Les grands intellectuels :
Jean-Paul Sartre vs Raymond Aron, le match du siècle
Paris, 26 juin 1979. Une foule de photographes se presse à la sortie du palais de l’Elysée pour assister à une scène qui fera le tour du monde : la rencontre historique entre Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, les deux plus grands intellectuels français d’un siècle où la démocratie libérale et le marxisme se sont affrontés sans merci. Près d’eux, André Glucksmann soutient un Sartre presque aveugle, dont le visage figé sous d’épaisses lunettes contraste avec le sourire bienveillant de Raymond Aron. Les deux philosophes, qui ne s’étaient plus fréquentés depuis trente ans et s’étaient déchirés à coups de livres et d’articles viennent de se « réconcilier » quelques minutes durant pour une cause qui transcende les clivages idéologiques : les boat people, ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant le paradis socialiste vietnamien pour tenter de rejoindre le monde libre.
C’est André Glucksmann, le « nouveau philosophe » anciennement maoïste, qui a convaincu Jean-Paul Sartre d’accepter de plaider auprès du président Giscard d’Estaing la cause de ces malheureux, afin que la France leur donne l’hospitalité. Dans sa déclaration, Sartre invoque ces « droits de l’homme » qu’il avait condamnés des décennies durant pour leur caractère « bourgeois » et « formel ». Quant à Aron, il ne cache pas son émotion. « Quand j’ai serré la main de Sartre, je lui ai dit bonjour mon petit camarade et non pas vieux camarade. C’était une manière de revenir un demi-siècle en arrière […] En vérité, quand je l’ai vu aveugle,
presque paralysé, j’ai été tout simplement submergé par une immense sympathie et une immense pitié. Je ne l’avais pas vu depuis des années et j’ai eu le sentiment qu’il était mourant », écrira-t-il, évoquant leur conférence de presse commune organisée quelques jours plus tôt au Lutetia, à Paris. Sartre mourra près d’un an plus tard, le 15 avril 1980, et son cercueil sera suivi par des dizaines de milliers de Parisiens jusqu’au cimetière du Montparnasse. Ce jour-là, Aron ne perd pas seulement un adversaire intellectuel à sa mesure mais son cher « petit camarade », ainsi qu’il l’appellera tout au long d’une vie marquée par la nostalgie d’une amitié sacrifiée sur l’autel des idées.
Cette amitié qui tourna à la discorde, Aron l’a magnifiquement commentée dans ses Mémoires, où il campe le portait d’un Sartre sûr de lui et de son génie depuis le plus jeune âge
(« Il voulait égaler Hegel » !). Elle s’est nouée rue d’Ulm, à la fin des années 1920, dans ce temple de l’intelligence française qu’est l’Ecole normale supérieure. Passionnés de philosophie et de littérature, Aron et Sartre brillent de tous leurs feux au Quartier latin avec le futur romancier Paul Nizan, qui devient leur ami commun. Sartre, déjà, veut refaire le monde quand Aron tente de le décrypter. Quand Sartre respecte l’intelligence d’Aron, Aron admire Sartre. Sartre est le prodige, Aron le bon élève. Le bon élève est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1928, tandis que Sartre, qui échoue après avoir fait un devoir hors sujet, sort premier l’année suivante.
