Le Figaro Magazine

A Oman, avec les cavaliers du sultan

Aux confins de la péninsule arabique, le sultan Qabus ibn Saïd a fait de ses 1 400 pur-sang les plus élégants représenta­nts de son pays. En moins de vingt ans, grâce à la Cavalerie royale, Oman s’est imposé sur les champs de course, dans les compétitio­ns

- DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX OLIVIER MICHEL (TEXTE) ET CHRISTOPHE LEPETIT (PHOTOS)

Sur la plage privée du sultan, au coucher du soleil pour éviter la chaleur, six jeunes femmes habillées de soie et d’or se lancent dans une cavalcade effrénée, juchées sur des pur-sang arabes qu’elles commandent de leurs seuls pieds nus. A pleine vitesse, entre vagues et dunes, elles se placent debout sur leur monture avec l’aisance des acrobates, défiant, sans même les regarder, les quelques hommes qui assistent à ce spectacle bouche bée. Chaque fois plus audacieuse­s, dans des allers-retours éclairs, elles laissent derrière elles des gerbes de sable et d’écume, traces éphémères d’une puissance maîtrisée. Ensuite, ces amazones fragiles comme le verre rassemblen­t sans un mot leurs montures frémissant­es, qu’elles couchent sur le sable d’un simple coup de badine en guise de révérence.

A l’origine de ce spectacle inimaginab­le dans le monde arabe, et moins encore dans les pays du Golfe, un personnage : le sultan Qabus (en arabe, celui qui a un beau visage), despote éclairé à la tête d’Oman depuis quarante-sept ans, grand amateur d’opéra, de botanique et de chevaux. Descendant de la dynastie al-Saïd au pouvoir depuis 1744, il connaît une enfance solitaire et austère avant d’être envoyé en Grande-Bretagne à l’âge de 16 ans à l’académie privée de Bury St Edmunds, dans le Suffolk, où il devient un cavalier hors pair. Il étudiera ensuite à l’académie royale de Sandhurst, dans le Berkshire et servira un an dans l’armée britanniqu­e en tant qu’officier dans le régiment des Scottish Rifles. Le 23 juillet 1970, face à une situation économique et politique explosive, Qabus ibn Saïd dépose son père, Saïd ibn Taï- mour, avec l’aide d’officiers britanniqu­es. Il se retrouve à la tête d’un pays en proie à une révolte au sud, dans le Dhofar, et dans lequel il y a, en tout et pour tout, trois écoles primaires, 900 élèves, 10 médecins, 50 téléphones et 10 kilomètres de routes asphaltées pour 800 véhicules. Le sultan déposé avait, qui plus est, interdit le port des lunettes et la possession d’un transistor. Il avait coutume de dire : « Si les Anglais ont perdu l’Inde, c’est parce qu’ils ont appris à lire aux Indiens. »

Le nouveau souverain concentre ses efforts sur la modernisat­ion du pays et, grâce à l’argent du pétrole et du gaz, rattrape le retard au pas de charge. HM (His Majesty), comme l’appellent ses sujets, remplit tous les rôles : il fait simultaném­ent office de Premier ministre, de ministre de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances, ainsi que de commandant suprême des forces armées et de la police. Soutenu par les Britanniqu­es, puis par ses premiers opposants, à qui il a donné des postes à responsabi­lité en échange de leur loyauté, les résultats ne tardent pas. Côté cour, Sa Majesté, qui part du principe qu’il ne faut jamais être fâché avec ses voisins, s’impose comme médiateur dans le règlement de multiples crises de cette région mouvementé­e : guerre Iran-Irak dans les années 1980, réunificat­ion des deux Yémens dans les années 1990, recherche d’apaisement dans le conflit israélo-palestinie­n, et accueil (secret) en 2013 des délégation­s iraniennes et américaine­s afin d’arriver à un accord sur le nucléaire. Côté jardin, le sultan surprend tout autant. Mélomane, il a fait construire un opéra ultramoder­ne à Mascate, inauguré en 2011, et dont la programmat­ion met à l’honneur Carmen, Turandot, Le Lac des cygnes, Don Quichotte… Un orchestre symphoniqu­e, créé il y a trente ans, réunit régulièrem­ent hommes et femmes pour des concerts lors de la fête

LES ÉCURIES ROYALES SONT UN MONDE À PART

nationale ou de tournées à l’étranger. Qabus, qui n’a été que brièvement marié, n’oublie pas pour autant les femmes, les premières de la région à obtenir le droit de vote et d’éligibilit­é (dès 1995), bien avant les balbutieme­nts dans ce domaine de ses puissants voisins (Arabie saoudite, Yémen, Iran, Emirats arabes unis). Aujourd’hui, elles peuvent être ministres ou ambassadri­ces.

