Le Figaro Magazine

PEU APRÈS LA MORT DE MONET, SA COLLECTION EST DÉMÉNAGÉE ET DISPERSÉE

- VÉRONIQUE PRAT

Dans la maison, il y a un atelier qui est en même temps le salon, où les murs sont couverts de tableaux et d’esquisses, sans cadres, où les bords se touchent, accrochés sur quatre niveaux. C’est là que Monet apporte son travail de la journée qu’il contemple pendant des heures, qu’il complète, qu’il harmonise. Le repas terminé, on revient à l’atelier prendre le café, en traversant le salon bleu où est entreposée la bibliothèq­ue de Monet. » Racontées par le marchand Gustave Geffroy, les soirées à Giverny s’écoulaient toujours dans le même calme tranquille. Seuls les intimes étaient conviés. Depuis toujours, c’est là que Monet conservait des oeuvres de sa jeunesse aussi bien que sa production récente, des premières études de paysage jusqu’aux derniers Nymphéas : toute sa vie défilait ainsi sur les murs. A cette collection personnell­e, les « Monet de Monet » viendront peu à peu s’ajouter les toiles et dessins qu’il avait acquis, oeuvres des amis qu’il admirait, Cézanne, Manet, Renoir, Pissarro… L’ensemble, prestigieu­x mais tenu secret du vivant de Monet, qui répugnait à montrer ses trouvaille­s, fut dispersé après sa mort dans l’indifféren­ce générale – vendu pour une bonne part par son fils. Aucun texte, aucune rétrospect­ive n’avait tenté d’en suivre la trace, d’en reconstitu­er le périple. L’exposition du musée Marmottan est une grande première : la traque des oeuvres éparpillée­s dans les plus fameuses collection­s publiques et privées du monde entier s’est révélée une véritable enquête policière, grâce aux minutieuse­s et précieuses recherches de Sylvie Patin, conservate­ur général au musée d’Orsay, de Marianne Mathieu, chargée des collection­s de Marmottan, et de Dominique Lobstein, historien d’art. Plusieurs toiles sont pourtant absentes. Le plus grand mérite de cette exposition événement serait de faire réapparaît­re ces chefs-d’oeuvre qui nous échappent encore pour que renaisse dans son intégralit­é, tel qu’il était, le musée intime de Monet…

Pendant longtemps, la préoccupat­ion du peintre ne fut pas d’enrichir sa collection, mais de survivre au jour le jour. Comme Renoir et Pissarro à la même époque, Monet faisait partie des sans-argent chroniques du groupe impression­niste. Il ne disposait pas même de quoi chauffer Camille, sa compagne, et leur enfant. « La peinture ne va pas, écrivait-il à Bazille, et je ne compte plus sur la gloire. Déceptions, affronts, et l’argent manque toujours : à l’exposition du Havre, je n’ai rien vendu. » Durant l’été 1869, Monet ne put guère travailler n’ayant pas les moyens d’acheter des couleurs. Malgré sa situation critique, il ne perdait pas espoir, et Renoir se rappela plus tard avec reconnaiss­ance que chaque fois qu’il s’abandonnai­t au découragem­ent, Monet savait stimuler son ardeur. Les deux amis fréquentai­ent La Grenouillè­re, une guinguette sur la Seine à Croissy, près de Chatou, où l’étude

des vibrations de la lumière sur l’eau joua un rôle important dans le développem­ent de leur style.

Monet était aussi attiré par le travail d’Hokusai et les estampes japonaises : la subtilité de leurs lignes, leurs qualités décorative­s, les raccourcis pleins d’audaces, la distributi­on de l’espace, l’avaient profondéme­nt impression­né, mais il ne put en acquérir avant 1870, quand le galeriste Paul DurandRuel commença à s’intéresser à sa peinture. Monet et Pissarro lui présentère­nt leurs amis Sisley et Degas auxquels il acheta immédiatem­ent plusieurs oeuvres, puis il fit la connaissan­ce de Manet et prit tout ce qu’il trouva chez lui, 23 tableaux dont La Musique aux Tuileries. L’intérêt que Durand-Ruel portait aux peintres du groupe leur fut un appui moral autant que financier, bien que Monet ait souffert plus qu’aucun autre de dénuement. Il ne dut de survivre qu’à la générosité de ses amis, deManetsur­tout,quiluiache­tasouventd­estoiles,l’encouragea toujours de sa merveilleu­se bonté. Les premiers tableaux à former la collection de Monet ne sont pas des achats mais des cadeaux, des portraits de lui et de sa famille peints par ses proches comme Madame Monet et son fils au jardin, offert par Renoir, ou par Manet Monet peignant dans son bateau-atelier, une barque qu’avec l’aide de Gustave Caillebott­e il avait aménagée, où il pouvait loger et peindre. Ainsi installé à fleur d’eau, il scrutait les reflets en captant au plus près la mobilité atmosphéri­que. Sa touche va se faire fougueuse, vibratoire. C’est l’une des périodes les plus éblouissan­tes de Monet. Le peintre avait passé sa jeunesse au Havre où il avait fait la connaissan­ce d’Eugène Boudin. Il put toujours compter sur son amitié : en 1860, Monet lui écrivit pour lui demander de lui offrir l’un de ses merveilleu­x paysages enlevés en quelques traits. A ces dons vont se joindre des échanges : Monet remettra à Rodin, dont il a fait la connaissan­ce en 1888, un paysage peint à Belle-Ile-en-mer contre un bronze, Jeune mère à la grotte. Au terme de ces trente années, de 1859 à 1889, la collection personnell­e de Monet a déjà belle allure, mais l’artiste ne l’évoque jamais. Que ce soit à Argenteuil, de 1872 à 1877, où presque tous ses amis sont venus travailler, à Vétheuil jusqu’en 1881 puis à Poissy et jusqu’à son installati­on à Giverny en 1883, Monet ne fait jamais allusion à son musée intime, dont personne alors ne sait ce qu’il contient.

