TELS LES AVENTURIERS D’UNE ARCHE PERDUE...
Dans le dédale inextricable des canyons, dans la fraîcheur des profondeurs humides, les courbes de cette gorge étroite, ciselée par des millions d’années d’érosion, s’offrent comme au premier matin du monde au randonneur de l’extrême.
→ du tourisme, envisagé comme pare-feu. En 2016, Evrard signe un partenariat avec le spécialiste du voyage à pied Nomade Aventure et encadre une première expédition dans le Makay. Les porteurs sont recrutés dans les villages voisins, bénéficiant de retombées financières providentielles. Si les villageois prennent conscience du trésor qui s’étale à leurs pieds, peut-être penseront-ils à en prendre soin… C’est dans ce contexte, et ce décor ruiniforme monumental, que nous, les huit candidats au « Trek, l’expé 2017 », allons crapahuter durant plus de deux semaines, à raison de sept à treize heures par jour, à l’écart du monde. Grand gaillard au regard azuré et au physique d’athlète, Evrard est à la tête du cortège et nous lui emboîtons le pas pour cette traversée intégrale nord-sud suivant un itinéraire qui se révélera aussi inédit que chaotique.
Dans la lumière crue d’un beau ciel d’Afrique où plane un couple de Polyboroides radiatus (grands rapaces diurnes), la longue file indienne de nos 23 porteurs palanche chargée de sacs de riz ou de matériel de cuisine à l’épaule, s’évanouit dans les hautes graminées couleur d’or.
Dès ce premier jour de marche, notre petite troupe prend conscience que, dans ce bout du monde, les sentiers (hormis sentes des potamochères, ces cousins des sangliers) et les cartes sont inexistants. Nous nous en remettons donc à notre explorateur des temps modernes qui a troqué son fil d’Ariane contreuniPadetGoogleEarth.Penchésursatablette,ildéchiffre plus clairement les images satellitaires de ce labyrinthe minéral que M. Martin sa carte routière de la Creuse. Les ombres, les couleurs des substrats, les arêtes, cols et rivières sont pour lui autant de repères qui nous feront avancer… dans la bonne direction ! Même si le chemin le plus court pour rejoindre les portes du sud ne sera pas précisément la ligne droite. Ici, au fond des canyons, dans les lits défaits des rivières, sur les flancs des falaises, l’on s’active, nage, escalade, grimpe à la corde à noeuds. Depuis les plateaux, on descend des parois vertigineuses en rappel. On s’agrippe aux branches, aux racines. On rampe dans des boyaux sombres à la façon d’un US Marine Corps à l’entraînement.
Au deuxième jour, la nuit est tombée depuis plus de deux heures tandis que l’on progresse encore à grandes foulées dans le large lit sablonneux d’une rivière asséchée. Autoroute blanche de silice qui s’étire et n’en finit pas. Seuls témoins : la lune et des flopées de jolies araignées d’argent aux yeux de diamant qui se carapatent sous nos pas. Le rai de lumière de nos frontales rencontre parfois la rétine de lémuriens microcèbes, trahissant ainsi leur présence. Nous avons, entre autres péripéties, déjà exécuté deux descentes en rappel dans la journée. Au creux d’un étroit goulet, une troisième nous permettra de rejoindre notre campement, aménagé au pied d’une somptueuse paroi rocheuse cramoisie. 21 h 15, atterrissage 30 mètres plus bas, sous les applaudissements d’une quinzaine de nos porteurs hilares, venus assister au spectacle de ces fous de Vasahas (les Blancs) qui passent leurs vacances à se rompre le cou ! Cet accueil si chaleureux efface immédiatement la fatigue des treize dernières heures !
La géomorphologie particulière du Makay est un formidable terrain de jeu pour les amoureux de la nature et de l’effort physique. Chaque jour, notre route vers le sud réserve son
DIX-SEPT NUITS DE BIVOUAC... ET PAS UNE TRACE LAISSÉE DERRIÈRE NOUS
lot de défis à relever. Monter ou dévaler les dénivelés des amphithéâtres sablonneux gris perle ou roses des lavakas (effondrements de terrains brutaux). Escalader des chaos rocheux sur des kilomètres. S’extirper tant bien que mal de l’emprise tenace des sables mouvants. Ou encore s’enfoncer au plus profond d’étroits canyons, à contrecourant, de l’eau jusqu’à la taille tandis que, sournois, le sable s’infiltre dans nos chaussures, rendant la progression plus périlleuse encore. C’est le prix à payer pour découvrir, à la sortie d’une gorge étriquée, d’inattendus et sublimes jardins d’Eden qui s’offrent pour la première fois aux regards des hommes. Des pandanus échevelés, des fougères émeraude et vernissées, des osmondes royales d’un vert presque fluo s’ordonnant harmonieusement. De graciles palmiers et des fougères arborescentes s’inclinent sur des cascatelles au doux gazouillis. Des escadrilles de perroquets turquoise animent de leur vol rapide ces compositions paysagères luxuriantes, dignes d’une gravure naturaliste du XVIIIe siècle.
