Collections secrètes
Les bagues d’homme d’Yves Gastou
Il en porte plusieurs chaque jour, plus provocantes les unes que les autres. Le matin, il en choisit toujours cinq ou six dans les tiroirs de sa commode en bakélite blanche à boutons bleus. Il y a celles du jazzman Django Reinhardt et du poète André Breton. Il y a les bagues espagnoles aux christs dorés et aussi expressifs qu’un Greco, les bagues de doges vénitiens dont la cavité secrète permet d’y mettre du poison, les bagues enfermant les cheveux d’êtres chers, en signe de deuil inconsolable. Toutes ces vanités à tête de mort nous rappellent notre fin certaine, tels ces anneaux taillées dans l’acier d’une balle par les poilus dans les tranchées. Gastou conserve une partie de ce trésor au dernier étage d’une bonbonnière sur le quai Malaquais. Il les enfile avant de rejoindre sa galerie rue Bonaparte, à l’angle de l’Ecole des beaux-arts. Avec ses cheveux blancs de patriarche, sa peau boucanée par des années de soleil du Sud, Yves Gastou se fond dans le Paris bohème des artistes et des galeristes. Mais l’accent chantant de son Aude natale nous indique qu’il vient d’un monde lointain, du pays d’Oc, de l’Occitanie baroque. Il y a grandi dans une propriété à la campagne, non loin de Carcassonne. Son père était huissier le matin et commissaire-priseur l’après-midi.
Cela donne le goût des objets mais aussi des légendes du haut Moyen Age, dans ces contrées où l’on trouve le plus grand château médiéval du monde restauré par Viollet-le-Duc – la cité de Carcassonne. Il a grandi en entendant les récits des cathares, entouré de missels, de statues de la Vierge, de christs en croix et de bondieuseries. « J’adorais les cimetières et les églises. Les jours de procession, nous suivions l’évêque, qui était entouré de plumes d’autruche et de tout un décorum. A la fin, il s’installait confortablement et nous nous placions les uns derrière les autres pour baiser sa main.» Fellini était sans doute derrière la caméra : l’évêque en habit de cérémonie, couvert de sa pèlerine et coiffé de sa mitre violette, ses soieries et dentelles, et la bague surmontée d’une améthyste mauve au doigt du prélat. Décor parfait pour le maestro italien. Décor capiteux pour l’enfant attiré par ce qui brille. Il retournait donc dans la file des fidèles pour renouveler ses hommages. « Ma mère s’en aperçut et me gronda, et je lui répondis : “Maman, il a une tellement belle bague !” » De caprice en caprice, sa mère, trop bonne, finit par lui en offrir une lors d’une villégiature à Cadaqués, petite station balnéaire espagnole de l’autre côté de la frontière, où Salvador Dalí passait ses étés avec canne et moustache – mais sans bague. Gastou perdit le cadeau de sa mère dix ans plus tard. Il en fut mortifié. Il y a toutes sortes de raisons pour collectionner ceci ou cela. Mais le collectionneur authentique court derrière ces objets qui ressuscitent un bout de son enfance. Dans A la recherche du temps perdu, le narrateur en retrouve le goût involontairement, mais d’autres s’y livrent avec méthode. Ce fut le cas, par exemple, de Pablo Neruda et ses 9 000 coquillages, dont il disait qu’ils étaient. « La meilleure chose que j’ai recueillie au cours de ma vie. Ils m’ont offert le plaisir de leurs prodigieuses structures, la pureté lunaire de leur mystérieuse porcelaine. »
Yves Gastou a accumulé, au cours de ses pérégrinations chez les
brocanteurs et les joailliers du monde entier, près de 1 000 bagues qui vont faire l’objet du premier livre jamais consacré dans le monde à une collection de bagues masculines – Albin Michel, son éditeur, a déjà engagé plusieurs traductions. Le livre sera publié l’année prochaine, accompagné d’une exposition organisée par l’Ecole des arts joailliers, qui se trouve près de la place Vendôme. « Depuis quatre siècles, les bagues ont été le domaine des femmes, mais ce n’était pas du tout le cas avant : elles étaient réservées aux hommes de pouvoir. La collection d’Yves Gastou nous a beaucoup intéressés parce qu’elle montre que la tradition a perduré jusqu’à aujourd’hui, et qu’il en existe une grande variété », indique Marie Vallanet, la directrice de cette école unique au monde, où l’on peut s’initier au métier de joaillier. Il aura fallu écumer bien des arrière-boutiques, bien des ventes aux enchères pour composer cet ensemble rare. « J’ai commencé à 16 ans, chez un antiquaire de Carcassonne. J’avais un côté enfant gâté, et je suis devenu très tôt un acheteur compulsif, je ramassais la bimbeloterie dont personne ne voulait. » Depuis, il a entreposé plus de 3 000 objets dans son ermitage basque, à Biarritz. « Souvent, quand une maison
UN ATTRIBUT DES HOMMES DE POUVOIR
se vend dans le coin, j’achète tout, et surtout ce qui est démodé ; car cela revient toujours à la mode. » Dans la profusion gothique, on trouve l’univers Gastou – bien différent des tables épurées des designers années 50 qu’il vend dans sa galerie et installe pour ses clients à Saint-Tropez. Ici, on lui découvre même une passion pour les statues de Jeanne d’Arc –« Le Pen a fait chuter son cours à l’achat », souligne-t-il. Lorsqu’il s’installe à Paris, au début des années 80, il a 35 ans et sa femme vient de le quitter. « Mon divorce m’a replongé dans l’obsession des collections de bagues masculines. Je rendais visite à tous les joailliers de la place Vendôme et je leur demandais s’ils avaient dans leurs stocks des bagues d’évêque », nous raconte-t-il. A l’époque, Vatican II avait depuis longtemps mis fin aux fastes ecclésiastiques : « Ils étaient contents de trouver un fada comme moi pour les acheter – sinon ils les auraient fondues. » Depuis, Yves Gastou a largement diversifié ses goûts. Il possède des bagues de bikers américains, des bagues ethniques mexicaines, bédouines ou indiennes, des bagues
de chasse appartenant à de vieux seigneurs, des bagues d’amour éternel.