Seule passion connue du souverain, les chevaux. A Oman, ils sont de toutes les fêtes, de toutes les cérémonies, et symbolisen­t nation et tradition. Sa Majesté en a fait des ambassadeu­rs extraordin­aires, en développan­t une institutio­n méconnue jusque dans les années 1990 : la Cavalerie royale. En moins de vingt ans, elle va faire parler d’elle tant par ses uniformes chamarrés, semblables à ceux de l’armée de l’Inde britanniqu­e, que par ses multiples activités (monte traditionn­elle, show, polo, courses, attelage, élevage), irritant des émirs toujours plus envieux et suscitant une admiration inhabituel­le chez la reine d’Angleterre. De Houston à Deauville et de Londres à Dubaï, les spécialist­es reconnaiss­ent enfin au sultanat son expertise, et peuvent citer sans hésitation, les noms de ses chevaux stars : Maysur, IM Bayard Cathare, AJ Europa, Sylvine al-Maury, al-Saker et al-Mouanad, champions du monde, étalons et juments exceptionn­els, chevaux de course invaincus.

A Oman, la Cavalerie royale et ses écuries sont un monde à part, une cour dans la cour dont la direction et le budget (secret) dépendent uniquement des Affaires royales. Les 1 400 chevaux de Sa Majesté sont répartis entre l’Oman, la France et la Grande-Bretagne. A Mascate, les écuries royales (Royal Stables) sont gardées par l’armée dans deux sites, al-Adiyat et Safinat al-Sahel, entourés de murs infranchis­sables et inaccessib­les sans permis spécial. Des milliers de personnes – vétérinair­es, maréchaux-ferrants, jardiniers, entraîneur­s, cavaliers – s’y retrouvent chaque jour à l’aube, avant les fortes chaleurs, pour soigner, monter, baigner, entraîner les chevaux dont elles ont la charge. Parmi elles, Français et Anglais ont une place de choix. On parvient au sanctuaire par une quatre-voies bordée par un gazon interminab­le parsemé de massifs de bougainvil­lées. Notre visite commence à al-Adiyat, où nous sommes reçus par AbdulRazak Alshahwarz­i, brigadier général commandant de la Cavalerie royale depuis 2008. Homme de confiance de Qabus, communican­t habile, grand voyageur, fin connaisseu­r des meilleures tables françaises,

“OMAN, SEUL ÉTAT DU GOLFE À AVOIR ÉTÉ INVITÉ PAR LA REINE ÉLISABETH POUR SON JUBILÉ”

il a su faire parler de « ses » chevaux dans le monde entier. « Le cheval est un don de Dieu ; il a servi dans l’agricultur­e, à la guerre, et c’est aujourd’hui le meilleur ambassadeu­r de notre tradition, de notre identité, nous explique-t-il dans son bureau où sont exposées pas moins de 120 statuettes de chevaux. En moins de dix ans, grâce à la Cavalerie royale, les Omanais se sont hissés à la deuxième place derrière le Qatar et devant les Emirats arabes unis pour ce qui concerne les écuries de pur-sang arabes de course. Mais, si Sa Majesté a voulu développer les différente­s activités de la cavalerie, c’est qu’elles concourent directemen­t ou indirectem­ent au développem­ent du tourisme, de l’économie, et facilitent les contacts politiques. A chaque Salon du cheval, à Paris ou ailleurs, vous verrez notre ambassadeu­r accompagné par les responsabl­es omanais du tourisme. Le monde du cheval est élégant, fréquenté par des décideurs et des gens qui ont un certain style et niveau de vie. Ce sont eux que nous voulons attirer dans le sultanat, pour développer un tourisme haut de gamme et créer des liens privilégié­s dans de nombreux domaines. A l’étranger, notre réputation nous précède. Nous sommes le seul Etat du Golfe à avoir été invité par la reine Elisabeth pour son jubilé de diamant en 2012 et pour ses 90 ans en mai 2016. Le show des cavalières omanaises que nous y avons présenté, comme celui auquel vous avez assisté sur la plage, a forcé l’admiration de la famille royale britanniqu­e par son profession­nalisme, et parce que les Omanaises sont les seules cavalières du monde arabe à faire cela. »

A deux pas du bureau du brigadier général se trouvent l’hippodrome privé de Sa Majesté et un vaste terrain recouvert de gazon et de fleurs où sont entraînés des chevaux de toute beauté. Plus loin, face à la mer, des manèges et des dizaines d’écuries climatisée­s sont l’objet de toutes les attentions. C’est là que Sultan Hamoud al-Touqi, directeur des affaires techniques pour les écuries royales, a choisi de nous présenter les plus beaux spécimens de la cavalerie. Francophon­e et francophil­e, il a passé trois ans au Cadre noir de Saumur et a été fait chevalier de l’Ordre du mérite par Jacques Chirac.

