PASSÉ DÉCOMPOSÉ, RECOMPOSÉ
★★★ RETOUR À LEMBERG, de Philippe Sands, Albin Michel, 544, p., 23 €.
Carl Jung considérait qu’une coïncidence, quand elle a un sens, n’en est pas une. Il lui préférait le terme de synchronicité. Petit-fils d’un réfugié juif en France en 1939 né à Lemberg, Philippe Sands, juriste international réputé, s’est rendu compte un jour que deux illustres de ses « confrères », Raphael Lemkin, inventeur du concept de « génocide », et Hersch Lauterpacht, à qui on doit celui de « crime contre l’humanité », étaient tous les deux aussi originaires de Lemberg (ou Lviv ou Lvov ou Lwow, selon la nationalité de l’occupant de cette ville ukrainienne balayée par les vents tragiques de l’Histoire depuis un siècle et demi). C’est pour révéler cette étrange synchronicité que Sands s’est plongé dans les destins parallèles de ces trois hommes de la même génération (nés entre 1897 et 1904). A la manière de Daniel Mendelsohn et de ses Disparus, il a fouillé lieux, archives, images, correspondances – au risque de mauvaises surprises. Retracé, dans un souci de rigoureuse mise en perspective historique, les vies, faites de lumière mais aussi d’ombres, de ces trois témoins et acteurs d’événements majeurs du XXe siècle. Un voyage temporel et spatial (de la Galicie à Manhattan, via Londres, Paris et Vienne), qui apparaît tour à tour douloureux, exaltant, dérangeant, désespérant, émouvant, troublant. Sands bouscule parfois la chronologie et la logique, n’hésite pas à côtoyer une horreur qu’on aimerait ne pas lire ou relire (les « oeuvres » du gouverneur général de la Pologne, Hans Frank, notamment), expose des moments d’héroïsme inattendus et les splendeurs discrètes et oubliées d’une Mitteleuropa fracassée entre 1918 et 1945. Et quand il se perd dans les doutes et les interrogations, il a l’audace bienvenue d’y entraîner avec lui le lecteur. Aux frontières du récit, de la (triple) biographie, de l’essai, de l’étude et du journal, un livreorchestre admirable en tout point. JEAN-CHRISTOPHE
BUISSON