La misère, les railleries, l’incompréhe­nsion auront toutefois une fin lorsque, à l’occasion de l’Exposition universell­e de 1889, la galerie Georges Petit, qui se spécialise­ra dans la consécrati­on de l’avant-garde, organise une exposition conjointe Monet-Rodin qui fera dire à Clemenceau : « Ce Monet, c’est Austerlitz sans Waterloo. » Annoncée par les recherches sur les massifs de fleurs, la série des toiles peintes à la gare Saint-Lazare est la première des grandes compositio­ns que Monet réalisa sur un même monument ou un même motif : la cathédrale de Rouen, la série des Meules, celle des Peupliers, qui trouvèrent des amateurs d’autant plus aisément que la réputation de Monet s’établit dès la fin des années 1880. Longtemps en butte à l’éreintemen­t de la critique et à la misère matérielle, les mauvais jours s’éloignent avec l’installati­on du peintre à Giverny. Même si l’Etat ne lui a encore acheté aucun tableau, ses oeuvres se vendent de mieux en mieux en France et aux Etats-Unis auprès de collection­neurs toujours plus nombreux. Dès 1890, les marchands parisiens se disputent le privilège de lui organiser des exposition­s, mais aussi de lui procurer les toiles qu’il collection­ne désormais de plus en plus assidûment.

Entrant dans sa soixantièm­e année, c’est à Giverny que Monet va pouvoir à la fois se reposer le corps et se fatiguer l’esprit, se créer ce chef-d’oeuvre d’art total qu’est sa nouvelle demeure. Il s’est pris de passion pour le jardinage, la diversité des plantes et plus encore leur mise en scène, échangeant ses expérience­s avec ses amis Gustave Caillebott­e ou Octave Mirbeau, courant les exposition­s de plantes, consultant les catalogues de pépiniéris­tes. Il a imaginé son jardin, dont les jeux de couleurs ne sont pas aléatoires, avec l’intention de le peindre. Empruntant l’allée principale en prenant garde de ne pas écraser les capucines qu’il aime laisser ramper, Monet porte un soin extrême aux associatio­ns de fleurs et de feuillages qui atteignent leur plénitude selon l’heure et le temps en un seul ensemble d’où le détail est absent, où seule la lumière déclenche l’instantané­ité recherchée par le peintre. Plus tard, il achètera le terrain en limite de sa propriété où il va créer un jardin aquatique, des bassins qu’il fera planter de nymphéas dont les libres racines flotteront entre les eaux et où jailliront des fleurs blanches, roses, mauves et verdâtres. Du haut d’un pont japonais garni de glycines qu’il a fait construire, Monet viendra juger le tableau qu’il a créé : « J’ai entrepris des choses impossible­s à faire, confie-t-il, de l’eau avec de l’herbe qui ondule dans le fond. C’est admirable à voir mais c’est à rendre fou de vouloir peindre ça. » →

→ C’est là, dans son jardin d’eau, guidé par une sorte de panthéisme jubilatoir­e, qu’il composera les Nymphéas. En inventant un motif qu’il peindra par la suite, Monet inverse la démarche traditionn­elle du peintre paysagiste.

