Ces animaux qui vont disparaître
C’est une galerie de portraits qui ornera bientôt les musées si nous n’y prenons garde. Dans son arche photographique, Joel Sartore a réuni les derniers spécimens d’une nature qui se meurt à petit feu. Un cri d’alarme pour sauver la Terre et les espèces q
D’ici à l’an 2100, près de la moitié des espèces animales et végétales que nous connaissons auront disparu, éradiquées de la surface de la terre. Le scénario apocalyptique d’un film de science-fiction, peignant une planète vidée de ses habitants ? Non, le compte-rendu d’une enquête scientifique menée par des chercheurs des prestigieuses universités américaines Stanford, Berkeley et Princeton, qui ont démontré que la Terre se trouve à l’aube d’une nouvelle phase de « grande extinction de masse ». Depuis près de 500 millions d’années, la vie sur terre a connu cinq âges d’extinction – dont le dernier a conduit à la disparition des dinosaures. Soixante-six millions d’années plus tard, nous sommes bel et bien entrés dans le sixième stade.
Au Nebraska, un homme s’est mis en tête d’apporter la preuve irréfutable de ce compte à rebours en constituant un véritable sanctuaire photographique qui immortalise chaque espèce en voie de disparition. Appareil en bandoulière, Joel Sartore sillonne la planète depuis plus de vingt-cinq ans au gré de ses documentaires animaliers réalisés pour le National Geographic. « Mais une fois parus, les reportages s’oublient, et les espèces continuent à disparaître dans l’indifférence. Je voulais marquer les esprits », explique le photographe. Pour cette ambitieuse entreprise, il décide de rebâtir une arche, tel un Noé des temps modernes, photographiant plus de 12 000 espèces animales en captivité. Une conservation « par l’image » inédite et fastidieuse, qui le conduit à arpenter les zoos et les réserves du monde entier et à réaliser plus de 30 000 photos par an… pour à peine une poignée de clichés conservés : « J’ai plus de doigts sur une main que de bonnes photos par an », s’amuse Joel Sartore, qui photographie ses modèles dans les mêmes conditions qu’un shooting de mode - sur fond blanc ou noir, avec un éclairage pensé pour chacun. Cette idée saugrenue lui est venue en tombant un jour sur un sympathique rat-taupe dans un zoo. Pour sublimer ce modèle particulièrement coopératif, il décide de le placer contre une planche à découper trouvée dans les cuisines du parc. Depuis, beaucoup se sont succédé devant son objectif. Le photographe est particulièrement fier d’avoir →
LA TERRE A DÉJÀ CONNU CINQ ÂGES D’EXTINCTION
→ accroché à son tableau de chasse le portrait de Nabire, l’un des derniers rhinocéros blancs vivants, saisi dans un zoo en République tchèque une semaine avant sa mort. Depuis sa disparition, il ne reste plus que trois individus qui survivent sous bonne garde dans un parc au Kenya. Même triste scénario pour Toughie, dernier membre d’une espèce rare de grenouille appelée Ecnomiohyla rabborum, capturée au Panama en 2005 et décédée dans le Jardin botanique d’Atlanta à l’âge de 12 ans.
