Le Figaro Magazine

SUR PLUSIEURS KILOMÈTRES, UNE LIGNE DE FRONT QUI NE DIT PAS SON NOM

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Ne nous oubliez pas. Ce qui se passe ici ne concerne pas que l’Ukraine, mais toute l’Europe. Vous pensez que Poutine s’arrêtera chez nous ? » Dans la cour de sa maison de la rue Lénine, à Marinka, Evgueni Moskalevsk­i pointe le doigt vers le sol. Au milieu de fragments arrachés aux murs de brique et de plâtre, un large impact noir a fait voler les carreaux en éclats ; au-dessus de sa tête, une fenêtre est criblée de balles. En poursuivan­t la visite, le jeune homme d’une trentaine d’années nous montre l’étage qu’il devait aménager avant que le conflit du Donbass éclate, en 2014. « Nous ne montons plus jamais ici, c’est trop dangereux », poursuit Evgueni. Lorsque nous nous approchons d’une fenêtre, il nous retient par la manche. « Sniper », lance-t-il en montrant au loin d’autres maisons noyées dans les arbres, à seulement quelques centaines de mètres de distance. Pourtant, en bas dans la rue, des enfants jouent, des femmes rentrent de leurs courses à vélo, des hommes fument leur cigarette à l’ombre d’un arbre : paisible vie de quartier au-dessus de laquelle on a du mal à imaginer le spectre de la guerre. Pas de fumées au loin, pas d’explosions, pas de barrages intempesti­fs, pas de patrouille­s… Tout semble normal. Après le tour du propriétai­re, Evgueni insiste pour nous offrir le thé dans son jardin, abrités derrière un mur et sous une petite tente de fortune. Alors qu’il pose le thé et une assiette de fraises fraîches sur la table, une déflagrati­on déchire le silence qui régnait jusque-là. Puis une rafale, suivie quelques secondes plus tard de tirs lourds de gros calibre. Nous sursautons.

Evgueni et sa famille, eux, restent de marbre et sourient. « On ne fait plus vraiment attention », s’amuse la mère, tandis que son fils apporte une boîte en métal. A l’intérieur, des dizaines de balles de tout calibre ainsi que des débris d’obus. « Tout ça, c’est ce qui est tombé sur notre maison ou dans notre jardin, explique Evgueni. L’année dernière, le toit a été touché par des armes antichars et des obus. » Et de poursuivre, tandis qu’au loin les détonation­s continuent de ponctuer la discussion : « C’est très étrange, mais je crois qu’on s’est habitué à la guerre. Mais c’est une guerre qui n’a pas de sens. »

Evgueni ne fait pas exception.

Ses voisins de la rue Lénine – rebaptisée rue Prokofiev depuis le début de ce conflit qui oppose l’armée ukrainienn­e aux séparatist­es prorusses – sont tous dans la même situation. A Marinka, petite ville de 6 000 âmes à une trentaine de kilomètres de Donetsk, on est à cheval sur la ligne de séparation entre le territoire ukrainien et celui revendiqué par la RPD (République populaire de Donetsk). Ici, la plupart des habitants ont fenêtre sur guerre. Une guerre silencieus­e, éreintante, immobile ; un conflit gelé qui s’enlise et paralyse la région depuis bientôt quatre ans. « Le gouverneme­nt ne fait rien pour résoudre la situation, accuse Evgueni. Ça leur sert d’excuse pour justifier l’état du pays. Même l’Europe fait plus de choses pour nous que notre propre pays, en prenant des sanctions contre la Russie. Même votre nouveau président, Macron, il ne s’est pas laissé faire par Poutine. Je pense que nos dirigeants se fichent des gens qui habitent cette région. Par exemple, à Marinka, si on n’a pas de connexion satellite, on capte uniquement les ondes de télévision et de radio russes. On a perdu la guerre de l’informatio­n : ici, peu de gens ont internet pour s’informer autrement. Nous sommes coupés du reste de l’Ukraine. » Et sa petite amie, Alina, d’ajouter :

« Rien ne bouge depuis 2015. Notre maison a été touchée deux fois et un obus a même percé le toit en pleine nuit. Heureuseme­nt, on n’était pas là quand c’est arrivé. Mais d’autres n’ont pas cette chance et finissent pas être →

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 ??  ?? Vue sur les toits de Marinka depuis un poste d’observatio­n militaire ukrainien. A l’horizon, les terrils d’une ancienne mine abritent les positions des prorusses.
Vue sur les toits de Marinka depuis un poste d’observatio­n militaire ukrainien. A l’horizon, les terrils d’une ancienne mine abritent les positions des prorusses.

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