L’IRLANDE DU NORD SOUS TRÈS HAUTE TENSION
Alors que le doute plane sur le rétablissement d’une frontière physique, conséquence du Brexit, entre la République d’Irlande, membre de l’UE, et l’Irlande du Nord, qui fait partie du Royaume-Uni, la société nord-irlandaise craint un retour des tensions e
EN TRENTE ANS, LES VIOLENCES INTERCONFESSIONNELLES ONT FAIT 3 500 MORTS
Une bouteille de bière vient d’éclater en mille morceaux. Puis d’autres volent à leur tour, jonchant le sol de débris multicolores. Hilares, les gamins qui montent la garde autour de l’immense bonfire, un bûcher traditionnel érigé sur un terrain vague du quartier protestant de Tiger Bay, à Belfast, la capitale d’Irlande du Nord, au Royaume-Uni, s’en donnent à coeur joie. Nous sommes le 11 juillet. Le jour qui précède l’anniversaire de la bataille de la Boyne en 1690, au cours de laquelle le souverain protestant Guillaume d’Orange a vaincu son rival catholique le roi Jacques II. A la veille des grandes parades orangistes qui défilent dans toutes les villes du Nord au son entêtant des fifres et des tambours. Dans les bastions unionistes, ce soir, des dizaines de bonfires vont illuminer la nuit, commémorant les feux allumés il y a plus de trois cents ans sur les plages des comtés d’Antrim et de Down pour guider les navires des partisans de Guillaume dans les eaux dangereuses de la passe de Belfast.
Malgré l’interdiction faite par les autorités municipales de construire des bûchers démesurés, les jeunes de Tiger Bay ont réalisé le leur comme ils l’ont toujours fait. Erigé à l’aide de centaines de palettes de bois et haut d’une quinzaine de mètres, il est plus petit que celui, gigantesque, élevé par Sandy Row, territoire loyaliste historique situé à proximité immédiate du centre-ville. Mais qu’importe, la tradition est respectée. Comme souvent, ils ont planté à son sommet le drapeau de la République d’Irlande, celui de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), le fanion du Celtic Glasgow, un club de football écossais catholique, et les portraits de membres locaux du Sinn Féin, le parti républicain et la deuxième force politique du pays. Autant de symboles haïs de génération en génération qui seront bientôt la proie des flammes.
Dans les rues de la ville, policiers et pompiers sont sur les dents. Ce matin, à Carrickfergus, dans le comté d’Antrim, un immense bonfire a été allumé trop tôt à moins de 200 mètres d’une station-service, mobilisant plusieurs véhicules de secours des brigades anti-incendie et attirant de nombreux journalistes et représentants politiques de tout bord. « C’est bien mieux que Noël, lance un ado qui tire nerveusement sur sa cigarette. Ce soir, la ville va s’embraser. » « On ne peut rien faire ni rien dire, soupire un officier du Service de police d’Irlande du Nord (PSNI). La consigne est de ne pas se montrer trop laxiste et de ne pas intervenir trop vite. Le sujet est sensible. Manifestations traditionnelles destinées à marquer le territoire, ces feux sont aussi éminemment culturels et politiques. Nous nous bornons seulement à éviter les débordements et les provocations des extrémistes, quelles que soient leurs origines. »
Malgré les polémiques qui reviennent régulièrement, cette période demeure un des temps forts de l’année pour tous les loyalistes d’Ulster et d’Ecosse qui, depuis
deux jours, ne cessent d’arriver par cars entiers dans les hôtels du centre-ville. Souvent venus en famille, la plupart d’entre eux font partie de l’ordre d’Orange. Demain, ils en arboreront fièrement l’étole couverte d’insignes et de badges indiquant leur degré d’initiation dans cette société fraternelle dont les fondements reposent sur la religion et la fidélité à la monarchie britannique. Fort de dizaines de milliers de membres, fondé en 1795 par des protestants soucieux de défendre leurs prérogatives religieuses et économiques, l’ordre est resté un monde à part. Plus ouvert au dialogue que par le passé, il pèse toujours très lourd sur les institutions d’Irlande du Nord, et aucune négociation ne se fait sans lui. En attendant, dans la fumée grasse des barbecues, sous les innombrables drapeaux – Union Jack, croix de Saint-George, main rouge de l’Ulster ou croix de Saint-André – qui pavoisent le quartier, Tiger Bay trinque en l’honneur des soldats et des volontaires morts pour défendre Dieu et le roi dans toutes les guerres menées par la Couronne, sur son propre sol comme ailleurs, en Afrique, en Inde ou dans la Somme en 1916. On lève son verre aux enfants, nombreux, qui jouent un peu partout, aux femmes et aux familles. Les seuls vrais remparts contre le chômage, la pauvreté et le sentiment d’abandon qui minent le quartier. Puis on boit à la santé des paramilitaires qui ont affronté l’Armée républicaine irlandaise (IRA) et défendu la population protestante pendant les « Troubles » ces années noires qui, du milieu des années 1960 à la fin des années 1990, ont ensanglanté l’Ulster. Des violences interconfessionnelles fratricides qui ont fait 3 500 morts.