Depuis le début de ce projet initié en 2006, plus de 6 000 espèces menacées réparties sur une quarantaine de pays se sont fait tirer le portrait par le photographe globe-trotteur. Du plus petit au plus grand, du plus remuant au plus docile. Cela donne une galerie de portraits saisissants, comme cette paire de pingouins royaux de Géorgie du Sud, dont les cous gracieux s’entremêlent comme dans une peinture animalière de Rosa Bonheur. Ou ce goura de Victoria à la crête délicate comme de la dentelle de Calais, qui se découpe graphiquement sur fond noir comme une pièce de haute couture dans un magazine de mode. Ou encore ce majestueux grand duc d’Amérique, au regard hypnotique et troublant - presque accusateur. Mais n’est-ce pas la culpabilité du spectateur impuissant qui s’exprime, soudain conscient de contempler un rescapé ? Joel Sartore n’en fait pas mystère : « Je cherche toujours à créer un face-à-face avec la personne qui regarde la photo pour la faire réagir. » But avoué : jouer sur la corde sensible du public pour qu’il s’engage dans la cause animale. « Au moins 80 % des espèces que j’ai photographiées pourraient être sauvées de l’extinction. Mais les gens ont besoin de connaître leur existence, puis de tomber amoureux d’elles pour avoir envie de les sauver. »
Une prise de conscience collective dont scientifiques et écologistes ont désespérément besoin, après des années passées à tirer la sonnette d’alarme dans un silence assourdissant. Pourtant, plus d’une centaine d’espèces disparaissent chaque jour de la planète. Sachant qu’il existerait environ 100 millions
LA FRANCE FAIT PARTIE DES DIX PAYS ABRITANT LE PLUS D’ESPÈCES MENACÉES
d’espèces animales vivantes sur la terre (selon les estimations les plus élevées), la biodiversité animale pourrait donc être détruite en moins de… mille cinq cents ans. Au banc des accusés : l’homme, qui reste le principal prédateur du règne animal. « C’est un constat difficile à faire, mais bien réel : l’extinction des espèces est principalement liée aux activités pour répondre aux besoins d’une population mondiale croissante », rappelle Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Les chercheurs ont identifié cinq principales raisons à l’érosion de la biodiversité. En tête, la destruction des habitats naturels liée à l’expansion des développements urbains, de l’agriculture, de la gestion de l’eau (barrages, canalisation des rivières, drainage des marécages, etc.) ou de la production d’énergie (comme l’exploitation minière). Vient ensuite la surexploitation des espèces, comme la surpêche et surtout le braconnage, réseau planétaire au coeur de l’un des trafics les plus lucratifs au monde, après le trafic de drogue, celui des armes et la traite des êtres humains, et qui est évalué à 20 milliards de dollars par an, selon la Cites (la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction). Un macabre business à l’origine du pire déclin subi par l’éléphant et le rhinocéros, exterminés pour servir de trophées de chasse ou de remèdes dans la médecine traditionnelle. Plus inquiétant encore : d’après les agents de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), les trafiquants spéculent désormais sur la disparition programmée de certaines espèces. Des milliers d’animaux naturalisés, des kilos de plumes, d’écailles et d’ossements seraient ainsi stockés dans les planques des receleurs, en attendant l’extinction qui leur fera prendre de la valeur…
Autre menace à la biodiversité : l’introduction d’espèces envahissantes - souvent à des fins commerciales - qui entraînent des extinctions rapides et massives ; ou encore la pollution des sols, de l’air, et surtout de l’eau et des océans, →
→ gorgés de déchets plastiques qui empoisonnent la faune marine. Enfin, le changement climatique constitue une nouvelle menace de premier ordre, entraînant de plus longues périodes de sécheresse, des inondations ou des risques d’incendie. Autant de modifications de l’espace naturel qui contraignent les espèces à s’adapter… ou à disparaître. L’exemple le plus emblématique reste sans doute celui de l’ours polaire, dont l’espace de chasse se réduit comme une peau de chagrin avec la fonte de la banquise. Si de nombreuses espèces parviennent à faire face à l’une de ces menaces, c’est souvent la combinaison de plusieurs facteurs qui leur est fatale. Rien qu’en Europe, sur les 6 256 espèces animales reconnues par l’UICN, 1 310 sont aujourd’hui menacées, soit 21 % de la faune. Selon la liste rouge de cette ONG qui sert de baromètre mondial à l’état de la planète, la France figure parmi les dix pays hébergeant le plus grand nombre d’espèces menacées au niveau mondial. Une position due en particulier à la grande richesse biologique de la zone méditerranéenne et des territoires d’outremer, où sont présentes de nombreuses espèces endémiques Aujourd’hui, 9 % des mammifères, 24 % des reptiles et 32 % des oiseaux sont menacés en métropole. « Notre pays porte donc une responsabilité majeure », rappelle Sébastien Moncorps, qui constate que beaucoup reste à faire, notamment pour enrayer les impacts de l’agriculture intensive, diminuer la pollution et répondre aux défis posés par le changement climatique.