Il en vend aussi parfois. Au chanteur Lenny Kravitz, qui a un hôtel particulier à Paris, à Karl Lagerfeld, à l’architecte Peter Marino, ou aux propriétaires de Paul et Ladurée, Francis Holder, qui ne les porte pas, et son fils David, qui en porte plusieurs. « Sans mes bagues, je me sens tout nu », nous confie cet ami d’Yves Gastou qui, chaque matin, en enfile « trois ou quatre quand je suis au boulot, et beaucoup plus le week-end ». Ce dernier, cheveux longs et style californien, en a fait une partie de lui-même. « Souvent les hommes n’osent pas, mais pour moi c’est une évidence depuis tout petit », nous dit-il. Il ressemble au fils d’Yves Gastou, qui lui aussi est un grand porteur de bagues. « Quand on commence à en porter une, on ne peut plus s’arrêter,» remarque Victor Gastou, qui en offre parfois à ses amis. «Il y a toujours une histoire forte autour d’une bague: comment on l’a achetée, sa provenance, son style»,
MACRON EN PORTE À CHAQUE ANNULAIRE
ajoute-t-il. Une histoire qui suscite en général son lot de curiosité, notamment lorsqu’il s’agit d’une personnalité médiatique. Lors du débat d’entre deux tours de la présidentielle, les spectateurs ont tous remarqué qu’Emmanuel Macron en porte deux, en forme d’alliance, aux annulaires de la main droite et de la main gauche. Cette originalité intrigue. Elle affiche d’emblée avec insolence ou superstition une esthétique du « en même temps » macronien.
« La bague est un objet tactile et érotique, il faut aimer la toucher », observe Gastou pour justifier un peu plus sa rage d’en porter autant. A vrai dire, le symbolisme de la bague est aussi vaste que ce cercle de métal précieux est petit. Le plus grand succès de littérature fantastique de ce demi-siècle a pour titre Le Seigneur des anneaux. Les plus belles bagues y sont portées par des elfes. Et tous les personnages sont à la recherche de l’Anneau magique, qu’on dira plutôt masculin si l’on en croit le titre. Plus loin de nous, c’est dans un vieux chef-d’oeuvre littéraire du XIXesiècle que l’on retrouve, résumé en quelques phrases, le romanesque de la bague. La scène se passe dans les terres sablonneuses du Sud-Ouest où se trouve le château du capitaine Fracasse. A la fin du roman, le duc de Vallombreuse, rival du capitaine Fracasse, organise le rapt de l’actrice Isabelle, qu’il convoite. Le père du duc la découvre inanimée : « A cette main blanche comme si elle eût été sculptée dans l’albâtre, brillait au doigt annulaire une bague, dont une améthyste assez grosse formait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangement troublé à la vue de cette bague. Il la tira du doigt d’Isabelle avec un tremblement convulsif, fit signe à un des laquais porteurs de torche de s’approcher et, à la lueur plus vive de la cire, déchiffra le blason gravé sur la pierre. […] Il avait reconnu, à n’en pouvoir douter, dans cette bague, l’anneau orné d’un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu’il écrivait à Cornélia, mère d’Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt de cette jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui le tenait-elle ? Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et la mienne ? Cette profession de comédienne qu’elle exerce, son âge, sa figure où se retrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout concorde à me le faire croire. Alors, c’est sa soeur que poursuivait ce damné libertin ; cet amour est un inceste ; oh ! je suis cruellement puni d’une faute ancienne. » ■