Les toasts s’enchaînent. L’atmosphère est bon enfant. Puis, tout doucement, les esprits s’échauffent. On évoque sans détours ceux d’en face, dont on se méfie toujours sans vraiment savoir pourquoi. Même si la plupart reconnaissent du bout des lèvres que la discrimination et l’injustice dont les catholiques ont longtemps fait l’objet ont largement contribué à faire éclater la guerre civile, beaucoup pensent aujourd’hui qu’à force de faire des compromis, ce sont les protestants qui sont devenus les vrais perdants. Ce n’est pas vraiment de la haine. Il n’y a ni colère ni rage. Seulement une vieille habitude et une peur panique de disparaître. Car plus personne ici ne croit encore que seule la religion peut expliquer ce qui s’est passé. Mais la question identitaire demeure omniprésente.
Presque à tous les coins de rue, des fresques – les fameux murals que les touristes viennent admirer sans vraiment les comprendre – viennent rappeler l’histoire et saluent ceux qui sont tombés pour la cause. Catholiques nationalistes et unionistes comptent encore leurs morts et honorent leur mémoire. Leurs visages sont partout. Il est impossible de les éviter. Sentinelles d’une époque passée, ils gardent les entrées des quartiers et défendent les routes d’accès de part et d’autre des hauts murs surmontés de fils barbelés, les peace lines (« murs de la paix ») qui séparent encore les secteurs catholiques républicains, anciens fiefs de l’IRA (essentiellement Falls Road à l’ouest, ainsi qu’Ardoyne au nord et Short Strand à l’est), et protestants unionistes (surtout la zone nord dont Shankill Road, ainsi que Sandy Row et Ormeau Road au sud). « Beaucoup de gens ici souffrent d’une forme particulière de stress post-traumatique, explique un travailleur social. Même si les plus jeunes n’ont pas vécu directement l’époque des “Troubles”, la mémoire de cette période terrible imprègne profondément les communautés. Les histoires de meurtres et de vengeance font partie du →
→ quotidien, au point d’avoir donné naissance à un monde paradoxal où les mêmes récits tournent en boucle. On agite toujours les mêmes peurs ou les mêmes espoirs : l’improbable réunification de l’île, le retour des violences ou la fuite en avant des plus extrémistes. Alors qu’en réalité, tout le monde ne veut qu’une seule chose : la paix. La paix absolue et durable. »
Dans le quartier catholique de Falls Road, sous les néons du pub bondé The Felons, à l’ouest de la ville, le seul sujet qui préoccupe aujourd’hui ce lieu symbolique de la culture républicaine, c’est comment va se dérouler le prochain match des Celtic contre l’équipe rivale de Linfield. Une rencontre à haut risque entre un club traditionnellement catholique et une équipe majoritairement soutenue par les loyalistes qui doit se jouer le 14 juillet à Windsor Park. Mais les visages sont fermés et personne n’est dupe. Le foot n’est qu’une façon détournée de parler de la journée de demain et des mauvais souvenirs que les parades rappellent à certains. En 2015, 24 personnes avaient été blessées lors d’une marche orangiste lorsque des manifestants protestants, arborant le drapeau britannique de l’Union Jack et revêtus des principaux symboles loyalistes, avaient affronté les forces de l’ordre lorsqu’ils s’étaient vu interdire l’accès du quartier catholique et traditionnellement républicain d’Ardoyne. L’atmosphère est aussi très tendue car l’avenir est plus que jamais incertain. Depuis le vote du 23 juin 2016, par lequel 51,89 % des électeurs britanniques se sont prononcés pour un retrait de leur pays de l’Union européenne, l’Irlande du Nord vit un moment particulièrement difficile. Dans l’impasse politique depuis la chute, au mois de janvier dernier, du précédent gouvernement autonome associant républicains du Sinn Féin et unionistes du DUP, comme l’exige l’accorddepaixconclu en 1998 ayant mis fin à trente ans de violences, la province ne sait toujours pas comment répondre à l’incertitude qui pèse sur les conséquences du Brexit.
