Les armures de samouraïs
de Jacques Garcia
C’est dans une antichambre inconnue du grand public, puisqu’elle n’est pas ouverte à la visite, que le propriétaire du château du Champ-de-Bataille a installé sa collection d’armures japonaises et d’armes orientales anciennes. Visite privée.
Dans la famille des collectionneurs, il y a l’obsessionnel, le sagace, le compulsif, ou encore le prudent. Et puis il y a Jacques Garcia, qui recouvre tous les genres à la fois. On le sait : le propriétaire du château du Champ-de-Bataille est, à lui seul, un spécimen rare entre tous, dont l’oeuvre esthétique n’est aujourd’hui plus contestable, et dont les réalisations, toujours plus folles, ambitieuses et baroques, sortent de terre avec une régularité de métronome, faisant ainsi le bonheur des revues d’architecture et des journaux de décoration. On le croit décorateur ou architecte d’intérieur (ce qu’il est), alors qu’il est aussi, et avant tout, collectionneur.
Collectionneur, donc, mais avec une précision liminaire d’importance : Jacques Garcia n’est pas du genre à accumuler les timbres-poste, pas plus qu’il ne s’amuse à ranger dans des boîtes vitrées des papillons qu’il aurait patiemment recueillis à l’aide d’un filet sur les cinq continents. Pas question pour lui de s’intéresser à l’infiniment petit, au microscopique, aux volatiles ou aux détails fanés de l’existence. On chercherait en vain le goût de la mesure d’un Paul Valéry ou le charme de la tempérance d’un Jean Giraudoux chez cet homme. Il appartient à la catégorie des caractères insatiables, dont l’équivalent littéraire se trouverait plutôt du côté de Rabelais, de Dumas père ou de Victor Hugo. Car Jacques Garcia est un ogre, mais un ogre qui, comme Valery Larbaud, ne se soucie que de beauté. Simplement, à la différence de l’auteur de Barnabooth, il l’aime quand elle est ample plus que secrète, et spectaculaire plus que retenue - mais toujours rare, bien sûr. Bref, Garcia aime le grand genre.
Un exemple parmi d’autres : lorsqu’il se décide à faire pénétrer au Champ-de-Bataille la dépouille d’un animal naturalisé ou un squelette de mammifère, ce seront ceux d’un ours polaire ou d’un crocodile plutôt qu’un coléoptère dans le formol – ou alors ceux-ci feront leur entrée par milliers, déjà épinglés dans leur cuirasse, et alignés comme à la parade afin de tapisser les vitrines d’une longue galerie faisant office de cabinet d’amateur ou de curiosités. Et, lorsqu’il fait accrocher aux murs de cette même galerie des trophées de chasse, ce seront des défenses d’éléphant ou de rhinocéros plutôt que des massacres de chevreuils ou de sangliers ! La vie observée à travers une loupe n’est vraiment pas dans la manière de cet homme, qui a pourtant la nostalgie des cours d’histoire naturelle de son enfance.
Il suffit de passer la porte de chez lui pour être saisi d’un doute profond
et d’une immense perplexité sur le principe et la définition même d’une collection. On croit, en règle générale, qu’un collectionneur est l’homme d’une passion unique, souvent insolite, parfois vaguement inutile, et, au fond, un peu étroite ou restrictive. Or, Jacques Garcia collectionne tout, et ce depuis des années - les trônes d’apparat du Grand Siècle, les bustes d’empereurs romains, les souvenirs de la famille royale de France, les porcelaines de Sèvres, les vases en porphyre, les céramiques de Théodore Deck, les bronzes du XVIIe, etc. Au bout de quelques mètres parcourus dans le grand vestibule du rez-de-chaussée du Champ-de-Bataille, on ne sait plus où donner de la tête, et l’impression s’aggrave lorsque l’on monte au premier étage, ou que l’on s’égare dans les couloirs… Pourtant, il fallait choisir, dans cet immense capharnaüm de génie qu’est cette incroyable maison, une collection, et que celle-ci soit restée plus ou moins secrète. Nous avons retenu les armures de samouraïs, qui se trouvent dans la salle d’armes. La salle d’armes est l’une des pièces les moins connues du Champ-de-Bataille, non seulement parce qu’elle ne figure pas dans le circuit habituel prévu pour les visites, mais aussi - et surtout - parce qu’elle mène aux appartements de la mère de Jacques Garcia. A ce titre, cette antichambre est réservée à un usage familial et amical. C’est l’une des pièces où le maître de maison aime, en hiver, recevoir ses invités du week-end autour d’une flambée dans la cheminée, après le dîner, ou encore en cette heure incertaine de la fin d’après-midi, qui se situe
LA SALLE D’ARMES EST UNE PIÈCE SECRÈTE
entre le rituel de la tasse de thé et la première coupe de champagne. Il est courant d’y voir un piano qui, ce jour-là, avait disparu.