Dans le lit des rivières, d’autres merveilles nous font oublier courbatures et fatigue, tels ces remarquables troncs d’arbres pétrifiés vieux de 150 à 200 millions d’années. Parfois, des plaisirs plus simples viennent couronner l’effort, comme humer les tanins résineux aux fragrances de camphre du Canarium madagascariense, l’arbre de myrrhe dont on fait les pirogues…
Il arrive aussi que le tableau idyllique s’obscurcisse quand, au loin, des colonnes de fumée noircissent l’azur du ciel et l’avenir du Makay. La brousse s’enflamme une fois encore. Peut-être des éleveurs brûlent-ils les herbes sèches afin de reverdir de jeunes pousses les pâtures à zébus ? « Ou bien ce sont des dahalos, ces voleurs de zébus qui mettent le feu pour échapper à leurs poursuivants, trouver plus facilement des tubercules comestibles ou se frayer un passage. » Evrard est dépité. Ces feux sont un des plus gros problèmes du Makay. Et du pays tout entier.
Nous les avons croisés ce matin, ces voleurs de zébus à la gâchette facile, armés de pétoires russes, portant casquettes de base-ball et tee-shirts de foot. Tous bardés de colliers, de cornes de zébu ornées de clefs, de clous et autres bric-à-brac clinquant, des gris-gris supposés leur permettre d’échapper aux balles ou de se rendre invisibles. Des cordelières de viande séchée enroulées sur l’épaule en guise de fourragères, ils étaient une quinzaine, en route pour un vol de troupeau à l’est du pays, ont-ils informé Toly, notre guide malgache, qui nous a priés de ne tirer aucun portrait. Zone de passage labyrinthique, le Makay est le lieu idéal pour se cacher de ses poursuivants.
Quant aux zébus, ils se font très discrets. Quelques-uns s’échappent parfois d’un taillis, le long des cours d’eau, dans les parties proches des contreforts du massif.
Un petit matin, dans la forêt de Menapanda, la plus grande du Makay et un des sites les plus importants à protéger, nous observons de près un groupe de propithèques. Ces grands lémuriens, masque noir et fourrure blanche épaisse, prennent en toute décontraction un bain de soleil dans le houppier d’un arbre. Nous tentons une approche. Mais, suffisamment réchauffés, les voilà bondissant de branche en branche - un véritable numéro d’acrobates ! Une créature plus →
→ timorée habite aussi les arcanes du Makay. Sur une langue de sable blanc, des empreintes trahissent la présence dans les parages d’un fossa. Cet étrange mammifère à l’aspect d’un petit puma à tête de mangouste est endémique de l’île, dont il est le plus grand carnivore. Dans le silence de nos observations, des petits cris se font entendre. Un fossa ? « Non, ce sont des Eulemur rufus », chuchote Evrard. Sûrement impressionnés de voir des hommes pour la première fois, ils nous observent à coup sûr, mais nous ne les verrons pas.
Ce jour-là (lequel, on ne sait plus), Evrard découvre en même temps que nous les difficultés d’un tracé qu’il ne connaît pas encore. « Je ne sais pas si ça va passer. Restez là, je pars en reconnaissance. » Notre petite troupe attend donc sagement son retour, les pieds dans l’eau, à l’entrée d’une étroite gorge tapissée de fougères. Alors que le soleil était au beau fixe, le ciel se couvre soudain. Un orage éclate. Toly nous informe de l’inquiétude des porteurs. « C’est un fady (tabou) ici. Ils disent que l’orage, c’est un signe des Anciens qui montrent leur colère. Il ne faut pas continuer notre chemin, ou nous aurons des problèmes. » A cet instant, notre cicérone surgit, trempé et embarrassé : « J’ai tout essayé, ça ne passe pas. Il faut rebrousser chemin. » Ces interdits d’ordre tribal et la peur de les transgresser ont-ils participé, en partie, à la préservation du massif ? « Si personne ne venait, ce n’était pas à cause des fadys, c’était surtout et tout simplement par peur de s’y perdre ! », sourit Evrard.
Ce ne sera pas notre cas… Quelques jours plus tard, tandis que la silhouette sombre du Makay s’estompe au rythme lent des pirogues à bord desquelles nous remontons le Mangoky, le plus long fleuve de Madagascar (714 km), une question nous taraude… Nous avons eu la chance (et le courage !) d’explorer cette terra incognita en compagnie d’un fervent défenseur de la nature : 17 nuits de bivouac et pas une trace laissée derrière nous. Mais d’autres amateurs de sensations fortes s’aventurent aussi dans le Makay, pilotés par des villageois improvisés guides. « Le développement de l’écotourisme peut être une très bonne chose, mais il est nécessaire d’encadrer les évolutions dans le Makay, de former les porteurs et les guides », explique Evrard qui, au sein de Naturevolution, planche déjà sur un label vert, une charte de bonne conduite à l’adresse des opérateurs touristiques qui, n’en doutons pas, seront sans doute plus nombreux l’an prochain à s’aventurer dans le Makay.
Le piroguier enfonce encore et encore, sa perche dans l’eau. La frêle embarcation glisse. Lentement. Il nous faudra un jour et demi de navigation pour retrouver la civilisation. Le temps pour chacun de se remémorer ses exploits. Avec cette joie « un peu sauvage » qu’évoquait l’alpiniste Gaston Rébuffat, « ce besoin que chaque homme porte en lui-même, le besoin de se surpasser au moins une fois dans sa vie ». ■
L’ORAGE ÉCLATE, RÉVÉLANT LA COLÈRE DES ANCIENS