LES SANCTUAIRES DE LA NATURE : GALÁPAGOS, SUR LES TRACES DE CHARLES DARWIN
LES SANCTUAIRES DE LA NATURE (5/7) : GALÁPAGOS
Hors du temps, l’archipel équatorien associe une exceptionnelle biodiversité terrestre et marine, un écosystème unique et des paysages somptueux.
Aux Galápagos, même l’aéroport est écologique. Dès l’atterrissage sur l’île minuscule de Baltra, après un vol d’un peu moins de deux heures depuis Guayaquil (Equateur), la principale ville d’accès depuis le continent sud-américain, le ton est immédiatement donné. Sur le tarmac, les nouveaux arrivants foulent un « tapis sanitaire » recouvert d’un liquide biodégradable destiné à éliminer les bactéries tenaces collées aux semelles. L’aérogare, flambant neuve, est équipée de toilettes sèches et d’un système de recyclage de l’eau. Avant de récupérer leurs bagages, les passagers sont priés d’attendre sagement derrière une ligne jaune, le temps qu’un chien renifleur fasse le tour des valises et des sacs disposés sur le tapis. A l’embarquement à Guayaquil, les bagages en soute sont d’ailleurs systématiquement scellés. Excès de précautions ? Pas vraiment. « Nous appliquons des contrôles de biosécurité stricts pour sauvegarder le fragile équilibre écologique de l’archipel. Ni nourriture, ni plantes, ni produits frais, ni animaux », justifie le personnel chargé de contrôler les touristes à l’arrivée.
Surgis des tréfonds de l’océan voilà un à quatre millions d’années, les treize îles, six îlots et centaines de rocs qui composent l’archipel des Galápagos forment une arche de Noé qui s’étend sur 8 000 km². Ces frêles récifs ancrés dans le bleu cobalt du Pacifique à 1 000 kilomètres des côtes équatoriennes sont connus mondialement pour la richesse de leur faune, le carac- tère unique de multiples espèces et leur végétation singulière. Entièrement volcaniques, ces îles océaniques constituent un microcosme unique sur la planète : 50 % des oiseaux terrestres, 90 % des reptiles, 45 % des plantes et 20 % des poissons sont endémiques. Ici, animaux et végétaux se sont développés en vase clos, ce qui inspira un certain Charles Darwin. Sur les cinq années de l’expédition scientifique autour du monde qu’il entreprit à bord du Beagle (1831-1836), le jeune naturaliste – il n’avait que 22 ans lorsqu’il embarqua – n’a passé que cinq semaines aux Galápagos. Une durée néanmoins suffisante pour étudier, entre autres, les 13 espèces de pinsons présentes sur les différentes îles et les tortues géantes. Ses observations alimentèrent en partie sa théorie sur l’évolution : l’adaptation ou la disparition. La situation privilégiée de l’archipel baigné par trois grands courants marins explique également l’exceptionnelle biodiversité des Galápagos : les masses d’eau froide apportées du sud par le courant de Humboldt ; le courant de Cromwell, amenant des eaux profondes et fraîches en provenance de l’ouest par un phénomène d’upwelling (remontée) ; et les masses d’eau chaude venant du Panamá par le nord-est. Résultat : une gigantesque marmite biologique où se côtoient espèces polaires et tropicales.
Un écosystème aussi complexe et insolite méritait bien qu’on lui accordât une protection officielle. Dont acte : en 1959, le gouvernement équatorien, pour célébrer le centenaire de la parution du traité révolutionnaire de Darwin, déclara 97 % des îles comme Parc national. La même année, la Fondation Charles-Darwin pour les Galápagos, qui regroupe près de 140 scientifiques et volontaires impliqués dans la conservation et la recherche, vit le jour. En 1978, c’est la consécration : l’archipel fut le premier site à être classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Pour le patrimoine sous-marin, en revanche, la prise de conscience fut plus tardive. La réserve marine ne fut créée qu’en 1986.
