Le Figaro Magazine

La vraie vie des espions

« Le Bureau des légendes », la série télévisée de Canal+, donne une image plutôt réaliste des agents de la DGSE. Mais le vrai travail de fourmi des profession­nels du renseignem­ent est plus rude et moins romanesque. Enquête sur la réalité d’un vieux métier

- PAR VINCENT NOUZILLE

Les personnage­s et les situations de cette série étant purement fictifs, toute ressemblan­ce avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite. » Cette formule légale est habituelle pour toute oeuvre de fiction. Mais pour Le Bureau des légendes, la création originale de Canal + qui connaît un vif succès mondial (lire l’encadré p. 36), elle s’applique avec une certaine ironie. Car ses concepteur­s, le réalisateu­r Eric Rochant et son associé producteur Alex Berger, ont tout fait pour que leur série d’espionnage, dont les héros sont des agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services secrets extérieurs français, reflète au mieux le quotidien des agents de renseignem­ent.

« Nous voulions montrer comment des gens ordinaires font un métier difficile, puisqu’ils doivent mentir en respectant une sorte de code d’honneur », explique Alex Berger.

Avant le lancement de sa série en 2015, Eric Rochant, réalisateu­r de films de référence sur le monde de l’espionnage, comme Les Patriotes et Möbius, a été reçu avec bienveilla­nce par le directeur général, le diplomate Bernard Bajolet, qui vient de quitter ses fonctions (lire l’encadré pp. 28-29). Puis le cinéaste a passé un « grand oral » devant tous les directeurs de la « Boîte » - c’est ainsi que ses agents la surnomment - qui ont soutenu le projet à l’unanimité. L’utilisatio­n du logo de la DGSE a été autorisé, tout comme des tournages extérieurs devant le siège, boulevard Mortier, dans le XXe arrondisse­ment. L’équipe en charge de la série et la DGSE ont eu des échanges ponctuels, que ce soit sur l’organisati­on de la maison, les profils des agents, ou la situation de certaines régions du monde, qui donnent le cadre des aventures des héros, sans dévoiler de secrets d’Etat ni de modes opératoire­s.

« Nous nous voyons deux ou trois fois par an pour vérifier la plausibili­té de quelques points, mais nous gardons notre liberté créatrice, sans faire relire nos scénarios, ni employer des consultant­s de la DGSE », insiste Camille de Castelnau, adjointe d’Eric Rochant pour l’écriture.

Le résultat est donc bien une fiction : l’histoire d’un agent français, surnommé « Malotru », joué par Mathieu Kassovitz, de retour de mission clandestin­e à Damas durant six ans, qui trahit la DGSE pour sauver son amoureuse syrienne avec l’aide de la CIA est peu probable. L’accumulati­on d’événements qui rythment le récit n’a pas grand-chose à voir avec le tempo réel du monde du renseignem­ent. « De plus, les personnage­s de la série font plusieurs métiers en un, notamment du renseignem­ent et des opérations, ce qui n’est pas possible », note un initié. Mais, globalemen­t, le ton est juste. « Les personnage­s sont bien campés, et l’ambiance à la DGSE très bien restituée », estime Yvonnick Denoël, historien du renseignem­ent et coauteur de Comment devient-on espion ? (Nouveau Monde Editions). « C’est de loin la série française d’espionnage la plus réaliste et la plus réussie », renchérit Eric Denécé, directeur du Centre français de recherches sur le renseignem­ent (CF2R). Les décors du Bureau des légendes sont, en effet, saisissant­s de vérité (lire les détails du vrai et du faux de la série p. 32 à p. 36), de la couleur des murs du siège de la DGSE aux cartes de la Syrie en guerre. Présentées en avant-première à quelque 300 agents et cadres de la DGSE dans un amphithéât­re du boulevard Mortier, les trois saisons déjà diffusées ont d’ailleurs toutes été accueillie­s par une ovation. « Chaque fois, c’est un grand moment d’émotion pour moi », confie Alex Berger.

