Le Figaro Magazine

Livres/Le livre de Frédéric Beigbeder

- FRÉDÉRIC BEIGBEDER

C’est devenu une tradition : depuis dix ans, chaque rentrée voit paraître son pavé « hénaurme ». L’idée est d’écraser physiqueme­nt la concurrenc­e : Littell en 2006, Jenni en 2011, Moix en 2013, Orengo en 2015, Amigorena en 2016. L’Histoire retiendra qu’au moment où l’objet-livre était menacé de disparitio­n renaissait le roman-fleuve – et je n’oublie pas le phénomène Knausgaard. Cette année le monument s’intitule Le Dossier M. Le tome I fait presque 900 pages, le suivant, aussi volumineux, sortira en janvier. La surprise est d’autant plus grande que son auteur, Grégoire Bouillier, était jusqu’alors un partisan de la brièveté. Rapport sur moi (prix de Flore en 2002) ne comptait que 160 pages. Les projets sont pourtant similaires : Le Dossier M pourrait être titré « Rapport sur elle ». Il s’agit d’autopsier une histoire d’amour vécue par l’auteur. Rien de très nouveau là-dedans. Benjamin Constant était plus condensé dans Adolphe. Le problème, c’est Proust. Depuis la Recherche, le roman français se sent forcé de maximiser le microscopi­que.

Au début de son grand oeuvre, Grégoire Bouillier théorise la chose. Il explique qu’il aurait pu raconter la vie de Germaine Pichot, une des premières muses de Picasso : un indice pour comprendre cette histoire de fascinatio­n masochiste ? Le plus gros roman de la rentrée com- mence par un livre virtuel qu’on regrette un peu. Car Le Dossier M

est un fatras, un self-service, une accumulati­on d’Arman. L’auteur renvoie son lecteur à des archives qu’il publie sur internet. Il y a le suicide de Julien en 2005, la rupture avec S, puis la passion pour M, mais aussi les brouillons, les photos, les vidéos, d’autres souvenirs, débrouille­z-vous, allez chiner dans mon grenier intime. Cette volonté d’ensevelir le lecteur sous l’exhibition me rappelle le Journal de Nabe, qui a fini enterré sous lui-même. Bouillier ne coupe rien, il ressasse, digresse, meuble. Parfois il est drôle, parfois il nous égare, s’y perd lui-même, et c’est regrettabl­e car les morceaux de bravoure abondent : la mort de sa mère, l’hommage à Ali MacGraw, les dîners snobs. On admire, on s’endort, et il reste encore des centaines de pages. Si je n’étais pas payé pour le faire, l’aurais-je lu jusqu’au bout ? Le Dossier M est un immense roman raté, au sens beckettien du terme : « rater encore, rater mieux ». Respectabl­e ambition. Le pavé de la rentrée risque de faire plouf, entraînant par le fond toutes les pépites dont il est incrusté. C’est dommage car je suis sûr que son auteur l’a raté le mieux qu’il a pu. Le Dossier M, de Grégoire Bouillier, Flammarion, 873 p (1 kilo), 24,50 €.

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