Quid de la présence humaine ? Cinq îles seulement sont habitées. La moitié des 27 000 résidents vit à Puerto Ayora, la →
→ « capitale » des Galápagos, sur l’île Santa Cruz. Point de passage obligé pour les visiteurs, ce gros bourg lové autour d’une agréable baie concentre la plupart des infrastructures de l’archipel : hôtels, restaurants, centres de plongée, prestataires d’excursions, banques, boutiques de souvenirs, la station scientifique Charles-Darwin et – surprise – une ribambelle de bars et de boîtes de nuit le long de l’avenue principale, où bambochent tous les soirs touristes et locaux dans une joyeuse cacophonie. Puerto Ayora n’a pourtant rien du stéréotype de la station de vacances. La nature extravagante de l’archipel s’y manifeste au quotidien. En plein centreville, des otaries, nullement intimidées par les humains, prennent leurs aises sur les bancs disposés le long du quai principal. D’autres spécimens, tout aussi dépourvus de bonnes manières, s’invitent au marché aux poissons pour fouiller dans les seaux entreposés sous les étals des pêcheurs et récupérer des carcasses de poissons, sous les yeux médusés des touristes. Scènes de la vie ordinaire à Puerto Ayora… De Santa Cruz, la formule la plus pratique pour découvrir le reste de l’archipel est d’embarquer à bord d’un bateau de croisière pour un périple de plusieurs jours. Nous montons donc sur le Sea Star, un splendide yacht d’une capacité de 16 passagers. Chaque journée est rythmée par des excursions terrestres et nautiques. Les itinéraires sont soigneusement planifiés par le Parc national afin de limiter le nombre de visiteurs sur les 54 sites ouverts au public. A bord, un guide naturaliste est chargé d’encadrer toutes les sorties, d’apporter des explications sur la faune et la flore et de faire respecter les consignes. Pas question de sortir des sentiers balisés et de perturber la magie de ce sanctuaire parfaitement vierge. Première étape : Isabela, la plus grande île des Galápagos. Un air de premier matin du monde émane du site naturel de Los Túneles, une magnifique zone de mangrove sur la côte sud, que l’on explore en snorkeling. Dans l’eau jade et légèrement laiteuse, une escadrille d’une quinzaine de raies dorées, suivies d’énormes tortues vertes, passent et repassent en ordre serré, dans moins de 2 mètres d’eau. Instants rares et magiques. A terre, nous avons rendez-vous avec une espèce d’oiseau emblématique des Galápagos, le fou à pieds bleus. Sur des grandes tables de basalte, on devine des nids en forme de grand soleil blanc, à peine dissimulés par des cactus candélabres. Dans l’un d’eux, un palmipède veille sur ses deux oisillons, tout juste éclos. Pendant une demi-heure, nous sommes les témoins d’une scène incroyable. L’aîné de la couvée martyrise à coups de bec son cadet, jusqu’à la mort. Acte fratricide et cruel, mais indispensable pour perpétuer l’espèce ; les parents n’élèvent qu’un seul rejeton. Un remake de Caïn et Abel, version aviaire. L’après-midi, nous abordons en Zodiac le site de Las Tintoreras, territoire de prédilection des iguanes marins, autre grande curiosité du bestiaire des Galápagos.
Uniques au monde, ces lézards marins ont une couleur noir de suie qui les confond avec la roche basaltique et une allure franchement préhistorique. Postés sur des blocs de lave, ces Godzillas s’exposent au soleil, entassés les uns sur les autres pour mieux se réchauffer, formant une colonie hétéroclite un peu inquiétante. Régulièrement, ils interrompent leur sieste pour s’immerger et brouter leur mets préféré, les algues. Bons plongeurs, bons nageurs grâce à leur longue queue, les iguanes marins se laissent également approcher dans l’eau lorsqu’ils reviennent, repus, de leur banquet
L’ARCHIPEL FUT LE PREMIER SITE CLASSÉ AU PATRIMOINE MONDIAL DE L’UNESCO
végétarien. Il suffit de repérer les petites têtes d’épingle noires qui dépassent de la surface bleutée, de chausser palmes, masque et tuba, et de nager à leur rencontre… Une expérience mémorable ! Sur le site de Dragon Hill (île Santa Cruz), nous partons à la rencontre de leurs cousins terrestres, bien plus imposants et colorés. Stop ! En voici deux, en travers du chemin caillouteux. Leur épaisse crête dorsale, leur carapace couleur jaune, rouge et orange et leurs griffes saillantes leur confèrent un aspect de dragons mythiques sortis du fond des âges. Doucement, ils regagnent leur terrier, laissant passer le groupe.
Le lendemain, nous nous immisçons dans une autre zone de mangrove à bord d’un pneumatique. « La mangrove est un abri pour beaucoup d’espèces, qui se protègent des grands prédateurs. Ici, les observations sont garanties », précise Hanzel, guide naturaliste depuis vingt-sept ans dans l’archipel. Il ne croit pas si bien dire. L’embarcation est rapidement cernée de raies aigles, de raies dorées, de raies marbrées, de tortues et de requins-marteaux juvéniles, tous visibles en surface. Un peu plus loin, des pélicans bruns font de gros plouf pour gober des petits poissons avec leur immense poche qui leur sert d’épuisette. Silence religieux. Emerveillement.
