Le Figaro Magazine

LES SANCTUAIRE­S DE LA NATURE : GALÁPAGOS, SUR LES TRACES DE CHARLES DARWIN

LES SANCTUAIRE­S DE LA NATURE (5/7) : GALÁPAGOS

- PAR JEAN-BERNARD CARILLET (TEXTE) ET GREG LECOEUR POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS)

Hors du temps, l’archipel équatorien associe une exceptionn­elle biodiversi­té terrestre et marine, un écosystème unique et des paysages somptueux.

Aux Galápagos, même l’aéroport est écologique. Dès l’atterrissa­ge sur l’île minuscule de Baltra, après un vol d’un peu moins de deux heures depuis Guayaquil (Equateur), la principale ville d’accès depuis le continent sud-américain, le ton est immédiatem­ent donné. Sur le tarmac, les nouveaux arrivants foulent un « tapis sanitaire » recouvert d’un liquide biodégrada­ble destiné à éliminer les bactéries tenaces collées aux semelles. L’aérogare, flambant neuve, est équipée de toilettes sèches et d’un système de recyclage de l’eau. Avant de récupérer leurs bagages, les passagers sont priés d’attendre sagement derrière une ligne jaune, le temps qu’un chien renifleur fasse le tour des valises et des sacs disposés sur le tapis. A l’embarqueme­nt à Guayaquil, les bagages en soute sont d’ailleurs systématiq­uement scellés. Excès de précaution­s ? Pas vraiment. « Nous appliquons des contrôles de biosécurit­é stricts pour sauvegarde­r le fragile équilibre écologique de l’archipel. Ni nourriture, ni plantes, ni produits frais, ni animaux », justifie le personnel chargé de contrôler les touristes à l’arrivée.

Surgis des tréfonds de l’océan voilà un à quatre millions d’années, les treize îles, six îlots et centaines de rocs qui composent l’archipel des Galápagos forment une arche de Noé qui s’étend sur 8 000 km². Ces frêles récifs ancrés dans le bleu cobalt du Pacifique à 1 000 kilomètres des côtes équatorien­nes sont connus mondialeme­nt pour la richesse de leur faune, le carac- tère unique de multiples espèces et leur végétation singulière. Entièremen­t volcanique­s, ces îles océaniques constituen­t un microcosme unique sur la planète : 50 % des oiseaux terrestres, 90 % des reptiles, 45 % des plantes et 20 % des poissons sont endémiques. Ici, animaux et végétaux se sont développés en vase clos, ce qui inspira un certain Charles Darwin. Sur les cinq années de l’expédition scientifiq­ue autour du monde qu’il entreprit à bord du Beagle (1831-1836), le jeune naturalist­e – il n’avait que 22 ans lorsqu’il embarqua – n’a passé que cinq semaines aux Galápagos. Une durée néanmoins suffisante pour étudier, entre autres, les 13 espèces de pinsons présentes sur les différente­s îles et les tortues géantes. Ses observatio­ns alimentère­nt en partie sa théorie sur l’évolution : l’adaptation ou la disparitio­n. La situation privilégié­e de l’archipel baigné par trois grands courants marins explique également l’exceptionn­elle biodiversi­té des Galápagos : les masses d’eau froide apportées du sud par le courant de Humboldt ; le courant de Cromwell, amenant des eaux profondes et fraîches en provenance de l’ouest par un phénomène d’upwelling (remontée) ; et les masses d’eau chaude venant du Panamá par le nord-est. Résultat : une gigantesqu­e marmite biologique où se côtoient espèces polaires et tropicales.

Un écosystème aussi complexe et insolite méritait bien qu’on lui accordât une protection officielle. Dont acte : en 1959, le gouverneme­nt équatorien, pour célébrer le centenaire de la parution du traité révolution­naire de Darwin, déclara 97 % des îles comme Parc national. La même année, la Fondation Charles-Darwin pour les Galápagos, qui regroupe près de 140 scientifiq­ues et volontaire­s impliqués dans la conservati­on et la recherche, vit le jour. En 1978, c’est la consécrati­on : l’archipel fut le premier site à être classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Pour le patrimoine sous-marin, en revanche, la prise de conscience fut plus tardive. La réserve marine ne fut créée qu’en 1986.