En principe, selon le porte-parole de la Première ministre
Theresa May, la liberté de circulation entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne prendra fin en mars 2019, dès que Londres aura effectivement quitté l’Union européenne. Mais, si aucune « frontière physique » ne devrait être rétablie entre l’Irlande, membre de l’UE, et le Royaume-Uni, le plus grand flou règne. En arguant que les futurs accords douaniers permettront une libre circulation des marchandises, le gouvernement britannique a beau promettre une délimitation « sans infrastructure frontalière physique ni poste-frontière », la question reste sans réponse précise et rappelle un passé douloureux pour cette région toujours hantée par la division. « De fait, le retour d’une frontière entre les deux Irlande risquerait de provoquer un choc pour ces deux économies particulièrement imbriquées qui échangent aujourd’hui sans entraves, assure un observateur du gouvernement irlandais en poste à Belfast. De l’avis de tous les partis politiques d’Ulster et de l’ensemble des acteurs économiques de la région, le rétablissement d’une séparation physique risquerait aussi de fragiliser tout ce qui a été fait depuis la signature de l’accord du Vendredi saint et pourrait provoquer un regain de violence entre les communautés. C’est l’avenir même du processus de paix qui est en jeu aujourd’hui. » A Dublin, le Premier ministre irlandais,
LE RETOUR D’UNE FRONTIÈRE PROVOQUERAIT UN CHOC
Leo Varadkar, a déclaré qu’il ne pouvait pas imaginer autre chose que de « bâtir des ponts et non des frontières » entre son pays et l’Irlande du Nord. « Le Brexit risque sérieusement de creuser un fossé entre l’Irlande du Nord et l’Irlande, ainsi qu’entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, et je ne peux imaginer qui en bénéficiera, a-t-il ajouté. Le retour de postes de douane marquerait le retour physique et brutal de divisions historiques et d’erreurs politiques. » Même si l’Ulster a voté contre la sortie de l’Europe à 55, 8 %, beaucoup, parmi les classes populaires loyalistes, croient assister à « une renaissance de la société britannique » et espèrent ainsi « ne pas subir les vagues de migrants qui entrent en Europe et qui viennent d’Afrique ou du Moyen-Orient ». Mais aucun d’entre eux ne sait comment le Royaume-Uni va
pouvoir remplacer les dizaines de millions d’euros d’aide à la province d’Irlande du Nord versés par l’Union européenne depuis les accords de 1998. Tout en assurant que son gouvernement étudie « un futur programme potentiel de financement de la paix » une fois que le pays aura quitté l’UE, Theresa May a déclaré que « le financement européen qui a aidé les victimes des “Troubles” et les groupes intercommunautaires continuera au moins jusqu’à la fin du programme actuel ». Mais sans donner plus de détails.