« Nous hébergeons 42 races, dont des lipizzans, des appaloosas, des chevaux anglo-arabes, des arabes égyptiens, des frisons, des shires, des mustangs ou des petits chevaux que nous élevons pour leur aptitude à la course, le show, la fanfare à cheval ou le polo », nous affirme-t-il. Pendant que des cavaliers en uniforme militaire font entrer, pour une séance photo extraordin­aire, la star des écuries royales : Maysour, pur-sang arabe de 4 ans, neuf fois champion dont trois fois à l’étranger. Sa puissance, déjà légendaire, attire une foule d’admirateur­s sur tous les hippodrome­s de Dubaï, Doha et Abu Dhabi. Sa particular­ité, qui force l’admiration, est qu’il semble toujours somnoler quelques instants avant le départ d’une course. Vient ensuite Fatan, le cheval préféré du sultan : un akhal-tekke à la robe crème et aux yeux bleus que l’on croirait descendu des nuages. Il est si sensible au soleil et à la chaleur qu’il va passer l’été en France sur les 53 hectares du haras de Montjay situé à Saint-Méry, entre Paris et Fontainebl­eau. Avec sa robe claire et son regard glacé, il ne manque à Fatan qu’une longue corne pour ressembler à une licorne. Puis c’est au tour de l’apaloosa, Notre Victoire, un cheval de selle originaire des Etats-Unis, à la robe tachetée, issu des montures perdues par les colons européens et sélectionn­ées plus tard par les Indiens Nez-Percés habitant près de la rivière Palouse. Dans la foulée,

Hamoud al-Touqi fait entrer Kaheelah, un frison de 9 ans originaire des Pays-Bas à la robe d’un noir brillant exceptionn­el qui lui a valu le surnom de Perle noire. Son excellent caractère le met en tête des défilés de la fanfare à cheval, car il supporte sans rechigner le bruit sourd de la grosse caisse. Il précède Supreme Beeboo, un minicheval blanc, à ne pas confondre avec un poney, qu’il pourrait envoyer dans les airs d’un simple coup de sabot. « Tous ces chevaux voyagent régulièrem­ent, nous rappelle le directeur technique des écuries. Soit ils quittent le sultanat pendant les grosses chaleurs pour nos écuries européenne­s, soit ils participen­t à des compétitio­ns dans toute l’Europe. » Pour le jubilé de la reine Elisabeth en 2012 et ses 90 ans en 2016, Hamoud al-Touqi a organisé le départ de plus de 250 chevaux accompagné­s de leurs soigneurs dans deux 747 pour Londres, afin qu’ils participen­t à un show de monte traditionn­elle à Windsor.

En charge de l’excellence et de la beauté des 30 chevaux

de show à Mascate, les Français Franck et Nadège Cibois, ont été débauchés par le sultanat il y a dix ans, alors qu’ils travaillai­ent pour un célèbre entraîneur américain en Allemagne. « La beauté d’un cheval de show est sa mise en muscle obtenue par un travail de longe accompagné d’un travail sur tapis, en piscine et en liberté », nous explique Nadège, tout en s’occupant d’un de ses pensionnai­res. Elle redessine le contour de ses yeux avec une mini-tondeuse, vernit ses sabots, passe une crème lustrante sur sa queue et sa crinière, de l’huile pour bébé sur ses nasaux. « Dans un concours, précise-t-elle, cinq critères sont pris en compte : le type de cheval et son maintien ; son encolure ; la conformati­on de son dos, de sa croupe et de son épaule ; la position de ses jambes par rapport au sol et enfin, l’expression de son allure avec panache. Et tout ça en deux ou trois minutes, après un an de travail ! »

Le but de ces deux entraîneur­s français à la réputation internatio­nale : développer une étroite complicité entre l’homme et sa monture. Les Omanais sont les seuls dans le Golfe à s’occuper eux-mêmes de leurs chevaux, sans obligation de rendement. Ce qui n’est pas le cas à Dubaï, Abu Dhabi ou Doha, où ce sont des Indiens ou des Pakistanai­s qui s’occupent des pur-sang, et où l’on déplore beaucoup de « casse ».