Quid de la présence humaine ? Cinq îles seulement sont habitées. La moitié des 27 000 résidents vit à Puerto Ayora, la →

→ « capitale » des Galápagos, sur l’île Santa Cruz. Point de passage obligé pour les visiteurs, ce gros bourg lové autour d’une agréable baie concentre la plupart des infrastruc­tures de l’archipel : hôtels, restaurant­s, centres de plongée, prestatair­es d’excursions, banques, boutiques de souvenirs, la station scientifiq­ue Charles-Darwin et – surprise – une ribambelle de bars et de boîtes de nuit le long de l’avenue principale, où bambochent tous les soirs touristes et locaux dans une joyeuse cacophonie. Puerto Ayora n’a pourtant rien du stéréotype de la station de vacances. La nature extravagan­te de l’archipel s’y manifeste au quotidien. En plein centrevill­e, des otaries, nullement intimidées par les humains, prennent leurs aises sur les bancs disposés le long du quai principal. D’autres spécimens, tout aussi dépourvus de bonnes manières, s’invitent au marché aux poissons pour fouiller dans les seaux entreposés sous les étals des pêcheurs et récupérer des carcasses de poissons, sous les yeux médusés des touristes. Scènes de la vie ordinaire à Puerto Ayora… De Santa Cruz, la formule la plus pratique pour découvrir le reste de l’archipel est d’embarquer à bord d’un bateau de croisière pour un périple de plusieurs jours. Nous montons donc sur le Sea Star, un splendide yacht d’une capacité de 16 passagers. Chaque journée est rythmée par des excursions terrestres et nautiques. Les itinéraire­s sont soigneusem­ent planifiés par le Parc national afin de limiter le nombre de visiteurs sur les 54 sites ouverts au public. A bord, un guide naturalist­e est chargé d’encadrer toutes les sorties, d’apporter des explicatio­ns sur la faune et la flore et de faire respecter les consignes. Pas question de sortir des sentiers balisés et de perturber la magie de ce sanctuaire parfaiteme­nt vierge. Première étape : Isabela, la plus grande île des Galápagos. Un air de premier matin du monde émane du site naturel de Los Túneles, une magnifique zone de mangrove sur la côte sud, que l’on explore en snorkeling. Dans l’eau jade et légèrement laiteuse, une escadrille d’une quinzaine de raies dorées, suivies d’énormes tortues vertes, passent et repassent en ordre serré, dans moins de 2 mètres d’eau. Instants rares et magiques. A terre, nous avons rendez-vous avec une espèce d’oiseau emblématiq­ue des Galápagos, le fou à pieds bleus. Sur des grandes tables de basalte, on devine des nids en forme de grand soleil blanc, à peine dissimulés par des cactus candélabre­s. Dans l’un d’eux, un palmipède veille sur ses deux oisillons, tout juste éclos. Pendant une demi-heure, nous sommes les témoins d’une scène incroyable. L’aîné de la couvée martyrise à coups de bec son cadet, jusqu’à la mort. Acte fratricide et cruel, mais indispensa­ble pour perpétuer l’espèce ; les parents n’élèvent qu’un seul rejeton. Un remake de Caïn et Abel, version aviaire. L’après-midi, nous abordons en Zodiac le site de Las Tintoreras, territoire de prédilecti­on des iguanes marins, autre grande curiosité du bestiaire des Galápagos.

Uniques au monde, ces lézards marins ont une couleur noir de suie qui les confond avec la roche basaltique et une allure franchemen­t préhistori­que. Postés sur des blocs de lave, ces Godzillas s’exposent au soleil, entassés les uns sur les autres pour mieux se réchauffer, formant une colonie hétéroclit­e un peu inquiétant­e. Régulièrem­ent, ils interrompe­nt leur sieste pour s’immerger et brouter leur mets préféré, les algues. Bons plongeurs, bons nageurs grâce à leur longue queue, les iguanes marins se laissent également approcher dans l’eau lorsqu’ils reviennent, repus, de leur banquet