Ils sont de gauche, « naturellement ». Aron a même adhéré à la SFIO et ils admirent ensemble le philosophe pacifiste Alain, qui est le professeur d’une certaine Simone Weil, grande amie de la future femme de Raymond Aron et dont la renommée intellectuelle va aller croissant ! Dans ce très beau roman, paru en 1938, qu’est La Conspiration, Paul Nizan décrit le monde anxieux et fébrile de ces jeunes normaliens qui se croient appelés à transformer le monde depuis leur turne. Mais voilà que le monde s’assombrit. En 1930, parti étudier en Allemagne où il découvre la pensée de Husserl et de Heidegger, le jeune Aron pressent avec une formidable acuité le danger que représente le national-socialisme. Il comprend le caractère maléfique d’Hitler à une époque où Léon Blum, toujours aussi lucide, le qualifie de « petit caporal que le peuple allemand va ramener à la raison ». Sartre, de son côté, se désintéresse de la politique, qui lui semble subsidiaire en comparaison de la philosophie et de la littérature. Il soutient à distance le Front populaire tandis qu’Aron nourrit de sombres pressentiments. D’une certaine manière ils sont déjà opposés →
→ mais ne le savent pas encore. Alors qu’Aron, au lendemain de la mort de sa mère, rejoint Londres en juin 1940, Sartre poursuit ses activités littéraires dans le Paris occupé. « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation », écrit-il dans Les Lettres françaises en 1944. S’il ne faut pas interpréter cette célèbre formule de l’auteur des Mots comme une complaisance à l’égard de l’occupant, on ne peut pas ne pas y discerner une forme d’insouciance de la part d’un homme qui n’entre vraiment en politique qu’après la guerre. Avant sa conversion à la révolution, Sartre était un individualiste radical. Un anarchiste, en quelque sorte, pour qui l’homme, – cette « passion inutile » –, ne valait pas la peine qu’on lui sacrifie son talent. C’est durant son expérience de captivité en Allemagne entre juin 1940 et mars 1941 qu’il découvre les nécessités de l’action. C’est dans cette ambiance d’angoisse collective qu’il se convertit au marxisme, qu’il qualifiera plus tard de « philosophie indépassable de notre temps ». Lui, l’individualiste radical, comprend, à l’instar de Malraux et de Camus, que les hommes n’ont pas d’autre solution que de rompre leur isolement pour affronter l’oppression et la mort.
Quand, après la guerre, Aron rentre de Londres, où il a dirigé la revue La France libre, il retrouve un autre Sartre. L’état de grâce de la Libération s’achève et la guerre froide s’annonce. Les intellectuels aiguisent leurs couteaux. Aron, qui a publié avant la guerre l’Introduction à la philosophie de l’histoire, choisit son camp : celui de la démocratie libérale et de l’anticommunisme. Sartre choisit le sien : celui de l’antiaméricanisme et du soutien « critique » au PCF et à l’URSS de Staline. Leur amitié se brise sur l’autel d’une grande querelle qui débute quelques mois seulement après qu’ils ont fondé ensemble la revue Les Temps modernes. « Il n’y a de querelle qui vaille que celle de l’homme », proclame de Gaulle, que Sartre exècre et qu’il compare à Hitler lors d’une fameuse émission de Radio où il est confronté au bouillant Pierre Guillain de Bénouville, un résistant historique qui invective Sartre. Celui-ci demande à Aron, qui assiste au pugilat, de les départager. En vain. Sans abonder dans le sens de Bénouville, Aron se désolidarise de Sartre, qui en est affligé. Leur brouille commence, qui n’en finira plus de s’envenimer. Nous sommes en 1947 mais tout Aron est déjà là, dans cette première confrontation avec Sartre. La volonté de ne pas se laisser emporter par la passion et le recours à des arguments rationnels. Tout Sartre est là aussi, dans cette rhétorique manichéenne qui divise les ennemis de classe en « salauds », ces « bourgeois » qui croient que leur statut social leur est dû ou en « lâches » qui justifient le monde tel qu’il est pour ne pas avoir à agir.
Le règne de Sartre commence. Il est le gourou de SaintGermain-des-Prés. L’auteur virtuose de L’Etre et le Néant et
“JE METS MA MAIN À COUPER QU’ARON NE S’EST JAMAIS MIS EN CAUSE”
le metteur de scène comblé de Huis clos. Aron continue d’admirer son « petit camarade » mais ne cède pas à ses arguments. Il l’attaque dans la revue Liberté de l’esprit et adhère au RPF gaulliste. Un crime aux yeux de Sartre, qui fonde avec David Rousset le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), appellation pompeuse dont Aron raille l’oxymore car la révolution que prône Sartre ne peut être démocratique. Du côté de Sartre, Les Temps modernes et toute la tribu existentialiste, de Simone de Beauvoir à Juliette Gréco en passant par Claude Lanzmann et Francis Jeanson. Du côté d’Aron, Le Figaro, où il commence à écrire en 1947 et ses amis de l’université ou de l’ENA, où il enseigne. Sartre a pour lui la mode et l’air du temps, Aron, sa légitimité de professeur respecté. « Il a mis son fauteuil dans le sens de l’histoire », raille Camus à propos de Sartre. Un jugement expéditif qu’évitera toujours Aron, tandis que Sartre et ses amis le traiteront rudement.