En elle-même, la salle d’armes, de dimensions raisonnables, n’est pas aussi extravagante que les vestibules, galeries et autres corridors que l’on emprunte pour y parvenir : cheminée Louis XIV, dont le marbre est d’une couleur moins fastueuse que ceux des salons d’apparat ou des salles de réception, dalles de pierre calcaire au sol sagement disposées en opus romain, bibliothèques Louis XV relaquées en faux ébène, avec leurs vitrines capitonnées de taffetas de soie bleue, sièges et canapés garnis de vieux cuirs ou d’étoffes chinoises du XIXe siècle. Pourtant, il se dégage de cette pièce une atmosphère rare et précieuse, typique de celles qu’affectionnait l’impératrice Eugénie, où les siècles et les civilisations se superposent et coexistent dans une harmonie profonde mais silencieuse.
Aux murs, encadrant et surplombant les trois portes à deux battants de la pièce, des canons moghols en bronze rappellent la vocation militaire rêvée du lieu. Au-dessus de la cheminée, recouvrant le trumeau de pierre, se déploie un étendard arrière de carrosse aux armes des princes de Liechtenstein, gardé par deux armures de samouraïs du XVIIIe siècle. De chaque côté, des bombardes et canons de bronze semblent se tenir au garde-à-vous, rappelant parfois ces innombrables obus dressés vers le ciel dans les jardins du Vittoriale, cette sublime villa des bords du lac de Garde où Gabriele D’Annunzio s’était amusé, lui aussi, à créer une fantasmagorie de décoration.
Sur la tablette de la cheminée repose un canon impérial du Japon daté de 1525.
L’esprit de Mishima n’est pas loin. Celui de la famille Bonaparte non plus. Trônant au-dessus du canapé, un grand portrait du fils d’Aglaé de Balaine, amie de Joséphine de Beauharnais et fille du célèbre botaniste Michel Adanson. Partout ailleurs, des armes turques, indiennes et mogholes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que des armures et des heaumes de samouraïs qui côtoient parfois, en une rencontre aussi insolite que celle de la machine à coudre et du parapluie de Lautréamont, des casques empanachés de cuirassiers, de lanciers ou de dragons provenant en droite ligne du premier ou du second Empire.
UNE HARMONIE PROFONDE ET SILENCIEUSE
« Je tiens le goût de la collection de mon père, auprès de qui j’ai appris la poésie des objets, explique Jacques Garcia. Lorsque j’étais jeune, je n’avais pas un sou en poche, et c’était une souffrance parce que j’avais déjà les mêmes goûts qu’aujourd’hui. La différence, c’est que j’ai désormais les moyens de mes désirs, ce qui me permet de collectionner les belles choses. En somme, ayant toujours eu le goût de l’exception, je suis devenu avec le temps un collectionneur de l’exceptionnel. »
Et Jacques Garcia de citer avec volupté les 12 chefs-d’oeuvre du Champ-de-Bataille, qui vont du buste en marbre représentant Louis XV à 7 ans par Coysevox au service de Sèvres complet qui garnissait la table de Louis XVI, en passant par le vase en faïence de Nevers aux armes de France du Trianon de porcelaine, ou encore le buste en porphyre de l’empereur Othon provenant du château de Versailles. Mais il revient vite à sa philosophie de collectionneur. « Au fond, dit-il d’un air songeur, j’ai toujours, à ma manière, cherché à sauvegarder le passé. Avec le recul, je pense que cette singularité a fait ma force. Alors que tous les marchands et collectionneurs se ruaient sur l’art moderne ou contemporain, j’étais seul sur un domaine qu’ils jugeaient dépassé. »
« J’ai acquis ma première armure de samouraï lorsque j’avais 30 ans, poursuit-il. Puis, quelques années plus tard, alors que j’étais en voyage au Liban, je suis tombé sur un important lot d’armes turques anciennes, que je me suis aussitôt procuré. Quant aux fusils indiens, j’en achète depuis plus de vingt ans, lors de chacun de mes déplacements en Inde. Si bien que je me suis retrouvé un jour avec 80 fusils, 15 canons et des dizaines d’armures, de casques et de sabres de samouraïs. C’est alors que je me suis mis en quête d’une pièce pour y placer ces objets et les mettre en valeur. Cette antichambre est ainsi devenue la salle d’armes. Comme la plupart des collectionneurs, je constitue d’abord ma collection, puis je cherche un lieu pour l’y installer. »
Se sent-on prisonnier des choses lorsqu’on en possède tant, et de si belles ? Autrement dit, faut-il aliéner sa liberté pour des objets ? La réponse de Garcia fuse : « Je suis un grand collectionneur, mais je n’aime pas la possession. Car posséder est une contrainte ! Disons que je suis un homme libre enchaîné… » Voici donc un homme qui ne vit que par et pour ses collections, et les châteaux ou palais qu’il restaure avec tant d’ardeur n’ont d’autre utilité que de leur servir d’écrins… Pas de doute possible : Jacques Garcia est l’essence même du collectionneur, comme Boni de Castellane ou Robert de Montesquiou étaient l’esprit du dandysme.
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