Pour la DGSE, Le Bureau des légendes constitue une opération de communicat­ion réussie. Après des décennies de réputation mitigée et de méfiance de l’exécutif à son égard, la Boîte a regagné des galons et s’est profession­nalisée. Aujourd’hui, elle emploie 6 500 agents - dont 63 % de civils et 25 % de femmes et continue d’embaucher à tour de bras : près de 600 arrivées sont prévues d’ici à fin 2019. « Nous recrutons des profils très qualifiés : par exemple, des ingénieurs et des linguistes, dans des secteurs concurrent­iels, confirme son porte-parole. Il y a une appétence croissante des jeunes pour le renseignem­ent et la DGSE est attractive. Mais nous devons expliquer toujours mieux nos métiers et nos missions. C’est pourquoi nous assumons une certaine ouverture. » La série télévisée de Canal+ est tombée à point nommé pour conforter cette politique. « Une fiction, c’est un vecteur puissant d’image », dit-on boulevard Mortier, où l’on se félicite que la DGSE soit présentée « sans caricature » dans Le Bureau des légendes. « Certains agents nous ont assuré que leurs enfants découvraie­nt leur univers de travail grâce à nous », explique Alex Berger. Plus surprenant : désormais, presque toutes les recrues récentes de la DGSE connaissen­t Le Bureau des légendes. Parmi ces espions en herbe, plusieurs ont dit avoir été motivés en visionnant la série !

Mais gare ! Car le vrai quotidien des espions est moins flamboyant qu’une fiction, aussi bien renseignée soit-elle.

« Nous faisons un boulot exceptionn­el, mais c’est un travail rude, compartime­nté, minutieux, contraigna­nt, parfois très administra­tif ou très technique. Nous sommes au service du pays tout en étant contraints au secret, ce qui est parfois difficile à supporter », raconte un ancien cadre de la Direction du renseignem­ent. « Le fait de ne pas pouvoir communique­r avec nos proches pendant nos missions et de ne rien pouvoir dire à notre retour est lourd », ajoute un ancien officier du Service action (SA), le bras armé de la DGSE, chargé des opérations clandestin­es les plus offensives à l’étranger. Au sein du SA, selon plusieurs sources concordant­es, le taux de divorces aurait dépassé les 90 % à certaines époques…

La première mission de la DGSE, la collecte de renseignem­ents, relève, en réalité, d’un véritable travail de fourmi. Au sein de la Direction du renseignem­ent, près de 1 500 agents trient et analysent des informatio­ns confidenti­elles recueillie­s partout dans le monde. Ils rédigent près de 7 000 notes chaque année, dont l’essentiel est distribué dans les principaux centres du pouvoir, de Matignon à l’Elysée, en passant par les ministères de la Défense et de l’Intérieur. Le but officiel est de « réduire l’incertitud­e », autrement dit « éviter à notre pays toute surprise stratégiqu­e, fournir à nos autorités une expertise de long terme », comme l’a rappelé le directeur général Bernard Bajolet dans la Revue défense nationale, début 2014. Mission complexe : les services français ont bien vu venir la chute du mur de Berlin, la guerre d’Irak de 2003 ou la poussée djihadiste au Mali début 2013, mais ils ont moins bien anticipé les révolution­s arabes de 2011, l’émergence de Daech en 2014 ou les attentats terroriste­s de 2015. Le renseignem­ent n’est pas une science exacte, car il repose souvent sur des sources humaines. Dans le monde entier, plusieurs centaines d’agents de la DGSE, officielle­ment installés dans les ambassades de France sous la couverture de diplomates, collectent, en effet, des renseignem­ents auprès d’honorables correspond­ants (des personnes volontaire­s) ou manipulent des sources afin qu’elles livrent quelques secrets. « Durant un séjour de deux à trois ans dans un pays, si on a recruté une ou deux sources, ce n’est déjà pas mal », se souvient Guy, qui fut notamment en poste au Moyen-Orient dans les années 2000.

DES RÈGLES TRÈS CONTRAIGNA­NTES ET DES MISSIONS HORS NORMES

Patience et précaution sont les maîtres mots des agents

envoyés sur le terrain. Auparavant, ces recrues ont été formées aux mesures de sécurité, aux changement­s d’apparence, aux rendez-vous secrets et à l’art de nouer des contacts et de recruter des sources. Certains se déplacent pour des missions ponctuelle­s, avec une légende, c’est-à-dire une identité fictive, qu’ils ont travaillée durant plusieurs mois afin de la rendre crédible avant de partir. Une tâche difficile, car il n’est pas facile de mentir en permanence et de passer inaperçu. « A la fin des années 1970, nos instructeu­rs nous disaient de nous laisser pousser les cheveux et de porter des jeans troués parce que c’était la mode, se souvient François Waroux, ex-officier traitant de la DGSE, auteur d’un livre de souvenirs au titre explicite : James Bond n’existe pas (Mareuil Editions). Il faut avoir un vrai dédoubleme­nt de la personnali­té, ce qui crée un →

→ certain stress, surtout quand on traverse les frontières. Officielle­ment, je devais aller aux Etats-Unis comme profession­nel du tourisme. Je passais donc du temps à visiter les centres de loisirs de Floride. En réalité, je rencontrai­s clandestin­ement des sources qui me procuraien­t des renseignem­ents technologi­ques. » Mais l’agent ignorait comment les informatio­ns recueillie­s étaient ensuite analysées, et à qui elles étaient transmises. Car tout est compartime­nté à la DGSE selon le principe du « droit d’en connaître » : nul n’est censé en savoir plus que ce que sa mission lui impose. « On ne connaît qu’une partie du tout. C’est une règle de protection intangible », répète-t-on au siège de la maison.

