Le Figaro Magazine

LES GRANDS DUELS INTELLECTU­ELS : CAMUS VS CAMUS

L’auteur de « La Chute » fut autant un homme tourmenté que révolté. Entre les honneurs et ses origines modestes, la justice et sa mère, l’Algérie française de son enfance et son anticoloni­alisme, il ne cessa d’être en conflit avec lui-même.

- PAR ALEXANDRE DEVECCHIO *

Le 16 octobre 1957, la rumeur agite les trois rues qui font Paris. Bientôt, la nouvelle tombe comme un couperet. Albert Camus déjeune au premier étage de chez Marius avec son amante américaine Patricia Blake, lorsqu’un jeune homme s’approche. Le messager, envoyé par Gallimard, lui annonce qu’il va obtenir le prix Nobel de littératur­e. L’écrivain est sous le choc. Suffoqué. Non par la joie ou la surprise, mais par l’angoisse et le désespoir. « Malraux aurait dû l’avoir », répète-t-il à Patricia. « 17 octobre. Nobel. Etrange sentiment d’accablemen­t et de mélancolie. A vingt ans, pauvre et nu, j’ai connu la vraie gloire. Ma mère », note Albert Camus dans ses Carnets. Formule grandiose.

Si le romancier est au sommet de sa carrière, l’homme est au bord du gouffre. Camus est le Clamence de La Chute. Le personnage central de son livre est hanté par une jeune femme qui s’est jetée dans la Seine du pont des Arts. Cette inconnue, que Clamence n’a pas sauvée, mais dont le cri l’obsède, c’est Francine, l’épouse de Camus, qui a tenté de se suicider par deux fois en se jetant dans le vide à Oran et à Paris en 1953. Mais c’est aussi l’Algérie, la grande passion de Camus, la terre de son enfance, meurtrie par une guerre fratricide que l’écrivain observe, impuissant. Tuberculeu­x, il a, dit-il, mal à l’Algérie comme il a mal aux poumons.

Fils de pauvre, élevé dans le quartier miséreux de Belcourt à Alger, entré par effraction dans l’univers germanopra­tin. Don Juan insatiable, fidèle à sa manière à son épouse Francine. Communiste repenti devenu chef de file de la

lutte contre tous les totalitari­smes. Chrétien pour les uns, laïc pour les autres. Camus a toujours été complexe, paradoxal, multiple. « Il me manque cette assurance qui permet de tout trancher », confessera-t-il. Cependant, l’Algérie est son plus grand dilemme. La guerre a fait de l’homme révolté un homme déchiré. Partagé entre les nuits de Saint-Germain-des-Prés et la lumière de la Méditerran­ée, entre les concepts froids du Nord et la chaleur des plages du Sud. Tiraillé entre son anticoloni­alisme et son refus d’être l’étranger sur une terre qui est aussi la sienne. Ecartelé entre son idéal de justice pour les musulmans et son souci de protéger le petit peuple innocent des Européens d’Algérie. Le sien.

Le 1er novembre 1954, une vague d’attentats du FLN marque le début de la guerre d’Algérie. Dans les Aurès, un jeune instituteu­r est tué. Le 12 novembre, le président du Conseil, Pierre Mendès France, déclare : « Il n’y aura aucun ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas doit le savoir. » Le FLN égorge des musulmans profrançai­s. L’armée riposte par des sanctions collective­s contre les suspects. Les appelés du contingent sont envoyés en nombre en Algérie. Le 12 mars 1956, l’Assemblée autorise le gouverneme­nt du socialiste Guy Mollet à confier à l’armée les prérogativ­es de la police en Algérie, à l’époque composée de départemen­ts français. Alors que le FLN multiplie les attentats contre les civils européens, en particulie­r à Alger, des éléments de l’armée recourent à la torture. A Paris, les « insoumis » du Café de Flore, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en tête, justifient et magnifient les crimes du FLN. Fascinés par la violence, ces résistants de la dernière minute, qui n’ont « jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l’histoire », se rêvent en combattant­s depuis leur quartier général de la rive gauche. Camus, lui, refuse de jouer avec la vie des autres. Il refuse également de désigner des bourreaux et des victimes. Condamne la violence des deux côtés.

Depuis février 1956, Camus a même renoncé à s’exprimer publiqueme­nt sur la question algérienne. Il confie à Jean Daniel qu’il n’écrira plus rien sur ce sujet, ni dans L’Express ni ailleurs. Pour ne pas enflammer les passions. Sa mère, Catherine Camus, ne peut vivre qu’à Alger. Il la supplie sans arrêt de venir s’installer en métropole, mais elle n’aime vraiment pas le climat et l’atmosphère de Paris. Chaque fois que la radio ou les journaux parlent d’un attentat, il pense à elle. « Si un terroriste jette une grenade au marché de →

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France