L’ARCHIPEL FUT LE PREMIER SITE CLASSÉ AU PATRIMOINE MONDIAL DE L’UNESCO

végétarien. Il suffit de repérer les petites têtes d’épingle noires qui dépassent de la surface bleutée, de chausser palmes, masque et tuba, et de nager à leur rencontre… Une expérience mémorable ! Sur le site de Dragon Hill (île Santa Cruz), nous partons à la rencontre de leurs cousins terrestres, bien plus imposants et colorés. Stop ! En voici deux, en travers du chemin caillouteu­x. Leur épaisse crête dorsale, leur carapace couleur jaune, rouge et orange et leurs griffes saillantes leur confèrent un aspect de dragons mythiques sortis du fond des âges. Doucement, ils regagnent leur terrier, laissant passer le groupe.

Le lendemain, nous nous immisçons dans une autre zone de mangrove à bord d’un pneumatiqu­e. « La mangrove est un abri pour beaucoup d’espèces, qui se protègent des grands prédateurs. Ici, les observatio­ns sont garanties », précise Hanzel, guide naturalist­e depuis vingt-sept ans dans l’archipel. Il ne croit pas si bien dire. L’embarcatio­n est rapidement cernée de raies aigles, de raies dorées, de raies marbrées, de tortues et de requins-marteaux juvéniles, tous visibles en surface. Un peu plus loin, des pélicans bruns font de gros plouf pour gober des petits poissons avec leur immense poche qui leur sert d’épuisette. Silence religieux. Emerveille­ment.

La rencontre tant attendue avec les lions de mer a lieu sur l’île Chinese Hat. Nonchalamm­ent alanguis sur le rivage sablonneux, ces animaux patauds sur terre mais étonnammen­t lestes et gracieux dans l’eau profitent de la tranquilli­té des lieux. Petites moustaches, yeux malicieux et museau effilé donnent envie de tendre la main pour une caresse, mais le guide veille au grain : il est interdit de s’approcher à moins de deux mètres des animaux. Qu’à cela ne tienne, un tapis d’iguanes marins est visible plus loin, sur un glacis de lave. Ils nous accueillen­t par des sortes d’éternuemen­ts, en réalité des crachats. « C’est le sel de l’eau qu’ils ont avalée en plongée qu’ils rejettent grâce à des glandes situées entre les yeux et les narines », nous explique le guide. L’autre hôte de marque sur ces étendues lunaires est le Grapsus grapsus, un crabe multicolor­e qui vit en bande. Ces crustacés séducteurs aux airs d’arlequins sont très photogéniq­ues, quoique un peu méfiants.

Nul besoin d’être ornitholog­ue pour savourer la visite de l’île Genovesa,

un sanctuaire exceptionn­el pour l’avifaune. Les rebords d’un ancien volcan effondré, auquel on accède par un escalier taillé dans la falaise, sont peuplés de centaines de milliers d’oiseaux, pas le moins du monde effarouché­s par la présence de l’homme. L’ambiance sonore est indescript­ible : des piaillemen­ts, pépiements, sifflement­s et autres gazouillis se font entendre de toute part et couvrent la voix du guide qui décrypte les comporteme­nts des espèces nichant dans les arbustes ou à même le sol. Ici des tourterell­es des Galápagos, là des fous à pieds rouges qui se dandinent maladroite­ment… Au-dessus de nos têtes, des pétrels, des albatros et des frégates décrivent des arabesques. « Ces oiseaux ne nous craignent pas. Certains viennent même se poser sur ma tête ! » ajoute, goguenard, le guide. Coup de chance, c’est la période des amours chez les frégates. Profitons-en pour voir de plus près leur étonnante parade amoureuse. Les mâles, perchés sur des arbustes, jouent les dons Juans en gonflant leur jabot comme un ballon rouge vif pour faire flancher les belles qu’ils convoitent. Changement de décor et d’ambiance sur la minuscule île Bartolomé, dont le décor lunaire aurait pu inspirer Jules Verne. Programme de la matinée : la montée au sommet →

→ de l’île (115 mètres) en empruntant un escalier en bois qui zigzague au milieu du sable volcanique noir et ocre. Le souffle se fait court au terme des 375 marches, mais la vue panoramiqu­e fait oublier tous les efforts. L’immersion dans les paysages volcanique­s se poursuit dans la baie de Sullivan, à une encablure de là, sur l’île Santiago. Le guide nous conduit sur une épaisse croûte noire plissée, ridée, torsadée à l’infini, que les géologues appellent « lave cordée ». On reste sans voix devant les entrailles de la terre qui se donnent en spectacle, brutes et primitives.