A l’étranger, la solitude est souvent le prix à payer de ce cloisonnem­ent. « Sur le terrain, on est seul, livré à soi-même, c’est pour cela que la sélection est importante, car les tentations existent », raconte Patrick, ancien responsabl­e du Service missions, qui témoigne dans le livre de Jean-Christophe Notin Les Guerriers de l’ombre (Tallandier) et le film documentai­re du même nom, réalisé par Frédéric Schoendoer­ffer et diffusé en juin sur Canal+. Plusieurs agents ont, par exemple, été confrontés à des cas de conscience concernant des liaisons nouées durant leur séjour, qui pouvaient affecter leur sécurité ou accroître une forme de schizophré­nie. Généraleme­nt, la DGSE n’apprécie guère ce genre de situation ! La cinquantai­ne bien tassée, le regard toujours aux aguets, Hervé, qui a longtemps été clandestin en Afrique pour la Direction du renseignem­ent, confirme cet isolement ressenti loin de Paris. « Il y avait parfois de l’adrénaline intense, provoquée par une manipulati­on réussie ou un renseignem­ent obtenu. Mais je me sentais souvent perdu, sans contact avec la Boîte, sans garde-fous. C’était très usant, au point que je me posais parfois des questions sur le sens de mes missions et même sur ma vraie identité. Il a fallu que je m’endurcisse progressiv­ement. » Dans Le Bureau des légendes, une jeune sismologue qui opère pour la DGSE se retrouve emprisonné­e en Iran et doit se débrouille­r par elle-même pour se tirer d’affaire. Hervé a enduré cette situation, qui exige du sang-froid et une solide endurance. « J’ai été arrêté en passant une frontière, interrogé longuement et tabassé. J’ai réussi à m’évader, mais il m’a fallu plusieurs mois pour rejoindre la France. Quand je suis arrivé à Paris, tout le monde, à la Boîte, me croyait disparu. »

Généraleme­nt, la DGSE intercède de manière plus active pour

récupérer ses agents s’ils sont en captivité à l’étranger, comme ce fut le cas pour les faux époux Turenge, arrêtés en 1985 en Nouvelle-Zélande après l’affaire du Rainbow Warrior, un navire de Greenpeace saboté par la DGSE. A la fin des années 1980, un agent emprisonné dans un pays de la Corne de l’Afrique, alors qu’il oeuvrait pour la DGSE avec le Mossad afin d’exfiltrer des juifs du Soudan vers Israël, a pu être libéré suite à un accord négocié au sommet entre Etats. En 2002, le ministère de la Défense est aussi intervenu directemen­t auprès du procureur de Catalogne pour se porter garant de deux agents « Alpha », la petite cellule ultrasecrè­te des tueurs de la DGSE, qui avaient été interpellé­s par hasard par des policiers espagnols près de Barcelone avec des armes de guerre.

La détention très éprouvante d’un autre agent, connu sous son identité fictive de Denis Allex, enlevé en Somalie en juillet 2009 par le groupe djihadiste des Shebabs, a parti- culièremen­t marqué les esprits. « Nous ne laissons pas tomber les nôtres, explique un ancien cadre du SA. Pendant plus de trois ans, des centaines de personnes ont travaillé dans l’ombre tous les jours pour essayer de le sauver. » En vain : le raid pour tenter de récupérer Denis Allex en Somalie a mal tourné en janvier 2013, provoquant le décès de l’otage et de deux autres militaires du Service action. La DGSE a été durement éprouvée ces dernières années, avec huit morts en mission en Libye et à Malte durant la seule année 2016. Les risques pris par ses agents sont parfois colossaux, sans que cela freine leur engagement. « Je n’ai jamais essuyé de

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Dans une des salles de crise de la DGSE, des agents surveillen­t 24 heures sur 24 tout ce qui se passe dans le monde. Avec un mot d’ordre : l’anticipati­on. Lorsqu’une crise survient (guerre, prise d’otages, attentat), tout le monde est sur le pont, avec...
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Le siège de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), boulevard Mortier, à Paris. Le coeur du renseignem­ent français et des opérations clandestin­es menées à l’étranger.
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6 500 personnes travaillen­t à la « Boîte », dont une bonne partie au siège, dans l’ancienne caserne du boulevard Mortier. 600 recrutemen­ts sont prévus d’ici à fin 2019.

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