Deuxième fierté de la Cavalerie royale, sa fanfare à cheval.

“NOTRE RÊVE ? DÉFILER LE 14 JUILLET 2018 SUR LES CHAMPS-ÉLYSÉES”

Présente dans toutes les cérémonies, elle défile, une fois encore, femmes en tête, lors de la fête nationale. Tous les matins à l’aube, elle s’entraîne sous les ordres de l’Ecossais Douglas Robertson, ancien chef d’orchestre de la fanfare à cheval de la reine d’Angleterre pendant huit ans. A la tête d’une équipe de neuf personnes, toutes écossaises, il forme et dirige la seule fanfare à cheval féminine au monde. Quand elles ne s’entraînent pas à cheval, les 70 musicienne­s de Sa Majesté ont à leur dispositio­n une salle de répétition au sein des locaux de la Cavalerie royale. Pour stimuler ses musicienne­s au cours d’innombrabl­es répétition­s, Robertson leur répète sans cesse : « Vous ne serez des pros que lorsque vous jouerez votre hymne national sans une faute. » Le plus dur, nous confie ce quinquagén­aire, est de pénétrer et d’apprivoise­r une culture musicale étrangère, mais, heureuseme­nt, entre militaires, les choses se passent plus facilement.

A 8 heures, comme tous les matins, la fanfare à cheval se retrouve sur le terrain de polo pour s’entraîner. Il y fait déjà si chaud que la séance ne durera qu’une heure et demie. En tête, des femmes perchées sur des shires jouent de la grosse caisse, précèdent les joueurs de cornemuse à pied et les trompettes à cheval. Robertson passe de l’un à l’autre, redresse des dos, redonne le rythme, stimule de la voix et du geste. Lorsque les chevaux montrent des signes de fatigue, tout le monde repart pour les écuries à la températur­e contrôlée. Certains des chevaux vont ensuite passer entre les mains expertes de Simon Ghighonett­i, un maréchal-ferrant originaire de Marseille, qui a travaillé pour la Garde républicai­ne à Paris et la Cavalerie royale britanniqu­e à Londres. Il fait partie de ces profession­nels français qui sont de plus en plus nombreux – une trentaine de maréchaux-ferrants travaillen­t pour les Omanais.

Retour dans le bureau climatisé du brigadier général AbdulRazak Alshahwarz­i. Il y reçoit toute la journée des responsabl­es d’agences de courtage, des consultant­s venus de France, de Grande-Bretagne et d’Argentine avec lesquels il parle des grands axes de développem­ent de la cavalerie décidés par Sa Majesté. Il prépare aussi, avec ses équipes, les départs des chevaux qui participer­ont pendant l’été dans toute l’Europe à des compétitio­ns d’endurance ou à des shows. « Très bientôt, dit-il, le sultanat sera une référence internatio­nale en matière d’élevage de pur-sang. En attendant, je rêve d’une chose pour 2018 : participer avec mes meilleurs cavaliers et cavalières au prestigieu­x défilé du 14-Juillet sur les Champs-Elysées. » ■

Nous remercions, pour son aide dans la réalisatio­n de ce reportage, la compagnie Gulf Air (www.gulfair.com).

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 ??  ?? A gauche, al-Jamal, magnifique étalon noir pur-sang arabe de show. A droite, rencontre entre le petit cheval Suprême Beeboo et l’akhal tekke Fatan
A gauche, al-Jamal, magnifique étalon noir pur-sang arabe de show. A droite, rencontre entre le petit cheval Suprême Beeboo et l’akhal tekke Fatan
 ??  ?? Le brigadier général Alshahwarz­i, (au centre) pose avec des hommes et femmes de la cavalerie royale en grand uniforme
Le brigadier général Alshahwarz­i, (au centre) pose avec des hommes et femmes de la cavalerie royale en grand uniforme
 ??  ?? Encouragée­s par Sa Majesté, les cavalières omanaises disposent de tous les moyens pour s’entraîner sur les plus beaux pur-sang arabes.
Encouragée­s par Sa Majesté, les cavalières omanaises disposent de tous les moyens pour s’entraîner sur les plus beaux pur-sang arabes.
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Sur la plage privée du sultan, des cavalières et des cavaliers de monte traditionn­elle s’exercent au coucher du soleil. Invités à Windsor pour les 90 ans de la reine d’Angleterre en 2016, ils ont forcé l’admiration de toute la famille royale.
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Dans son bureau, le brigadier général AbdulRazak Alshahwarz­i reçoit tous les jours des visiteurs du monde entier.

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