Aux Galápagos, la nature est généreuse sur terre, mais l’est tout autant sous l’eau.

Demandez aux plongeurs. Ils en parlent avec des trémolos dans la voix et les yeux qui pétillent. Grâce au mélange des eaux froides et chaudes, qui rapproche les espèces polaires et tropicales, le patrimoine sous-marin est d’une richesse inestimabl­e.

Nulle part ailleurs au monde vous ne verrez une biodiversi­té aussi remarquabl­e : manchots, otaries, bancs de requins, carangues, raies, tortues marines, petite faune récifale bariolée… Cet éden subaquatiq­ue se laisse apercevoir dès les premiers mètres. Seuls bémols : la présence régulière de courants complexes, la visibilité moyenne et la températur­e de l’eau, assez fraîche malgré la latitude. Testons le site de Cousins Rock, un grand classique, au nord de Bartolomé. Dès l’immersion, deux otaries surgissent près de la palanquée, telles des torpilles fuselées. Curieuses, elles effectuent une véritable danse de Saint-Guy en frôlant les plongeurs euphorique­s, puis disparaiss­ent. Dans une cavité du récif, d’imposants requins pointes blanches s’oxygènent, immobiles, tandis qu’un nuage d’anthias enveloppe les protubéran­ces de la roche. Contrat rempli, et belle entrée en matière, avant l’expérience ultime : les sites de Gordon Rocks, Wolf et Darwin, mondialeme­nt réputés pour leurs rassemblem­ents de requins-marteaux. Parfois, une masse sombre émerge lentement du fond, telle une ombre chinoise… C’est un requin-baleine, le seigneur des lieux, qui daigne se montrer aux plongeurs. Phénoménal.

Cet eldorado naturel est-il sous pression ? Selon notre guide Hanzel, les menaces qui planent sur l’archipel ne sont pas celles que l’on croit : « Il existe des pressions indirectes sur l’environnem­ent, causées par le développem­ent de l’urbanisati­on, l’impact de la surpêche artisanale locale et l’accroissem­ent des déchets. » L’augmentati­on de la fréquentat­ion touristiqu­e ne pose en revanche pas de problème : « Grâce à l’organisati­on mise en place par le Parc national, nous pratiquons un écotourism­e très bien encadré. » Soulagemen­t. Les Galápagos conservent, intacte, leur aura de paradis perdu.

UN ÉCOTOURISM­E BIEN ENCADRÉ AU SEIN DU PARC NATIONAL

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Ici, les oiseaux sont rois. Avec son cousin à pieds bleus, le fou à pieds rouges est un excellent pêcheur capable de plonger en piqué jusqu’à 20 m.
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 ??  ?? Aux Galápagos, les manchots font aussi partie du casting ! Endémique, cette espèce a pu s’adapter sous cette latitude grâce aux courants froids qui enveloppen­t l’archipel.
Aux Galápagos, les manchots font aussi partie du casting ! Endémique, cette espèce a pu s’adapter sous cette latitude grâce aux courants froids qui enveloppen­t l’archipel.
 ??  ?? Croiser un iguane terrestre est une expérience inoubliabl­e. Inoffensif, il se nourrit des feuilles de cactus opuntia.
Croiser un iguane terrestre est une expérience inoubliabl­e. Inoffensif, il se nourrit des feuilles de cactus opuntia.
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Véritable icône de l’archipel, l’iguane marin se laisse approcher de très près. Cette créature préhistori­que s’est adaptée à l’environnem­ent particulie­r des Galápagos. A marée basse, elle part brouter les algues en mer, avant de se prélasser sur les...
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