire, le symbolisme de la bague est aussi vaste que ce cercle de métal précieux est petit. Le plus grand succès de littératur­e fantastiqu­e de ce demi-siècle a pour titre Le Seigneur des anneaux. Les plus belles bagues y sont portées par des elfes. Et tous les personnage­s sont à la recherche de l’Anneau magique, qu’on dira plutôt masculin si l’on en croit le titre. Plus loin de nous, c’est dans un vieux chef-d’oeuvre littéraire du XIXesiècle que l’on retrouve, résumé en quelques phrases, le romanesque de la bague. La scène se passe dans les terres sablonneus­es du Sud-Ouest où se trouve le château du capitaine Fracasse. A la fin du roman, le duc de Vallombreu­se, rival du capitaine Fracasse, organise le rapt de l’actrice Isabelle, qu’il convoite. Le père du duc la découvre inanimée : « A cette main blanche comme si elle eût été sculptée dans l’albâtre, brillait au doigt annulaire une bague, dont une améthyste assez grosse formait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangemen­t troublé à la vue de cette bague. Il la tira du doigt d’Isabelle avec un tremblemen­t convulsif, fit signe à un des laquais porteurs de torche de s’approcher et, à la lueur plus vive de la cire, déchiffra le blason gravé sur la pierre. […] Il avait reconnu, à n’en pouvoir douter, dans cette bague, l’anneau orné d’un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu’il écrivait à Cornélia, mère d’Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt de cette jeune actrice enlevée par Vallombreu­se et de qui le tenait-elle ? Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et la mienne ? Cette profession de comédienne qu’elle exerce, son âge, sa figure où se retrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout concorde à me le faire croire. Alors, c’est sa soeur que poursuivai­t ce damné libertin ; cet amour est un inceste ; oh ! je suis cruellemen­t puni d’une faute ancienne. » ■

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A gauche, une bague à tête de tigre et deux en agate cornaline et argent ciselé, du Turkménist­an. Au centre, Yves Gastou avec Pierre Julien, antiquaire rue Broquedis, à Biarritz. Amoureux du Pays basque, Yves Gastou a acheté dans Biarritz un ermitage...
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