En 1955, quand paraît L’Opium des intellectuels, dans lequel Aron démonte le caractère religieux d’une gauche sacerdotale, c’est l’hallali contre lui, du Parti communiste à
Maurice Duverger, dans Le Monde. André Frossard ironise, dans un article de soutien à Aron, sur « la cohorte para céleste de ces intellectuels de gauche que l’on trouve toujours, paraît-il, du côté des faibles, des victimes et des opprimés ». Aron se sent un peu seul face à la curée, mais il n’en a cure. « Monsieur Duverger enseigne avec Jean-Paul Sartre que le service des victimes et des opprimés exige que l’on se taise sur les camps russes et que l’on dénonce au contraire sans relâche la domination du capitalisme sur la France : l’amour de la vérité requiert, on le voit, la pratique du mensonge par omission », écrit-il. On n’en finirait plus d’égrener les aberrations de Sartre et de Beauvoir dans les années 1960, depuis la fameuse formule de Sartre « un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là » à cette sentence de Beauvoir digne de Bouvard et Pécuchet de Flaubert qu’affectionnait tant l’auteur de
L’Idiot de la famille : « La vérité est une, l’erreur multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme » (sic). Fabuleux hommage de la vertu totalitaire aux vices de la liberté d’opinion ! Mais c’est en Mai 68 que leur non-dialogue, car Sartre n’a jamais fait que monologuer, atteint son paroxysme. Après un moment de sympathie pour le carnaval étudiant, Aron est sans pitié pour ce qu’il appelle la contagion pseudo-révolutionnaire. Sartre, ayant l’impression de vivre un bain de jouvence, se déchaîne contre Aron, qui publie La Révolution introuvable. Après avoir affirmé que le discours de De Gaulle du 30 mai, où celui-ci appelle à la formation de comités de défense de la République (CDR), constituait un appel au meurtre, il écrit dans Le Nouvel Observateur du 19 juin : « Je mets ma main à couper qu’Aron ne s’est jamais mis en cause et c’est pour cela qu’il est, à mes yeux, indigne d’être professeur. Il faut, maintenant que la France entière a vu de Gaulle tout nu, que la France entière pût regarder Aron tout nu. » De son côté, Aron garde son calme face à des arguments indignes que « même un démagogue de bas étage n’aurait pas utilisé ».
Il fustige « l’indifférence de Sartre à la vérité quand la colère l’emporte », ce qui est sans doute le pire reproche que l’on puisse faire à un philosophe.
En réalité, malgré le déclin du gaullisme et la toute-puissance du gauchisme culturel, Aron est en passe de gagner la bataille des idées. Le vrai non-conformiste des années 1960 n’était pas Sartre, qui avait presque toute l’intelligentsia derrière lui, c’était Aron. En 1975, Bernard-Henri Lévy, Maurice Clavel et André Glucksmann, qui fut le compagnon de Sartre durant sa jeunesse maoïste puis l’élève d’Aron, lui donnent raison à travers leur soutien inconditionnel à Soljenitsyne. Ceux que l’on appelle les « nouveaux philosophes » n’existeraient tout simplement pas sans son oeuvre. Ni Michel Foucault qui dialoguera avec Aron, qu’il respectait, ni Claude Lévi-Strauss, qui l’estimait hautement, ni Marcel Gauchet ne sont passés par la case Sartre, dont la pensée n’a plus prise sur le débat philosophique en France. Surtout depuis que le structuralisme, notamment à travers l’oeuvre de LéviStrauss, en révisant à la baisse le rôle de la liberté humaine dans l’Histoire, a détrôné la chapelle existentialiste. Il n’empêche : honneur au vaincu. Dans ses Mémoires,
Raymond Aron rend un hommage magnanime à l’ancien ami dont l’oeuvre littéraire et philosophique, qu’il situe plus haut que la sienne, restera. Mais il fait un sort à la sotte formule selon laquelle « il fallait mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». L’ultime salut d’une intelligence aussi magistrale que libre envers le cher « petit camarade » qui s’est trompé avec une remarquable constance, même s’il l’a fait avec une virtuosité et un brio à peu près insurpassables.
* Ecrivain et journaliste, spécialiste du mouvement des idées, Paul-François Paoli est notamment l’auteur de Quand la gauche agonise (Editions du Rocher) et de Malaise de l’Occident (PGDR Editions). La semaine prochaine : Albert Camus/Albert Camus.
“L’INDIFFÉRENCE DE SARTRE À LA VÉRITÉ QUAND LA COLÈRE L’EMPORTE”