La rencontre tant attendue avec les lions de mer a lieu sur l’île Chinese Hat. Nonchalamment alanguis sur le rivage sablonneux, ces animaux patauds sur terre mais étonnamment lestes et gracieux dans l’eau profitent de la tranquillité des lieux. Petites moustaches, yeux malicieux et museau effilé donnent envie de tendre la main pour une caresse, mais le guide veille au grain : il est interdit de s’approcher à moins de deux mètres des animaux. Qu’à cela ne tienne, un tapis d’iguanes marins est visible plus loin, sur un glacis de lave. Ils nous accueillent par des sortes d’éternuements, en réalité des crachats. « C’est le sel de l’eau qu’ils ont avalée en plongée qu’ils rejettent grâce à des glandes situées entre les yeux et les narines », nous explique le guide. L’autre hôte de marque sur ces étendues lunaires est le Grapsus grapsus, un crabe multicolore qui vit en bande. Ces crustacés séducteurs aux airs d’arlequins sont très photogéniques, quoique un peu méfiants.
Nul besoin d’être ornithologue pour savourer la visite de l’île Genovesa,
un sanctuaire exceptionnel pour l’avifaune. Les rebords d’un ancien volcan effondré, auquel on accède par un escalier taillé dans la falaise, sont peuplés de centaines de milliers d’oiseaux, pas le moins du monde effarouchés par la présence de l’homme. L’ambiance sonore est indescriptible : des piaillements, pépiements, sifflements et autres gazouillis se font entendre de toute part et couvrent la voix du guide qui décrypte les comportements des espèces nichant dans les arbustes ou à même le sol. Ici des tourterelles des Galápagos, là des fous à pieds rouges qui se dandinent maladroitement… Au-dessus de nos têtes, des pétrels, des albatros et des frégates décrivent des arabesques. « Ces oiseaux ne nous craignent pas. Certains viennent même se poser sur ma tête ! » ajoute, goguenard, le guide. Coup de chance, c’est la période des amours chez les frégates. Profitons-en pour voir de plus près leur étonnante parade amoureuse. Les mâles, perchés sur des arbustes, jouent les dons Juans en gonflant leur jabot comme un ballon rouge vif pour faire flancher les belles qu’ils convoitent. Changement de décor et d’ambiance sur la minuscule île Bartolomé, dont le décor lunaire aurait pu inspirer Jules Verne. Programme de la matinée : la montée au sommet →
→ de l’île (115 mètres) en empruntant un escalier en bois qui zigzague au milieu du sable volcanique noir et ocre. Le souffle se fait court au terme des 375 marches, mais la vue panoramique fait oublier tous les efforts. L’immersion dans les paysages volcaniques se poursuit dans la baie de Sullivan, à une encablure de là, sur l’île Santiago. Le guide nous conduit sur une épaisse croûte noire plissée, ridée, torsadée à l’infini, que les géologues appellent « lave cordée ». On reste sans voix devant les entrailles de la terre qui se donnent en spectacle, brutes et primitives.
Aux Galápagos, la nature est généreuse sur terre, mais l’est tout autant sous l’eau.
Demandez aux plongeurs. Ils en parlent avec des trémolos dans la voix et les yeux qui pétillent. Grâce au mélange des eaux froides et chaudes, qui rapproche les espèces polaires et tropicales, le patrimoine sous-marin est d’une richesse inestimable.
Nulle part ailleurs au monde vous ne verrez une biodiversité aussi remarquable : manchots, otaries, bancs de requins, carangues, raies, tortues marines, petite faune récifale bariolée… Cet éden subaquatique se laisse apercevoir dès les premiers mètres. Seuls bémols : la présence régulière de courants complexes, la visibilité moyenne et la température de l’eau, assez fraîche malgré la latitude. Testons le site de Cousins Rock, un grand classique, au nord de Bartolomé. Dès l’immersion, deux otaries surgissent près de la palanquée, telles des torpilles fuselées. Curieuses, elles effectuent une véritable danse de Saint-Guy en frôlant les plongeurs euphoriques, puis disparaissent. Dans une cavité du récif, d’imposants requins pointes blanches s’oxygènent, immobiles, tandis qu’un nuage d’anthias enveloppe les protubérances de la roche. Contrat rempli, et belle entrée en matière, avant l’expérience ultime : les sites de Gordon Rocks, Wolf et Darwin, mondialement réputés pour leurs rassemblements de requins-marteaux. Parfois, une masse sombre émerge lentement du fond, telle une ombre chinoise… C’est un requin-baleine, le seigneur des lieux, qui daigne se montrer aux plongeurs. Phénoménal.
Cet eldorado naturel est-il sous pression ? Selon notre guide Hanzel, les menaces qui planent sur l’archipel ne sont pas celles que l’on croit : « Il existe des pressions indirectes sur l’environnement, causées par le développement de l’urbanisation, l’impact de la surpêche artisanale locale et l’accroissement des déchets. » L’augmentation de la fréquentation touristique ne pose en revanche pas de problème : « Grâce à l’organisation mise en place par le Parc national, nous pratiquons un écotourisme très bien encadré. » Soulagement. Les Galápagos conservent, intacte, leur aura de paradis perdu.
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UN ÉCOTOURISME BIEN ENCADRÉ AU SEIN DU PARC NATIONAL