Car l’extinction n’est pas inéluctable : grâce à la mobilisation d’ONG à travers le monde, d’initiatives locales ou étatiques, le pronostic vital de quelques espèces emblématiques comme le panda, le rhinocéros de Sumatra ou le léopard de l’Amour s’est récemment amélioré. Jadis exterminés sans pitié par un gouvernement désireux de dompter la nature sauvage, les loups ont effectué leur grand retour dans le Parc national de Yellowstone, aux Etats-Unis, où les scientifiques ont constaté que, loin d’être un péril, ils avaient réparé l’écosystème. En Afrique du Sud, qui renferme 80 % de la population mondiale de rhinocéros, des éleveurs ont mis au point une technique originale pour enrayer le braconnage : ils ont appris à décorner l’animal sans le tuer. Des grands mammifères qui font régulièrement l’objet de campagnes de sensibilisation, et auxquels on pense spontanément quand on évoque les animaux en voie d’extinction.
Mais des milliers d’autres espèces figurent sur la liste rouge de l’UICN. Plus exactement 23 900, menacées à des degrés divers, sur les 83 000 étudiées. Majoritairement des insectes, des oiseaux et des petits animaux comme les crapauds, les chauves-souris ou les rongeurs. Des spécimens moins « vendeurs », mais que le photographe Joel Sartore a cependant pris soin d’inclure dans son arche. Car ces petits êtres vivants sont tout aussi essentiels au fonctionnement et à l’avenir de la planète : « Je voulais rendre hommage à toutes les créatures, grandes ou petites, et montrer que si des espèces peuvent disparaître, la nôtre aussi. C’est dans l’intérêt de l’humanité de préserver ce qui nous entoure et de maintenir une planète en bonne santé. »
Si tout le monde s’accorde avec ce discours si souvent rabâché par les scientifiques et les défenseurs de la cause animale, sommes-nous bien conscients des enjeux qui l’entourent ? Pourquoi est-ce si grave que des espèces, a priori insignifiantes ou même inconnues, disparaissent ? Tout simplement parce que le fonctionnement des écosystèmes terrestres repose sur la diversité des formes de vie qui les composent. En d’autres termes, chaque espèce sur la planète participe d’une manière ou d’une autre au fonctionnement de l’écosystème global. Si l’une disparaît, c’est tout le fonctionnement qui est perturbé – et donc l’humanité. Le fameux effet papillon, qui marche aussi avec les abeilles, directement menacées par le recours accru aux engrais chimiques et aux pesticides. Leur déclin massif constitue une menace pour l’agriculture, et leur disparition entraînerait des pertes agricoles pouvant atteindre plusieurs centaines de milliards d’euros par an. Pis encore, la sécurité alimentaire de l’humanité ne serait plus assurée.
L’ÉQUILIBRE NATUREL DE TOUTE LA PLANÈTE POURRAIT ÊTRE BOULEVERSÉ
Alors que la nature se meurt à petit feu, se pose forcément la question de la responsabilité : inconscience, négligence des pouvoirs publics, intérêts économiques qui priment sur les préoccupations écologiques ? « Probablement la combinaison des trois », répond Olivier Hasinger, coordinateur de l’UICN, qui attire l’attention sur une donnée plus préoccupante encore : la vitesse à laquelle disparaissent les espèces, nettement supérieure à celle estimée entre les précédents épisodes d’extinction. Les populations de guépards et de lions africains ont ainsi chuté de plus de 40 % en l’espace d’une vingtaine d’années ; les orangs-outans de Bornéo ont perdu un quart de leurs effectifs ces dix dernières années. Plusieurs mammifères, qui se portaient bien il y a une ou deux décennies, sont maintenant en voie de disparition. Un véritable « anéantissement biologique », selon une étude publiée le 10 juillet dernier par des chercheurs américains et mexicains, qui estiment que nous ne disposons que de « deux ou trois décennies au maximum » pour agir. Une situation alarmante que met sous le feu des projecteurs le travail de Joel Sartore. Pour nous faire comprendre que le compte à rebours d’une nature asphyxiée a commencé. Et que les générations futures risquent de découvrir les moustiques comme nous connaissons aujourd’hui les dinosaures : dans des musées ou des bibliothèques virtuelles.
■ MANON QUÉROUIL-BRUNEEL
Les photos de « L’Arche photographique », par Joel Sartore, sont exposées en plein air jusqu’au 30 septembre au Festival photo de La Gacilly, dans le Morbihan (festivalphoto-lagacilly.com).