En s’ancrant dans l’Eure, l’artiste s’offre un sanctuaire : envahi du bonheur d’exercer ses talents de botaniste, il se lève chaque matin à 5 heures pour gagner son atelier où il lui arrive de travailler à plusieurs toiles en même temps. Et, de plus en plus, il se consacre à sa collection. Il a beau dire : « Hormis la peinture et le jardinage, je ne suis bon à rien », il a un oeil extraordin­aire pour déceler les chefs-d’oeuvre. Il fera, à partir de 1890, l’acquisitio­n de toiles sublimes qui le situent parmi les plus authentiqu­es collection­neurs de son temps. Etreadmisc­hezMonetn’étaitpasun­eminceaffa­ire.Lecritique d’art Moreau-Nélaton se souvient avoir été convié à déjeuner à Giverny. Ce jour-là, autour de la table, étaient réunis Georges Clemenceau et Octave Mirbeau, Paul Helleu et Auguste Rodin. Après le déjeuner qui avait lieu dans la salle à manger aux murs peints en jaune où étaient accrochées des estampes japonaises,parmilesqu­ellesdespi­ècesd’Utamaro,d’Hiroshige ou d’Hokusai dont Monet était friand, on passait dans le jardin pour admirer cette nature modelée par l’artiste pour la rendre conforme à ses rêves. Alors seulement, les intimes étaient invités à monter au premier étage pour découvrir dans la chambre et le cabinet de toilette adjacent la superbe collection : Monet a possédé jusqu’à quatorze Cézanne dont l’étonnant Nègre Scipion, le Garçon au gilet rouge, plusieurs paysages dont le Château noir et natures mortes dont Pot de primevères et fruits sur une table. La collection compte aussi quatre Manet, six Renoir dont l’éclatante Baigneuse assise, un Degas, des Jongking, Berthe Morisot (Le Bain), Caillebott­e (Chrysanthè­mes blancs et jaunes), Corot, Sargent, ToulouseLa­utrec… Un choix qui révèle un Monet au jugement subtil quant à ses contempora­ins, perspicace sur l’avenir de l’Art au tournant du XXe siècle.

Lui donner la parole en citant des extraits de son abondante correspond­ance nous fait entendre ses mots d’artiste. Il est l’un des premiers à aimer travailler dans la nature : « Je me réjouis de planter mon chevalet en plein air et de chercher sous la voûte des nuages le problème que nous poursuivon­s avec tant de labeur, et si peu de réussite, dans les murs de l’atelier. » Monet et ses amis se retrouvent à Argenteuil : « Un jour que Manet avait entrepris de faire un tableau avec des personnage­s sous les arbres, Renoir, à son tour, fut emballé par le charme de l’heure… le voilà peignant aux côtés de Manet. Quelle maîtrise, quel lyrisme chez Renoir ». Plus tard, Monet fit l’acquisitio­n de trois toiles de Cézanne : « Quel peintre, et comme il me donne de la joie, avoua Monet, regardez les bleus, ils sont admirables. On les sent peser sous les yeux, et, en même temps, étinceler de pureté. Ce tableau ne m’a coûté que cinquante francs, toute une histoire : il y a quarante ans, un petit marchand de couleurs qu’on appelait le père Martin nous achetait des tableaux à Sisley, à Pissarro et à moi. Un jour, je lui propose une toile. Nous traitons à cent francs, mais il était à court. Il m’offrit alors cinquante francs et ce petit Cézanne pour compléter la somme. J’ai bien sûr accepté. » Cézanne mourut en octobre 1906, Renoir en décembre 1919.

« Allons, il ne reste plus que moi », se plaignait Monet. Avec lui disparut le dernier maître de cette unique et étonnante pléiade qui avait constitué le groupe impression­niste ; il dut ressentir quelque amertume à constater que la vision imposée au prix de tant d’années d’effort était violemment attaquée par les nouvelles génération­s. Pourtant, même si le terme n’était plus un cri de ralliement, ce fut l’art de Monet et de ses amis qui allait abolir d’innombrabl­es préjugés et ouvrir la route à des hardiesses de plus en plus osées de technique, de couleur et d’abstractio­n. Pour cela, le dernier des impression­nistes, le patriarche à longue barbe, sera parfois rejeté, souvent combattu mais jamais ignoré, tant sa conquête d’une vision nouvelle au moment où le siècle bascule sera porteuse d’exploratio­ns formelles et parlera à l’imaginaire de tous les poètes à venir. « Monet collection­neur », musée Marmottan Monet, Paris XVIe, du 14 septembre au 14 janvier 2018. Voir l’excellent livre de Sylvie Patin, Le Musée intime de Monet à Giverny (Editions Gourcuff Gradenigo et Claude Monet Giverny).

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 ??  ?? La chambre de Monet à Giverny (ci-dessus) où l’artiste se retranchai­t parmi les tableaux qu’il aimait. On distingue la « Baigneuse sur un rocher », de Renoir, au-dessus du lit et « Julie Manet et sa levrette », de Berthe Morisot, au-dessus de la...
La chambre de Monet à Giverny (ci-dessus) où l’artiste se retranchai­t parmi les tableaux qu’il aimait. On distingue la « Baigneuse sur un rocher », de Renoir, au-dessus du lit et « Julie Manet et sa levrette », de Berthe Morisot, au-dessus de la...
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