A Crossmaglen dans le comté d’Armagh, sur la route entre Dublin et Belfast, personne ne veut croire à un retour d’une frontière visible. Et encore moins à la réouverture éventuelle de la caserne du village : un bunker surmonté d’une tour haute de 30 mètres hérissée de micros et de caméras infra- rouges. Aujourd’hui désaffecté et noyé dans la bruine qui détrempe le bourg, ce bâtiment est l’un des derniers témoignages des pires dérives de la guerre civile. Dans cette ancienne région la plus militarisée d’Europe de l’Ouest, bastion de l’IRA qui s’est retrouvé en Irlande du Nord lors de la partition en 1920, le conflit a pris ici les teintes sombres d’une guérilla rurale. A la fin des années 1960, les vertes collines de l’Armagh sont devenues, toutes proportions gardées, le « Vietnam » de l’armée britannique et des policiers du Royal Ulster Constabulary (RUC) dont les hélicoptères quadrillaient le ciel. Actuellement, le seul signe tangible du passage entre le Royaume-Uni et l’Irlande est le changement de monnaie dans les stations-services. « Environ 30 000 personnes →
→ franchissent chaque jour sans le moindre contrôle les 500 kilomètres de frontière entre les deux pays, explique un commerçant de Cullaville, tout près de Crossmaglen, dont la majorité des clients viennent d’Irlande. Ce serait une catastrophe de perdre cette liberté. Une catastrophe et une humiliation pour tous les habitants. » Même constat à Londonderry. Dès l’entrée de la ville, des panneaux s’insurgent contre l’éventualité de la mise en place d’une barrière douanière. Dans cette cité marquée à vif par le souvenir du Bloody Sunday, le 30 janvier 1972, quand des parachutistes britanniques avaient ouvert le feu, tuant 14 civils qui manifestaient pacifiquement pendant une marche pour les droits civils, l’idée même d’une entrave, même symbolique, entre les deux Irlande, est insupportable. « Nous avons accompli tellement de belles choses depuis 1998, explique Jim Roddy, ancien directeur du club de football de Derry, devenu un des plus importants représentants du dialogue entre les communautés. Le Brexit est un défi majeur qui ne doit pas remettre en cause la paix que nous avons mis tant de temps à gagner et que tant d’hommes et de femmes ont payé de leur sang. Je suis fier de voir ce que cette ville a su devenir, malgré tout ce qu’elle a traversé. Ne gâchons pas tout cela. » Un à un, les bonfires se sont éteints et il ne reste plus que des tas de cendres. Nous sommes le 12 juillet. Le jour s’est levé sur Belfast. A Ardoyne, on retient son souffle. Après d’âpres négociations, les orangistes ont eu l’autorisation de traverser le quartier à la seule condition de le faire en silence et de « respecter ceux qui sont morts ». Parmi les petits groupes qui se sont rassemblés un peu à l’écart, un homme dépasse tous les autres. Entouré de journaliste et d’officiels, Gerry Kelly, ancien volontaire de l’IRA aujourd’hui membre de l’Assemblée nationale d’Irlande du Nord, dont le rôle dans les pourparlers de paix de l’accord du Vendredi saint a été essentiel, est venu sur place vérifier le bon déroulement de la manifestation. Non loin, le père Gary, prêtre catholique d’Ardoyne, ne cache pas sa nervosité. Très impliqué dans le processus de réconciliation et l’apaisement entre les communautés, il sait qu’il joue gros aujourd’hui. Si les choses dérapent, le religieux sera en première ligne. Des policiers lourdement armés ont été déployés tous les 20 mètres environ. Un véhicule du déminage passe en trombe, suivi par deux lourds Land Rover blindés du PSNI. La rumeur d’une bombe posée sur le parcours passe de groupe en groupe avant d’être démentie. Puis les premiers orangistes se présentent, bannières levées et marchant au pas cadencé. En silence. Comme promis. Le temps semble suspendu. Les cortèges défilent chacun leur tour et se dirigent vers Orange Hall, l’un des coeurs protestants de la province d’Ulster. Parmi eux, des musiciens du Whiterock Flute Band, l’une des plus célèbres formations du quartier de Springfield et de West Belfast, saluent amicalement au passage un membre du Sinn Féin, qui leur répond par un clin d’oeil. C’est du jamais-vu. Personne n’aurait osé y croire. Tout le monde s’attendait à un embrasement qui, heureusement, n’est jamais venu. Tout ou presque s’est joué sur un simple signe. Ardoyne est loin maintenant. Les caisses claires crépitent, les fifres montent aux lèvres et la musique des flute bands s’empare de Belfast. Aujourd’hui, la ville leur appartient. ■
DES POLICIERS ARMÉS ONT ÉTÉ DÉPLOYÉS