Le bloc-notes de Philippe Bouvard
C’est Giscard qui, le premier, eut l’idée d’édifier tout au bout de la plus belle avenue du monde un promontoire d’où l’obélisque de la place de la Concorde paraîtrait avoir les dimensions d’une allumette. Mais c’est Mitterrand, dont on constata plus tard, après l’achèvement de la Très Grande Bibliothèque, qu’il avait plus d’une tour dans son sac, qui décida de la construction. Le jour de l’inauguration qui coïncida avec le bicentenaire de la Révolution, le quatrième président de la Ve République afficha la même satisfaction devant son Arche que Noé sortant de la sienne à la fin du Déluge. Alors qu’à Tolbiac Mitterrand s’était contenté de 18 étages, à la Défense 35 furent jugés nécessaires. Baptisée le « Cube »,
« Arc de triomphe de l’humanité » et « Arche de la fraternité », l’Arche de la Défense revendique fièrement son implantation au milieu d’une forêt de gratte-ciel longtemps décriés mais dont le dernier sera bientôt plus haut que la tour Eiffel. En même temps que le béton et le verre, on accumula les malédictions. Trois morts furent à déplorer : l’architecte succomba à la maladie deux ans avant l’achèvement de son grand oeuvre et deux ouvriers (sur 2 000) tombèrent dans le vide. L’ascenseur central, petite merveille de l’art pendulaire, mit huit ans avant de se décider à fonctionner au terme d’un montage infiniment plus long que la montée. Le marbre de Carrare, estimé trop poreux, dut être remplacé par du granit. Des panneaux de verre opaque et un béton spécial soutenant les 12 piliers enfoncés à 30 mètres dans le sol seront sans doute assez solides pour affronter le troisième millénaire. Sur l’héliport installé au sommet avec l’ambition claironnée que les chefs d’Etat participant aux conférences internationales puissent descendre directement du ciel, il ne s’est jamais posé que des pigeons.
Tout ce qu’on comprend étant toujours moins beau, la Grande Arche touche souvent au sublime. En premier lieu, ce labyrinthe routier conçu pour que les allergiques au métro dénichent enfin l’entrée du bâtiment à l’heure où elle n’est plus qu’une sortie. Qu’il s’agisse de l’affectation des locaux, de l’identité des propriétaires, des activités des locataires, tout est d’une extrême complexité. Deux ministères - la Transition écologique et solidaire attribuée à Nicolas Hulot et la Cohésion des territoires offerte fugitivement à Richard Ferrand - voient affluer chaque matin des centaines de fonctionnaires qu’on perd de vue ensuite durant toute la journée. Des groupes privés gîtent un peu plus loin. On imagine les assemblées de copropriétaires : les représentants de l’Etat, d’Axa, de la Caisse des dépôts et consignations et d’Eiffage (qui pour avoir mené à terme les travaux a hérité de la concession du toit) en train de discuter du salaire des grooms à toque rouge chargés de piloter les ascenseurs à bord desquels on a l’impression d’aller du centre de la Terre jusqu’à la stratosphère. A savoir une terrasse de 11 000 mètres carrés de laquelle on bénéficie d’une vue à 360 degrés, pas tout à fait dans l’axe historique afin, assure-t-on, d’améliorer la perspective. Ainsi découvre-t-on pêle-mêle tout ce qui incarne la vie ou qui rappelle la mort des hommes. De l’Arc de triomphe de l’Etoile au cimetière de Nanterre, des banques aux stades, de la tour Montparnasse à ces Invalides dont Mitterrand, toujours lui, confia le dôme à un doreur fou, tout semble pour l’heure avoir été aménagé par Debout la France car on ne trouve pas dans ce paradis des sièges sociaux le moindre tabouret pour s’asseoir. Si l’on ajoute un hôtel pour voyageurs américains nostalgiques des buildings flirtant avec les nuages, un bon bistrot passé d’un rezde-chaussée de la rue du Cherche-Midi à 110 mètres d’altitude et une exposition de photos de presse souvent terre à terre disposant de la plus haute cimaise de France, la motivation est toujours la même qui est de s’élever au-dessus du commun.
Nul besoin de sortir des Beaux-Arts pour s’aviser des tendances de l’architecture moderne. D’abord, le gigantisme, séduction majeure pour peu que des ascenseurs vous arrachent à l’attraction terrestre en vous allégeant de quelques euros. Ensuite, des escaliers qui, lorsqu’on doit les monter à pied, sont baptisés « escaliers d’honneur ». Enfin, un cahier des charges datant de Louis XIV et s’appliquant depuis à tous nos monuments : le chemin le plus long pour aller d’un point à un autre est réputé le plus noble ; le faste s’apprécie au nombre de mètres carrés inutiles ; le progrès consiste à monter le plus vite possible et à redescendre très lentement. Ces observatoires prospérant un peu partout, ces funiculaires desservant des montagnes autorisent à s’extasier une fois qu’on est au sommet sur un univers miniaturisé qu’on suppose rangé tous les soirs dans un coffre pour jouets d’enfant. Bref, si l’on ne souffre pas de vertige, on a droit à cette sensation d’infini que Louis-Ferdinand Céline accordait en priorité aux caniches amoureux.
Dans ce paradis de sièges sociaux, pas un tabouret pour s’asseoir